Contradictions vertes: le cas de la liaison Lyon-Turin edit

10 octobre 2022

La liaison Lyon-Turin est un projet de tunnel ferroviaire de 57 km de long pour le tunnel de base qui joindrait la vallée de la Maurienne à l’Italie (voir figure 1). Ce projet vise notamment à décongestionner le trafic de marchandises entre la France et l’Italie qui passe aujourd’hui massivement par la route : en 2019, 92% du tonnage de marchandises s’effectuait par camion (c’était le cas de 88% du trafic en 2008 et ce pourcentage est resté à peu près stable sur l’ensemble de la période). Cela se traduit par le passage, en 2019 de 3 millions de poids lourds dans ces vallées alpines entre la France l’Italie, soit par le tunnel du Mont-Blanc (+13% de PL entre 2014 et 2019), soit par le tunnel de Fréjus (+16% de PL entre 2014 et 2019)[1].

Figure 1. La liaison Lyon-Turin

(Source : Lyon capitale)

C’est notamment à ce déséquilibre entre le rail et la route, extrêmement dommageable tant pour l’environnement que pour la qualité de vie des habitants des régions concernées, que le tunnel Lyon-Turin veut remédier. D’ailleurs, selon un sondage BVA réalisé en 2020[2], 78% des habitants de la vallée de la Maurienne sont favorables au projet. Les raisons invoquées au soutien sont essentiellement le fait « qu’il y aura moins de camions, de voitures sur les routes » (41% de citations dans la vallée de la Maurienne) et, deuxième raison citée, le fait « qu’il y aura moins de pollution » (33% de citations dans la vallée de la Maurienne).  Il s’agit aussi de réduire de moitié le temps de trajet pour le transport voyageur entre Lyon et Turin et de favoriser ainsi le développement économique de la zone, tant pour les voyages professionnels que touristiques.

Figure 2. Les différents points de passage, rail et route, dans les Alpes

(Source : Agence Alpine des territoires, novembre 2021)

Les promoteurs du projet estiment que la moitié des 44 millions de tonnes de marchandises qui transitent par l’arc alpin occidental (et qui passent à 90% par la route), pourraient se reporter sur le tunnel ferroviaire. Ce tunnel serait constitué de deux tubes parallèles (un par sens de circulation), reliés tous les 333 mètres par des couloirs permettant l’évacuation des passagers en cas de problème. Il s’agirait d’une autoroute ferroviaire à grand gabarit permettant de transporter tous les types de camions (jusqu’à 4,20m de hauteur) sur des trains, avec 50 A/R quotidiens et une capacité finale lors de la mise en service complète de la ligne de 700 000 camions/an.

Des arguments techniques peu convaincants

Pourtant, malgré ces arguments qui semblent plaider en faveur du projet sur le plan environnemental, les écologistes s’y déclarent farouchement opposés. Avec quels arguments et selon quelle logique ? Un des arguments avancés est le coût environnemental, jugé exorbitant, du chantier lui-même. A ce sujet, on peut remarquer que les Suisses, pourtant très soucieux de leur cadre de vie, ont déjà réalisé et financé (grâce à une redevance kilométrique poids-lourds, une sorte d’écotaxe) deux tunnels ferroviaires, le Lötschberg (36 Km) et le Gothard (57 km) sans catastrophe écologique, ce qui fait qu’entre la Suisse et l’Italie 71% du tonnage de marchandises est transporté par rail (en 2019) contre 8% entre la France et l’Italie. Mais, un des arguments principaux des écologistes français est qu’il existe déjà un tunnel, sous-utilisé, le tunnel du Mont-Cenis (voir figure 2), qui d’après eux suffirait à absorber « le report modal des camions vers le rail dans les Alpes du Nord pendant longtemps » (Eva Sas et Alain Coulombel, porte-paroles EELV Région Pays de Savoie). Mais il y a des gros doutes sur la viabilité du tunnel du Mont-Cenis pour absorber un fort surplus de camions par voie ferroviaire : le tunnel est ancien (sa construction date de 1871, il ne comporte pas de galeries de sécurité), il est situé en altitude (1300 m) avec de fortes pentes qui interdisent le passage de trains longs et lourds, sauf à tracter les convois avec plusieurs locomotives ce qui rendrait le coût d’exploitation très élevé. Ce projet ne semble pas à la mesure du volume des échanges de marchandises entre la France et l’Italie.

