Peuples éduqués, peuples révolutionnaires ? edit

12 mars 2011

Les révoltes en Tunisie et en Egypte ont fait remonter à la surface des données spectaculaires sur la jeunesse des pays arabes. En Tunisie, dans la tranche des 19-24 ans, il y a 35,2% d’étudiants, et en Égypte 28%. En Algérie et en Jordanie, traversées elles aussi par des vagues de protestation, le taux est respectivement de 31% et 36%. Comme environ la moitié de la population de ces pays a moins de 25 ans, on mesure l’effort de ces sociétés, et en particulier des familles, pour élever le niveau éducatif de cette abondante progéniture.

Or l’éducation rend les jeunes plus conscients de leur histoire collective, plus instruits du monde dans lequel ils vivent. Elle favorise aussi l’imagination et, par conséquence, elle les incite à se montrer plus exigeants sur leur propre avenir individuel et collectif.

Ce double caractère – valeurs d’émancipation et de développement –, dont la priorité n’est jamais vraiment affichée, brouille les pistes. D’un côté, l’éducation est posée comme une exigence morale et il paraît légitime de lui consacrer d’immenses moyens. De l’autre, les dépenses collectives qu’elle occasionne ne sont jamais absentes d’arrière-pensées économiques, elles tentent de s’ajuster à des besoins anticipés du marché de l’emploi, sans toutefois pouvoir le faire de manière stricte, tant les paramètres sont difficiles à maîtriser – sauf, jusqu’à un point, en Allemagne, où une grande partie de la formation s’effectue en alternance avec un travail en entreprise. De fait, à l’époque de l’enseignement de masse, les étudiants et leurs parents attendent une rentabilité de leur investissement scolaire, et la perspective économique a largement pris le pas. Il est bien révolu le temps où l’on suivait des études pour « élever son âme » et « se cultiver ». D’ailleurs, quand le marché de l’emploi est défaillant, la frustration des étudiants ou des jeunes diplômés est immense tant les espoirs mis dans l’insertion professionnelle et la mobilité ascendante se trouvent déçus.

De fait, l’ajustement entre éducation et marché du travail est devenu l’épine lancinante de beaucoup de sociétés, qu’exprime la thématique bien connue en France de « l’emploi des jeunes ». Cet enjeu cristallise de vives tensions politiques. Il peut même se révéler explosif comme on le voit aujourd’hui dans les pays arabes ayant au moins sur le papier un bon niveau d’éducation.

En Europe, décrocher un diplôme du supérieur est crucial pour la destinée de chaque adolescent, et ce encore plus, dans les pays où, comme en France, les entreprises et les administrations y attachent une importance primordiale. Pour une partie de la jeunesse ce parcours universitaire est donc anxiogène : peur de l’échec dans la filière choisie – les filières prestigieuses sont compétitives et reposent sur une sélection féroce, notamment en première année ; peur de l’obligation d’une réorientation ; peur de la difficulté économique pour mener à bien ses études ; peur d’une déqualification du diplôme ; peur de « galérer » longtemps avant d’obtenir un emploi satisfaisant. Autant de craintes qui s’expriment dans les revendications étudiantes sur la non-sélection à l’entrée de l’université, sur le taux des droits d’inscription, et plus globalement sur les moyens accordés au système d’enseignement supérieur.

Dans les pays européens à la croissance faible, les jeunes diplômés « galèrent » bien davantage que ceux des générations précédentes pour décrocher rapidement un emploi stable. En outre, une partie d’entre eux voit son parchemin dévalué. Néanmoins, le diplôme du supérieur constitue, globalement, une parade contre le chômage : dans les pays de l’OCDE, 85 % des diplômés du supérieur ont un travail (90 % pour les hommes). Mais ce tableau idyllique s’assombrit un peu pour les générations montantes, et de nombreux autres critères se surajoutent pour être sélectionné dans un marché de l’emploi malthusien – l’art du CV, aujourd’hui, consiste à mettre en lumière des expériences ou des talents originaux, en sus du bagage scolaire.

Les pays en développement sont aussi engagés dans la course à l’éducation, mais si certains comme la Chine ou l’Inde absorbent facilement leurs diplômés du supérieur, d’autres pays n’ont pas la structure de l’emploi adaptée pour fournir du travail aux énormes contingents de diplômés. Ceux-ci demeurent au chômage, dépendants du soutien familial, et vivotent de petits boulots. L’absence totale de perspective engendre alors révolte ou désespoir. Beaucoup de reportages sur les jeunesses tunisiennes ou égyptiennes dévoilent des situations où avoir un diplôme est quasiment sans effet sur l’employabilité.

Les statuts de la jeunesse diplômée, ou en voie de l’être, diffèrent d’un pays à l’autre, entre le cheminement fulgurant des étudiants chinois ou indiens, celui, chaotique, d’une fraction des étudiants européens et celui, plus désespérant, des étudiants des pays à économie de rente qui créent peu d’emplois hautement qualifiés – une situation qui existe aussi dans certaines régions européennes comme le sud de l’Italie ou la Grèce. Pourtant, qu’ils soient optimistes sur la globalisation parce qu’ils se sentent portés par la vague d’une société dynamique (Chine, Inde, Brésil), ou pessimistes en raison de blocages ou de l’atonie économique de leur pays (Maroc, Grèce, et aussi la France) ces jeunesses étudiantes partagent des points communs : la culture « intellectuelle » qui permet de penser son destin, la culture « moderne » nourrie par les industries de l’image et du son, le style et les échanges humains qui caractérisent la vie de tous les campus du monde. La vie universitaire est en soi une phase initiatique.

Autrement dit, l’expérience étudiante transforme les esprits. Si l’on associe les valeurs d’émancipation, d’une part, et la frustration et la colère face aux promesses d’emploi non tenues, de l’autre – alors que le premier but de l’engagement dans les études supérieures était précisément l’insertion professionnelle –, le mélange est détonnant dans les pays arabes. En outre, ces jeunes sont loin d’être isolés dans leur combat : leurs familles sont solidaires de leur indignation, car la plupart ont fait des sacrifices lourds pour « élever » le niveau éducatif de leur progéniture. Les dictateurs peuvent alors tomber par un manque incroyable de clairvoyance, en ayant favorisé le savoir et la culture et en « ayant oublié » de créer les conditions pour que ceux-ci puissent se valoriser dans une activité professionnelle. Le schéma est différent dans les pays avancés, mais il n’en est pas à ce point éloigné : la fraction de la jeunesse étudiante qui peine à entrer dans le marché du travail, celle qui poursuit un cursus dans des filières aux débouchés aléatoires, peut elle aussi vouloir renverser la table, en s’appuyant sur la capacité réflexive nourrie par l’expérience universitaire. Ironie de cette révolte : elle remettrait au tout premier plan les valeurs d’émancipation inscrites dans la passion mondiale pour l’éducation.