Fallait-il vraiment assouplir les règles comptables ? edit

24 avril 2009

Lors de sa réunion du 2 avril dernier, le Financial Accounting Standards Board (FASB, organisme qui établit les normes comptables aux Etats-Unis) a une fois encore assoupli les règles de la valorisation des actifs sur la base de leur valeur de marché (mark-to-market). Cette décision a suivi une réunion de la Commission parlementaire, le Financial Services Committee du Congrès américain (HFSC), dont on peut se demander si ce n’est pas une filiale à 100% de l’American Bankers Association : le 12 mars, le HFSC demandait au FASB de réviser sa doctrine sur la juste valeur dans les marchés inactifs, l'avertissant que s’il ne se montrait pas suffisamment accommodant, le Congrès légiférerait et accorderait aux banques zombies ce qu’elles demandent. Tout cela va-t-il dans le bon sens ? Résolument, non. Explications.

Le FASB s’est couché, et ce n’est pas la première fois. Avec quelques révisions mineures, ces propositions sont en voie de s’imposer, en dépit des protestations des représentants des investisseurs et du secteur de la comptabilité, qui considèrent qu’en rendant plus rigoureuses les règles de valorisation des actifs, on force les entreprises à donner l’image la moins inexacte de leur santé financière. Lors de la réunion du 2 avril, le FASB a également décidé de donner plus de flexibilité dans l’évaluation de titres de dettes en difficultés.

D’après la norme FAS 157 sur la mesure de la juste valeur, les détenteurs de biens financiers évalués sur le modèle de la juste valeur doivent déclarer sur quoi est fondée cette évaluation. Trois niveaux d'informations ou de supposition sont distingués, correspondant à la manière dont les informations sont « publiquement observables ». Dans le niveau 1, la valeur provient d'un prix coté dans un marché actif. Dans le niveau 2, elle est fondée sur « les données du marché observables », autres qu'une cote. Dans le niveau 3, qui s’applique souvent aux évaluations de biens dans des marchés non liquides ou dans les ventes en urgence (fire sales), la juste valeur ne peut pas être déterminée par des données observées ou objectivement vérifiées. Dans ce cas, les prix sont fondés sur des modèles internes ou les suppositions des gestionnaires.

Fondamentalement, les nouvelles règles permettent aux banques de transférer un vaste ensemble de titres toxiques du niveau 2 au niveau 3. Jusqu'à maintenant, une source fréquente d'informations de niveau 2 était les prix atteints par les biens vendus par les concurrents, qui aidaient à déterminer la juste valeur de titres similaires. Les banques sont maintenant autorisées à négliger ces prix quand les transactions de la concurrence ne sont pas « méthodiques », par exemple quand le vendeur est près de la faillite ou qu’il a dû vendre le bien pour se conformer aux conditions imposées par les régulateurs. C’est plutôt vague, et suffisamment vaste pour englober les biens les moins liquides.

Laisser l'évaluation des titres non liquides à la discrétion des gestionnaires risque fort de mener à une surévaluation systématique et systémique. Les banques dont les bilans portent des quantités significatives d’actifs toxiques ont menti, mentent et continueront de mentir sur leur bilan. Et cela leur sera désormais plus facile. Pas étonnant que les actions des banques aient rebondi : les valeurs des actifs portés à leur bilan vont remonter en flèche. Les analystes estiment que, maintenant que les banques peuvent évaluer les actifs toxiques en utilisant leurs propres modèles (qui sont des informations privées), au lieu de ceux du marché, les profits trimestriels de certaines banques pourraient gonfler de 20 pour cent.

L'IASB (International Accounting Standards Board, l’équivalent du FASB au niveau international) s’était déjà empressé de suivre le FASB quand celui-ci avait permis un reclassement. Je prévois que l'IASB va emboîter une fois encore le pas au FASB dans cette entreprise d’émasculation des règles de la juste valeur.

L'excuse officielle pour cet alignement flagrant sur les intérêts des dirigeants et des créditeurs des banques zombies, c’est que l'évaluation des actifs au prix du marché est responsable de l’aggravation des problèmes des banques. Il en résulterait une exacerbation des tendances pro-cycliques et des réactions en boucle potentiellement déstabilisantes pour l’ensemble du système – entre manque de liquidité, ventes désespérées, chute des prix et manque de liquidité.