Une opposition de fond

Mais au-delà des arguments techniques, on décèle chez EELV une opposition plus fondamentale à ce projet. Celle-ci apparaît assez clairement dans l’argumentaire des porte-paroles d’EELV sur la question de la ligne Lyon-Turin : « Nous considérons, écrivent-ils, qu’il faut interroger notre modèle économique, commencer à relocaliser certaines productions et découpler le développement des territoires de l’augmentation des flux de transports. »[3] C’est bien le développement même des échanges économiques transfrontaliers qui est mis en cause. Les choix techniques qui sont contestés ne sont au fond que la conséquence d’une orientation plus large de nature économique, l’ouverture aux échanges internationaux de marchandises. La ligne ferroviaire Lyon-Turin est pensée comme un outil d’accélération de ces échanges ; les écologistes eux, veulent les réduire sous la bannière de la relocalisation qui est une des pistes majeures du leur projet.

Le projet « Bien vivre » présenté sur le site d’EELV (sous la direction d’Alain Coulombel, chargé du projet) propose de se diriger « vers une société de post-croissance ». « Nous souhaitons » y-est-il écrit « sortir du modèle de développement tourné vers le profit, l’accumulation illimitée et la multiplication des besoins matériels inutiles, et donc nous tourner vers d’autres modalités du vivre-ensemble, vers un nouvel art de vivre. (…) Nous voulons en finir avec cette foi quasi religieuse dans le progrès ». Il est certain que la ligne ferroviaire Lyon-Turin manifeste cette foi dans le progrès et consacre l’idée que les peuples qui échangent entre eux des marchandises y trouvent un intérêt réciproque. Fondamentalement, une grande partie des écologistes français sont hostiles à ces idées et leur opposition au projet Lyon-Turin traduit en réalité leur refus de développer ces échanges commerciaux et leur refus d’y voir une possibilité d’amélioration du bien-être collectif.

Mais l’ironie de l’histoire est que cette hostilité n’est pas partagée par tous, notamment, par ceux d’entre eux qui pourraient bénéficier directement des avantages de la construction de cette ligne, c’est-à-dire les habitants de la région et des départements concernés et, parmi eux, y compris les habitants de sensibilité écologiste ; l’enquête BVA déjà mentionnée montre qu’ils y sont largement favorables : 85% des sympathisants écologistes de la région Rhône-Alpes et 84% de ceux de la métropole de Lyon se déclarent ainsi en faveur du projet.

Il y a un autre signe de ces contradictions. En mai 2021, la commission transports et mobilités d’EELV a publié un texte (« Faire les bons choix pour développer le fret ferroviaire : le cas des liaisons transfrontalières alpines et pyrénéennes ») qui semblait revenir sur la position historique du parti à propos de la ligne Lyon-Turin en réclamant que « les décisions politiques nécessaires à la réussite de ces projets soient réellement prises pour que, à l'horizon 2030, année de l'ouverture annoncée du tunnel de base du Lyon-Turin, puisse voir circuler des trains de fret assurant une liaison Espagne France Italie en un temps de parcours le plus réduit possible. » Le fin mot de l’histoire, livré par ceux qui ont été chargés de rappeler la ligne officielle et de désavouer les auteurs de ce texte (Eva Sas et à nouveau Alain Coulombel) : « Il y a un lobbying de la part des adhérents EELV de Chambéry pour faire évoluer la position de la commission Transports. Parmi certains dans la région, émerge une position réaliste : comme les travaux sont déjà engagés sur plusieurs tronçons, ils disent "Autant aller au bout" et l'influencer. »

Habiter sur place modifie manifestement la perception du projet et fait pâlir l’orientation idéologique du parti, même chez les militants. Convaincre les gens de renoncer au progrès n’est pas si facile, surtout lorsque ce progrès se manifeste, comme ça devrait être le cas ici, par la réduction de nuisances pour la qualité de vie et la santé.

[1] Voir : https://www.transalpine.com/sites/default/files/documents/documentation/obs_transalpin_nov_2021_vdef2.pdf

 

[2] Sondage BVA réalisé en novembre 2020 auprès de 4 échantillons représentatifs : 401 habitants de la vallée de la Maurienne, 404 habitants de la métropole de Lyon, 702 habitants de la région Rhône-Alpes, 1000 Français (l’enquête comportait également un échantillon italien)

[3] « Nouvelle ligne Lyon Turin Ferroviaire : une position sans ambiguïté d’EELV pour un dossier complexe », EELV, 13 mai 2021, consultable : https://www.eelv.fr/nouvelle-ligne-lyon-turin-ferroviaire-une-position-sans-ambiguite-deelv-pour-un-dossier-complexe/