Les populistes italiens à l’épreuve du pouvoir edit

21 juin 2018

L’Italie vient de se donner un gouvernement populiste fondé sur l’étrange alliance des eurosceptiques dépensolâtres de Cinque Stelle et des eurosceptiques fiscophobes de la Lega avec le consentement du président Sergio Mattarella qui aura obtenu au passage le déplacement d’un boutefeu anti-euro, Paolo Savona, des Finances aux Affaires européennes. Les inévitables tractations sur le programme et la composition du cabinet de Giuseppe Conte ont vite fait resurgir les risques d’Italexit, le réveil de la crise bancaire et la question de la solvabilité italienne entretenue par une dette lourde et une croissance qui peine à s’installer. Pour l’Union européenne, c’est une nouvelle épreuve, qui aggrave les tensions internes et met en jeu l’agenda de réformes de l’eurozone et la relance de l’intégration.

La crise italienne n’est pas nouvelle, elle est dans les cartes depuis longtemps. Son réveil actuel s’explique non pas tant par une aggravation de la situation économique que par un vote de révolte de citoyens italiens confrontés à une interminable stagnation, à la relative impuissance du pouvoir politique, et déçus par une Europe qui préfère regarder ailleurs quand les migrants affluent dans les ports italiens.

Commençons donc par évoquer les données de la crise de langueur que connaît l’Italie depuis 20 ans.

L’Italie, dernière de la classe européenne vient de retrouver le niveau de PIB d’avant la crise, mais le PIB/habitant stagne depuis 20 ans. Il ne faut pas chercher très loin la première source de mécontentement des Italiens : ils vivent la panne de croissance directement dans l’évolution de leurs revenus.

Cette panne s’explique d’abord par la crise du système productif. Les effets combinés du sous-investissement, du délabrement des infrastructures et de coûts salariaux unitaires qui ont évolué plus vite que les gains de productivité ont affaibli l’Italie, atteint sa spécialisation et érodé ses parts de marché.

Même si l’industrie italienne et le commerce extérieur se sont révélés plus résilients que ceux de la France, le massif des entreprises familiales italiennes du nord est moins dynamique que pendant l’âge d’or des années 50/60. Il mêle des entreprises affaiblies par la concurrence asiatique et incapables de monter en gamme et d’autres qui jouent la différenciation et le style dans les biens de consommation et qui préservent leur spécialisation dans les biens d’équipement.

Les gouvernements qui se sont succédé, notamment depuis le début de la crise, ne sont pas parvenus à régler les problèmes lancinants du chômage et de la pauvreté dans le Mezzogiorno, de la réforme de la justice, de celle des institutions.

Même si au total la politique budgétaire et les déficits furent mieux maîtrisés qu’en France, l’Italie a continué à traîner le fardeau d’une dette constituée dans les années 70/80, avant la crise donc, mais que les gouvernements successifs n’ont fait que stabiliser depuis.

Une crise prévisible, évitée jusqu’ici

Une économie stagnante et un système bancaire mal régulé ne pouvaient que générer un crédit anorexique, une envolée des mauvais risques et ainsi une crise bancaire larvée. On comprend que le thème de l’euro ou de l’austérité bruxelloise ou de l’imperium allemand soient devenus centraux chez les populistes de toute obédience. Rappelons qu’avant Salvini, Berlusconi avait flirté avec l’idée d’une remise en cause de l’euro.

Et pourtant, la crise majeure, devenue manifeste en 2011_2012, et qui devenait prévisible avec les crises bancaires à répétition a été évitée jusqu’ici. Elle l’a été grâce à la politique de quantitative easing (QE) menée par la BCE qui a éloigné la spéculation sur la dette italienne et contribué à l’effondrement des taux et donc de la charge de la dette.

La crise a été évitée grâce aussi à la souplesse de la Commission dans les recapitalisations bancaires rendues nécessaires par l’accumulation des mauvais risques. En effet la Commission a su renoncer à l’application mécanique des règles de bail in (BDDR) et fermé les yeux sur des recapitalisations de précaution financées ultimement par l’Etat

La crise a été évitée grâce aussi à l’amélioration de la situation économique progressive quoique tardive de l’économie italienne ; grâce à une solvabilité retrouvée : une croissance nominale faible, pour autant qu’elle reste supérieure au taux d’intérêt de la dette, permet d’en maîtriser le coût et d’en stabiliser le poids par rapport au PIB. Comme par ailleurs cette dette est majoritairement détenue par les Italiens et accessoirement par la BCE,  celle-ci est dès lors maitrisable.

La crise a été évitée enfin grâce aux efforts des gouvernements Monti, Letta, Renzi, Gentilioni, et même avant eux de celui de Berlusconi qui, à la différence des gouvernements français, ont toujours déployé une stratégie de maîtrise des finances publiques et essayé notamment avec Monti et Renzi de commencer à réformer le marché de l’emploi et l’appareil d’État.

L’élection récente qui voit la victoire des populistes rouvre la question de l’euro et provoque quelques mouvements de panique sur les marchés. C’est parce que les populistes alliés ont agité pendant la campagne des idées de sortie de l’euro, de remise en cause des « diktats » de Bruxelles et de Berlin, qu’ils ont développé en toute matière un discours souverainiste que le risque de crise italienne resurgit et avec elle celle de l’eurozone, du fait des risques de contagion.

L’alliance improbable de populistes du Nord qui veulent garder leur argent, réduire l’État administratif et fiscal, et des populistes du Sud, qui veulent avec l’argent des autres renouer avec les politiques redistributives et protectrices, fait problème aujourd’hui et nourrit le risque d’une confrontation programmée avec Bruxelles et Francfort.

L’adoption d’un programme commun basé sur la somme de projets également irréalistes risque d’allumer la mèche de la prochaine crise.

