Les trois défis de la décentralisation edit

March 9, 2007

La décentralisation ne passionne pas les foules. Pourtant, elle n'en demeure pas moins à l'épicentre de trois grands défis de modernisation de l'action publique.

Le premier concerne la responsabilité croissante que prennent les hauts fonctionnaires des collectivités locales dans l'animation des dispositifs d'action publique. La rationalité de leurs arbitrages s'émancipe progressivement des modes de raisonnement catégoriels diffusés de façon verticale et compartimentée au sein des grands corps de l'administration française. Les collectivités locales s'impliquent dorénavant dans des dynamiques plus horizontales et transversales qui sont construites en fonction des singularités de chaque configuration régionale. Les systèmes de croyances des professionnels du développement local sont moins solidement arrimés que par le passé à des sentiers de dépendance strictement délimités par des doctrines. Les élites techniques assurent toujours une fonction classique de laboureurs de sillons catégoriels (défendre et conforter des acquis), mais il leur faut dorénavant inventer aussi celle de routeurs marins (adapter l'itinéraire en fonction de chaque météo politique locale, à court terme et sans possibilité d'éviter les avis de tempête).

Avec la cure d'amaigrissement du personnel des administrations déconcentrées de l'Etat, cette double fonction leur confère un rôle politique éminemment stratégique pour tracer les frontières entre ce qui relève du public et du privé et pour inventer de nouvelles grammaires professionnelles. La décentralisation devient le terreau d'apprentissages administratifs discrets, contrastés, transitoires et incrémentaux qui esquissent une dynamique bureaucratique souterraine pour lutter contre la société bloquée. Celle-là même que tous les candidats à la présidentielle veulent combattre par un aggiornamento national de la fonction publique... D'où une première équation insoluble pour ces derniers : la majorité des problèmes de société imposent de sortir du cadre national administrativement et logistiquement daté à une ingénierie des années 1950.

Le deuxième défi concerne les joutes quotidiennes qui mettent aux prises les différents acteurs de la décentralisation pour trouver concrètement des solutions aux problèmes de logement, de déplacement, d'éducation, de sécurité ou d'emploi. Cette diversité d'acteurs, d'enjeux et d'institutions s'exprime dans de véritables tournois d'action publique. Placée en extrême situation de responsabilité, chaque collectivité locale tente d'y affirmer ce qui relève de sa compétence et de sa légitimité, même lorsque les compétences réelles inscrites dans la loi sont bien différentes. On ne voit pas la même chose avec une carte IGN au 1:500 000 et avec un plan de ville ! Le leader politique ne perçoit pas le réel de la même façon selon le type de collectivité qu'il préside, selon la proximité qu'il entretient avec les usagers, et selon la nature des missions qu'il souhaite faire assumer à sa collectivité.

Le pacte ancestral de l'expertise d'Etat basée sur la complicité entre le préfet et le député-maire est une époque révolue. La notion universelle de service public perd de son évidence technique et de sa superbe républicaine. Les Régions et les intercommunalités urbaines choisissent des référents d'intervention spécifiques et diffusent des options précises en matière de cohésion sociale et d'aménagement local. Les villes centre et les départements s'attachent à contenir ou à préempter, secteur par secteur, les missions que leurs affectent les dernières lois de décentralisation. Contrairement à l'idée un peu angélique selon laquelle la gouvernance territoriale annonce les temps équilibrés du pluralisme et du partenariat, on constate que les tournois sont asymétriques, sélectifs, concurrentiels et le plus souvent d'une forte conflictualité, exprimant des négociations complexes sur les enjeux de solidarité et de développement. Dans ce retour du politique, les élus majors mettent leurs ressources de pouvoir au service d'arbitrages, d'agencements et de compromis singuliers. C'est la deuxième équation insoluble des candidats à la présidentielle : la politisation territorialisée et les nouvelles idéologies professionnelles ne correspondent absolument pas au catéchisme républicain bipolarisé depuis 1789 sur la liberté (à droite) et l'égalité (à gauche), lui préférant une conception de l'intérêt général dialectique et traversée d'ajustements permanents.

Troisième défi enfin : les symboles de la décentralisation. Chacun dans leur style, les candidats à la présidentielle construisent un discours qui trace, au-delà de l'état des lieux et des mesures d'urgence, une vision du monde incarnant l'identité nationale et sa projection dans un système mondialisé. Or partout en Europe, les villes et les régions bousculent ces grands récits nationaux. Ne se contentant pas de faire de la bonne gouvernance, elles revendiquent aussi un rôle actif sur des repères identitaires, s'engageant dans les débats éthiques sur la citoyenneté et les droits de l'homme, plaidant la diversité culturelle et l'esprit d'entreprise, affichant un style démocratique plus à l'écoute des citoyens, aspirant même à peser sur les grands choix environnementaux pour sauver la planète...

Ces grandes collectivités expérimentent un travail inédit de certification et de stabilisation des valeurs de l'intérêt général. Elles énoncent non pas le bien commun mais les principes démocratiques de sa production, promouvant une identité non réductible à l'être et au paraître gouvernemental. À l'instar des États providence au XXe siècle, elles participent à la définition des principes qui fondent l'action politique, allant jusqu'à canaliser la demande sociale sur de nouveaux mécanismes de délibération politique. En un mot, elles suggèrent l'avènement d'une démocratie plus différentielle et territoriale que providentielle et nationale, c'est-à-dire attachant la confiance politique à la prise en compte des sentiers, des tournois et des récits propres à chaque configuration urbaine ou régionale. Le processus est lent et diffus, il transforme le système d'intelligibilité de l'action politique sur ses fondations démocratiques, plaçant les gouvernements urbains et régionaux en première ligne pour fixer les règles du bon niveau de dialogue entre les individus, les corps intermédiaires et les autorités publiques. C'est une troisième équation insoluble pour les candidats à l'élection présidentielle : la démocratie différentielle émergente est symboliquement incompatible avec les grands récits nationaux...

On savait déjà depuis le début des années 1970 que la société ne se gouvernait pas par décret. On commence à comprendre en ce début de XXIe siècle que les grandes réformes ne sont appliquées et applicables que lorsqu'elles parviennent à entrer dans une conjecture politique combinant simultanément des contraintes mondialisées, des lois européennes et nationales, des bureaucraties locales et des effets de territorialité. Les gouvernements locaux y occupent dorénavant une fonction de laboratoire à front renversé, n'étant plus sollicités pour tester des " bonnes pratiques " qui seront ensuite généralisées, mais placés en responsabilité pour négocier les règles du vivre ensemble, pour penser local afin d'agir global (et non l'inverse), pour inventer l'imbrication d'une multitude d'empreintes culturelles, économiques et sociales territorialisées. Cette façon d'envisager les chantiers de l'action publique est assurément fort éloignée des rhétoriques franco-françaises sur l'universalisme républicain des services publics...