Cet argument n’a pas de sens. Il est clairement désirable que les régulateurs et les gestionnaires exercent leurs responsabilités de réglementation et de supervision en prenant en compte les implications du modèle mark-to-market. Cela concerne le montant de capital requis et l’anticipation de situations où les marchés ne sont plus liquides. Il en va d'ailleurs de même quand les marchés sont parfaitement liquides et sujets aux bulles spéculatives.

Il n'y a absolument aucune raison d’abaisser délibérément le contenu et la qualité informationnels des comptes publiés par les entreprises. Déjà les banques bénéficient d’une énorme indulgence de la réglementation micro-prudentielle en ce qui concerne les pertes sur les titres non liquides. De plus, les autorités monétaires et fiscales sont bien forcées d’intervenir quand les marchés de titres ne sont pas liquides. La décision de remplacer l'évaluation au prix du marché (même quand le marché n’est pas liquide) par le jugement des gestionnaires des sociétés commerciales va dégrader la qualité des comptes. Les investisseurs seront refaits. La gouvernance d'entreprise souffrira. La responsabilité des gestionnaires et des conseils d'administrations diminuera. Et, parce que le nouveau modèle mark-to-myth empêchera sans doute de prendre les nécessaires mesures correctives, ou tout au moins les retardera, tout cela finira par augmenter l’instabilité future.

Il est formidable de voir l’establishment américain, politiques et régulateurs confondus, voler au secours de ses banques branlantes. On a d’abord vu Timothy Geithner proposer avec son Public-Private Investment Program un dispositif de rachat des actifs toxiques qui revient à subventionner la partie privée du partenariat public-privé. Ces subventions vont encourager les enchérisseurs privés à offrir d’acheter les actifs toxiques à des prix bien au-dessus de leurs propres estimations de la valeur des actifs en question. Le résultat ? Une rente qui sera partagée par les acheteurs et les vendeurs.

Et ce n’est pas tout. Si une banque ne veut pas vendre ses actifs toxiques, même à ces prix gonflés, elle peut éviter la pression (des régulateurs ou des actionnaires) en les évaluant à la valeur mythique de son modèle interne. Ceci donne à la direction des banques un répit pour «  parier à la résurrection » , c’est-à-dire compter sur des temps meilleurs, au détriment des actionnaires et autres parties prenantes, y compris les pauvres contribuables. Le plus grave c’est que les banques, qui vont conserver dans leurs bilans de grandes quantités de pertes non déclarées, deviendront des zombies qui ne feront pas leur métier de financement de l’économie. Pendant que leurs dirigeants attendent et prient pour que survienne un miracle, l’intermédiation entre les ménages et les entreprises non financières continue à souffrir.

Le G20 a fait de pieuses déclarations sur la nécessité de reconnaître les pertes des banques, au bilan et hors bilan, et garantir que les pertes passées ne pèsent pas comme une taxe ou comme un obstacle sur les nouveaux prêts et emprunts contractés par les banques. Pourtant le primus inter pares du G20, les États-Unis, a décidé d’offrir à ses banques une nouvelle et vaste feuille de figue derrière laquelle elles pourront continuer à cacher leurs pertes et à parier sur la résurrection. Cela continue et prolonge la zombification de la plupart des banques de Wall Street.

Le FASB, comme le reste de l'establishment américain des normes et réglementations, semble être passé sous la coupe des intérêts liés aux grandes banques zombies de Wall Street (dirigeants, actionnaires et créanciers sans garantie). Ceci pourrait bien être un nouvel exemple de capture réglementaire, après la SEC et la Fed.

Sans aucun doute, l'IASB suivra et promulguera un nouvel oukase permettant aux banques européennes de substituer elles aussi le jugement et les désirs des dirigeants à l'évaluation du marché. Ceux qui décident de nos normes comptables font aujourd’hui des choix terribles, et très coûteux. Pour paraphraser Churchill, l’évaluation par la juste valeur est le pire des systèmes comptables, à l’exception de tous les autres.