Le programme des populistes additionne des dépenses nouvelles et se prive de recettes fiscales, il comprend une flat tax qui baissera les recettes fiscales et un revenu universel qui élèvera sensiblement la dépense publique ; de plus les deux partis se sont accordés pour revenir sur la réforme des retraites de Monti… On estime que le coût global de ces mesures s’élèvera à 6 point de PIB ce qui porterait le déficit global à plus de 8 points de PIB si ces mesures étaient effectivement mises en œuvre. Pire, le projet de création d’une monnaie parallèle avec les mini BOTs, outre qu’il violerait de fait les engagements de limitation de la dépense publique, ne manquerait pas d’être considéré comme un premier pas vers la remise en cause de l’euro.

La situation italienne est loin d’être désespérée : avec un excédent primaire de 1,7 points de PIB et une balance courante également en excédent, des marges de manœuvre existent pour peu que les politiques affichées soient fortement édulcorées mais l’imprévisibilité du gouvernement actuel rend anxieux les gouvernements et les marchés.

L’expérience populiste

À la reprise progressive, à la réforme patiente, à la dialectique subtile avec Bruxelles, les électeurs italiens ont donc préféré donner mandat aux populistes. Matarella a fait en sorte que les choix des Italiens soient mis en œuvre, non sans réaffirmer au passage ses prérogatives constitutionnelles et rappelé les exigences de l’engagement européen. Nul n’a reçu le mandat de sortir de l’Euro. Aux populistes donc de gouverner et de s’exposer à l’épreuve du pouvoir. Rien n’aurait été pire qu’une campagne électorale permanente avec un gouvernement technique réduit aux arbitrages budgétaires qui exaspèrent les petits industriels du Nord, désespèrent les pauvres et les précaires du Sud sur fond d’injonctions bruxelloises. Le gouvernement Conte va redécouvrir les règles de la gravité économique et financière même si Savona, tel un Varoufakis italien, fait la leçon à ses collègues, réunit des experts pour un improbable plan B et tutoie les lignes rouges tracées par le président Mattarella.

Que peut on attendre de l’exercice du pouvoir par deux partis aux orientations aussi différentes ? Trois scenarii sont envisageables.

Dans le scénario Tsipras, fort du mandat populaire reçu, le gouvernement italien engage le bras de fer avec Bruxelles/Berlin en annonçant la mise en œuvre du programme notamment dans ses dimensions les plus contestables comme la flat tax, le revenu universel ou l’annulation de la réforme Monti sur les retraites. De plus l’Italie qui est un contributeur net au budget européen pourra peser de tout son poids dans la négociation qui s’ouvre sur la programmation budgétaire pour les années 2020. On sait que les tensions montent déjà entre la Commission qui veut introduire de nouvelles priorités et les pays bénéficiaires des transferts, entre partisans de la contraction de la dépense après le Brexit et pays qui plaident pour un budget à la hauteur des nouvelles contraintes et des nouvelles ambitions européennes. Comme avec Tsipras toutefois, le refus des disciplines collectives au nom du mandat donné par le peuple conduit à une crise ouverte, à de nouvelles élections (après une mise en minorité au Sénat par exemple) et au choix entre deux options : le retrait pur et simple de l’eurozone ou le respect des règles communautaires. Sous la menace de l’Italexit dont ne veulent pas les Italiens, et compte tenu de la fragilité actuelle de la coalition majoritaire, le gouvernement populiste finirait par céder.

Dans le scénario portugais, le gouvernement Conte s’attacherait à infléchir la politique menée en prenant ses distances avec la doxa austéritaire tout en restant dans les clous bruxellois. Une certaine stimulation budgétaire est envisageable permettant de desserrer l’étau en matière sociale et plus encore en matière d’investissements. La situation budgétaire actuelle avec un excédent primaire et un déficit de 1,9% de PIB laisse des marges pour cette stratégie de relance qui peut même être bénie par Bruxelles. L’Italie qui peut difficilement justifier une sortie des disciplines budgétaires pour financer le revenu universel ou remettre en cause la réforme des retraites peut trouver des alliés, notamment en France, pour un effort d’investissement massif lié aux problèmes structurels du pays en matière de formation, de R&D, d’infrastructures… Cette orientation peut être combinée avec une politique régalienne sonore pour répondre aux attentes de l’électorat. Le choix de ministres techniciens aux postes-clés de l’économie et des Finances (Giovanni Tria) le report à 2020 de versions très édulcorées du revenu universel et de la réforme fiscale et à l’inverse les propos de Salvini sur la fin du laxisme à l’égard des migrants témoignent du choix de cette orientation pour le moment.

Un troisième scénario de gouvernement par la parole peut être envisagé. L’enjeu ne résiderait pas tant dans la redéfinition substantielle des politiques publiques que dans l’affirmation d’une opposition, dans l’affichage bruyant d’une politique alternative et dans la multiplication de politiques symboliques. Un gouvernement réduit à la fonction tribunicienne est envisageable dans un pays où la défiance à l’égard de l’effectivité des politiques publiques est très grand. Dans un tel contexte la BCE, grâce à l’arme du QE, pourra continuer à jouer un rôle pacificateur pendant que le gouvernement Conte négocie son atterrissage par rapport aux promesses de campagne dans le champ économique. Le risque d’une telle politique est le dérapage incontrôlé et la montée aux extrêmes : la crise de l’euro referait surface et même si les Italiens restent attachés à l’euro, l’Union ne pourrait sauver l’Italie contre sa volonté. L’action du gouvernement populiste sera donc décisive pour l’avenir de la construction européenne.

Dans ce contexte, la volatilité politique, l’instabilité des marchés et la difficile réforme de l’UE devraient dominer l’agenda.