L'Amérique décline-t-elle ? edit

4 novembre 2008

La crise financière que traverse le monde incite très naturellement à s’interroger sur l’avenir de la puissance américaine puisque c’est au fond son modèle financier qui est durement attaqué et donc remis en cause. L'heure du déclin américain a-t-elle sonné ?

Au cours de ces quarante dernières années son éventualité a été fréquemment soulevée. Ce fut le cas en 1971, quand les États-Unis ont dévalué le dollar et mis fin à la parité or. En 1975, lorsqu’ils quittèrent sans gloire le Vietnam. En 1979 lors de l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS et du fiasco de sauvetage des otages américains en Iran. En 1982, lorsque les États-Unis basculèrent dans la situation de pays débiteur et que la très forte récession qu'ils connurent fut amplifiée par tout un discours sur la désindustrialisation du pays et l’effondrement de ses infrastructures. Enfin cette perception culmina en 1987, quand Paul Kennedy développa la thèse du fameux « overstech », c’est-à-dire de la surexposition politique des États-Unis au regard de leurs ressources financières déclinantes. Kennedy avançait l’idée que les États-Unis étaient le premier grand pays depuis près de deux siècles à voir son déficit courant augmenter massivement pendant une période de paix, le dernier pays confronté à cette situation ayant été la France d’avant la Révolution.

En réalité, toutes ces hypothèses reposent sur l'idée d’une corrélation inévitable entre puissance politique et puissance économique. Or, ce qui frappe, c’est la disjonction des cycles économiques et politiques de la puissance américaine.

En fait, pour essayer de comprendre les dynamiques de la puissance, dont celle des États-Unis, il importe de comprendre comment puissance matérielle et puissance politique interagissent.

Sur le plan matériel, la puissance américaine connaît une impressionnante stabilité. En PPP (parité de pouvoir d’achat), le PNB américain représente 19 % du PNB mondial en 2008 contre 21,2 % en 1980. Or, pendant la même période, la part de la Chine est passée de 3,2 % à 16,6 %. Ce qui veut dire que matériellement la montée en puissance matérielle de la Chine affecte peu la puissance américaine. Elle affecte nettement plus l’Europe, dont le poids est passé de 29 % à 20 %, et bien évidemment tout le monde non asiatique (Amérique latine, Afrique). On est donc dans une logique de multipolarisation économique lente, que l’on retrouve à l’OMC. Là on est passé d’un monopole euro-américain (au sein du GATT) à une multipolarité complexe où, selon les sujets, les pôles dominants ne sont pas forcément les mêmes mais où, en tout état de cause, aucun pays ou groupe de pays ne peut plus imposer sa loi.

Cette multipolarisation lente du système mondial n’est naturellement pas exempte de tensions. Mais au regard de l’histoire, elles demeurent incomparablement faibles. Certes, la crise financière peut changer la donne. Mais rien ne le prouve. Malgré un discours protectionniste très prégnant dans les pays riches, la protection tarifaire n’a jamais été aussi faible à travers le monde. Et de ce point de vue, le blocage des négociations de l’OMC ne prouve rien. Les protections tarifaires pratiquées sont nettement plus faibles que les protections qui sont négociées. Autrement dit, les négociations commerciales cherchent moins à réduire la protection effective qu’à la rendre difficilement réversible.

Le caractère relativement apaisé de la compétition mondiale n'est pas exempt de réels déséquilibres. Mais ceux-ci ont un caractère fonctionnel. Prenons l’exemple du déficit courant américain qui atteint 5,5 % du PNB contre 1,6 % en 1996. On y a vu très souvent la marque d’un pays vivant au-dessus de ses moyens puisque consommant plus qu’il ne produit. On y a vu aussi la marque d’un processus intenable à long terme, qui obligerait un jour les États-Unis à s’ajuster comme un membre ordinaire du FMI. Or cet ajustement que l’on dit inévitable et qui, s’il se produisait, exposerait les États-Unis à un recul indiscutable, n’a toujours pas eu lieu. Non seulement il n’a pas eu lieu mais il n’a, pour le moment, aucune raison d’avoir lieu. À cela il y a une raison simple : le monde regorge d’épargne. Or les flux de cette épargne défient toutes les règles de l’économie classique. Au lieu d’aller des pays riches vers les pays pauvres ou émergents, où la rentabilité du capital est en théorie plus forte, ils se dirigent vers le pays le plus puissant du monde. Pourquoi ? Parce que les États-Unis sont un vaste marché où les opportunités sont considérables, où les garanties juridiques apportées à la création de valeurs ne sont pas moins grandes et où tous les facteurs économiques favorables à la création et à l’innovation sont renforcés par la croyance en la puissance politico-stratégique des États-Unis. Ces derniers sont donc à la fois un grand marché et une grande puissance et ces deux facteurs se renforcent mutuellement. Ils se renforcent aux yeux des investisseurs privés mais également des investisseurs publics, et en particulier des États étrangers qui placent leurs excédents en bons du Trésor américain. Le paradoxe est que cette confiance en l’Amérique est très largement déconnectée de l’image politique des États-Unis. Entre 2002 et 2006, période noire pour les États-Unis dans le monde, surtout après la crise irakienne, ce sont les flux publics qui ont couvert près de la moitié du déficit courant américain, ce qui veut dire que le 11-Septembre n’a nullement affecté la confiance dans la stabilité américaine, bien au contraire. Même aujourd'hui la gravité de la crise financière n'a pas entamé la confiance dont jouit le dollar à travers le monde. La conséquence de tout cela est que la thèse d’un pays surexposé dont les moyens seraient inférieurs aux besoins et aux responsabilités ne tient pas, puisque ce sont les pays étrangers détenteurs d’excédents qui font l’appoint et qui permettent aux États-Unis de continuer à investir davantage en épargnant de moins en moins.

