Les dépossédés : comment on prive les générations futures de leurs revenus edit

27 avril 2006

Depuis le début des années 1990, l'économie britannique a fait mieux que celles de la France, de l'Allemagne et de l'Italie. Entre 1991 et 2005, le produit intérieur brut par personne à parité de pouvoir d'achat a augmenté de 33% au Royaume-Uni, considérablement plus vite qu'en France (20%), en Italie (17%) et en Allemagne (16%). Selon les derniers pronostics, on ne s'attend pas à ce que la situation change en 2006. C'est un renversement remarquable par rapport à la période 1950-73, quand les trois plus puissantes économies continentales faisaient systématiquement mieux que le Royaume-Uni. Ce renversement est particulièrement douloureux pour les jeunes générations.

Quand un pays croît plus vite que d'autres sur une longue période, les revenus relatifs évoluent. En 1991, le PIB par personne à parité de pouvoir d'achat était de 4% plus faible au Royaume-Uni qu'en Allemagne et de 5% pour cent plus faible qu'en France. Fin 2005, il était de 11% plus important au Royaume-Uni qu'en Allemagne et de 6% de plus qu'en France. Pendant la même période, l'Italie est passée de 2% plus riche à 13% plus pauvre que le Royaume-Uni.

L'homme de la rue remarque ces disparités économiques non dans les statistiques, mais dans des changements de comportement. De nombreux Britanniques achètent des biens immobiliers sur la Côte d'Azur française, sur les collines ensoleillées de la Toscane et les falaises étourdissantes de l'Amalfi. La part la plus luxueuse du marché immobilier résidentiel continental est désormais dominée par les agences étrangères. Et les entreprises britanniques, en particulier les fonds privés basés à Londres et dans d'autres pays anglo-saxons, achètent à tour de bras des entreprises continentales. Les acheteurs étrangers paient davantage, espérant produire plus de valeur et mieux rentabiliser leurs actifs que les propriétaires actuels. En considérant le retour sur investissement mesuré par le rapport capital-production incrémentiel, une unité d'investissement britannique produit plus qu'en Allemagne, en France ou en Italie. Les directions britanniques, habituées à évoluer dans des marchés dérégulés, soumises à des procédures de gouvernance plus lourdes imposées par des investisseurs exigeants, espèrent faire mieux que leurs homologues continentales dans la gestion des entreprises.

Résultat : un flux régulier de capitaux continentaux passant sous propriété étrangère. Malgré d'occasionnelles envolées nationalistes des hommes politiques locaux, les marchés ont pour l'instant reflété les décisions prises par les acheteurs et les vendeurs.

Les ventes de résidences secondaires et d'entreprises locales produisent des bénéfices qui peuvent être utilisés pour l'investissement ou la consommation. Dans les économies continentales, une bonne part de l'argent des ventes finit par soutenir la consommation.

Le problème, c'est les effets sur les générations futures. On retire aux jeunes générations le revenu futur des biens vendus par leurs parents. Ajoutez à cela que les jeunes salariés sont exclus du marché du travail par leurs parents bien payés dans des emplois très protégés, et un Etat providence dangereusement endetté: nous sommes en présence d'une allocation différentielle de richesse entre parents et enfants qui n'a aucun précédent dans les grandes économies européennes. Le généreux modèle social continental est devenu une caricature grotesque. Son slogan? Après moi le déluge.

Comment répondre au "défi étranger"? Les rodomontades du Président Chirac contre les acquisitions étrangères n'auront guère d'effet sur la compétitivité de la France industrielle. Les politiques allemands dénoncent quant à eux les investisseurs anglo-saxons, ces "sauterelles qui détruisent tout sur leur passage", mais ce n'est pas cela qui va aider l'Allemagne à développer sa Bourse et à améliorer un secteur bancaire sous-développé. Et ce ne sont pas les relations discutables de M. Fazio, ancien banquier central italien emporté dans le scandale Antoveneta, qui vont tirer l'économie italienne hors de l'ornière. S'en prendre aux acquisitions étrangères exprime la colère de hauts-fonctionnaires qui, en l'absence de meilleures solutions, jouent sur le registre de l'auto-victimisation.

L'espoir, pour la France, l'Allemagne et l'Italie, ce serait de fournir aux jeunes les moyens de faire disparaître le malaise paralysant les économies que leur laissent leurs parents. Cela exige d'investir dans l'éducation et dans la formation, et de faire en sorte que les jeunes puissent employer leur talent dans leur pays. Et pour augmenter la richesse domestique, il faut rendre plus flexibles les marchés du travail, alléger les obstacles et les contrôles ainsi que les fardeaux fiscaux des entreprises. Cela ne signifie pas que la France, l'Allemagne et l'Italie doivent adopter le système anglo-saxon que leurs hommes politiques ont en aversion. Il existe d'autres cadres institutionnels, comme les systèmes scandinaves, pour retrouver la route de la croissance. Mais c'est seulement en suivant de telles politiques que la France, l'Allemagne et l'Italie peuvent espérer augmenter leur PIB, faciliter la création de richesse et, avant tout, réparer une fracture sociale grandissante entre les parents qui possèdent et les enfants qui ne possèdent pas.

Plus la France, l'Allemagne et l'Italie prendront du temps pour lancer les nombreuses réformes nécessaires, plus elles défavoriseront leurs citoyens les plus jeunes. Tant que leurs maux nationaux ne seront pas correctement traités, les jeunes français, allemands et italiens auront tout intérêt à faire leur bagages et mettre leur talent au service d'entreprises étrangères. Ceux qui l'ont fait il y a quelques années sont aujourd'hui de retour et achètent des résidences secondaires au pays, poussant les enchères jusqu'à des prix hors de portée de leurs amis qui sont restés.