Cette situation peut-elle durer ? Statistiquement, la réponse est clairement positive puis les surplus d’épargne dépassent les 400 milliards de dollars contre moins de 100 il y a dix ans. De sorte que même dans l’hypothèse d’une résorption de ces excédents sous l’effet d’une récession, il existe des marges très importantes. De surcroît, il faut bien voir que l’ampleur du déficit américain doit être relativisée par rapport à la richesse globale du pays et surtout par rapport au fait que malgré son endettement, son service de la dette extérieure continue d’être inférieur aux revenus des investissements américains à l’étranger. Le service de la dette de ce que les économistes appellent la position internationale nette d’investissement reste positif.

Mais les statistiques n’expliquent pas tout. S’y ajoute un élément essentiel : la disponibilité économique et politique des deux grands bailleurs de fonds de l’Amérique, le Japon et la Chine, à accepter ce schéma. Or rien ne semble indiquer son altération rapide ou radicale. Le Japon a un intérêt stratégique vital à la stabilité des États-Unis pour recycler ses excédents colossaux et sa forte propension à l’épargne et pour garantir sa sécurité. Et ce n’est pas le fait d’être devenu le premier pays au monde où l’âge moyen atteint désormais 40 ans qui incitera Tokyo à prendre des risques politiques ou stratégiques nouveaux.

Quant à la Chine, elle a fait de sa croissance par les exportations le moteur de son développement. Ce modèle la rend naturellement vulnérable au ralentissement de la croissance mondiale et au protectionnisme. Mais en même temps, il lui permet de garder le contrôle sur le fonctionnement interne de son système économique et financier. Le paradoxe ici est que la puissance américaine repose moins sur la conversion du reste du monde à son modèle économique et financier qu’à l'existence d'immenses pays entretenant un rapport très différent des États-Unis à l'épargne (Japon) ou à la croissance (Chine). Le fait que les Chinois et les Japonais soient de « grandes fourmis » convient à une Amérique qui serait une grande cigale. La cigale américaine a besoin des fourmis asiatiques, mais celle-ci ont terriblement besoin d'elle. Ce qui nous ramène à la question de la multipolarité et de ses conséquences politiques. Structurellement la multipolarité, comprise au sens d’une répartition plus large de la puissance, est d’ores et déjà à l’œuvre. Et tout porte à penser qu’elle ne peut que s’intensifier. La vraie question est cependant de savoir quelles seront les conséquences politiques de cette redistribution. Et là, rien n’est acquis.

Historiquement, puissance économique et puissance stratégique finissent par se rejoindre. Mais il y a toujours des décalages temporels et des exceptions substantielles. La Hollande a été une grande nation marchande mais pas une puissance mondiale comparable à la Grande-Bretagne ou à la France. Et la Russie des Tsars a toujours eu une influence politique bien largement supérieure à sa puissance économique.

Comment se présente la situation au XXIe siècle ? Les cas sont très différents.

La plus simple est celui du Japon. Sa crainte de la Chine, le vieillissement de sa population qu'il ne veut nullement ralentir en raison de son refus profond d'accepter de nouveaux immigrants, son pacifisme enfin l’incitent plus que jamais à rechercher la garantie américaine. L’Europe est dans une configuration relativement comparable. Elle est confrontée au vieillissement de sa population, au neutralisme d’une bonne partie de ses peuples et à la crainte potentielle de la Russie. Rien n’indique qu’elle cherchera à assurer sa propre autonomie stratégique face aux États-Unis car celle-ci a un coût financier et surtout politique : l’érosion de la souveraineté politique des États membres. C’est donc à travers son soft power normatif que l’Europe continuera très probablement sa course mondiale pour défendre ses intérêts et ses valeurs.

Restent les cas de la Chine et de la Russie. Ces deux pays ont un point commun : ils ont du monde une vision stratégique de ses enjeux et souhaitent y contribuer en utilisant tous les instruments classiques de la puissance. Mais ce pouvoir intentionnel n’en fait pas des challengers irréductibles des États-Unis. La Chine par exemple cherche à s’affirmer sur le plan politique mondial, mais elle n’est pas stratégiquement mue par le besoin de contrecarrer ou d’affaiblir systématiquement la puissance américaine. Sa priorité est de sécuriser son territoire, son accès aux ressources énergétiques et au marché américain. Or, en dehors des questions de Taïwan et du Tibet qui sont à ses yeux politiquement non négociables, aucun de ces objectifs n’implique aux yeux de Pékin une confrontation directe avec les États-Unis. En matière économique et financière, on sent plus une Chine conservatrice qu’une Chine révolutionnaire décidée à tirer profit de la situation pour contrecarrer les États-Unis. La Chine a besoin de stabilité et tant que les États-Unis pourront y pourvoir elle n'a aucune raison de vouloir y faire obstacle.