La société de l'hyperinformation edit

25 mai 2007

En 2003, un groupe d’économistes et de théoriciens de l’information de l’université de Berkeley publiait How Much Information, un des premiers essais systématiques pour mesurer la quantité d’information produite et stockée dans les médias, notamment numériques. L’étude montrait que cette quantité double dans des intervalles de plus en plus brefs. Les chiffres donnent le vertige et dépassent toute capacité humaine de représentation, mais la croissance exponentielle de la quantité d’information disponible ne se réduit pas à une multiplication de données. Où nous conduit cette société de l’hyperinformation ?

Une étude plus récente réalisée par l’International Data Corporation prédit que d’ici 2010, les informations numériques seront multipliées par 6, passant de 161 exabytes à environ 1000 exabytes (un exabyte représente un trillion de gigaoctets). Plusieurs facteurs expliquent cette croissance.

Le premier est la migration d’images sous forme numérique et plus généralement la numérisation d’information analogique, du fait de la prolifération des médias mobiles (appareils photo, téléphones cellulaires) et de la circulation et la reproduction de données. Au cours des prochaines années, un quart de ce développement proviendra des appareils photo et des caméras vidéo. Le texte, l’image et le son deviennent de plus en plus interopérables. Cette possibilité d’interopérabilité est l’une des raisons de la numérisation galopante des informations analogiques, peu combinables et à faible granularité.

Même si 95 % du contenu d’Internet est constitué de données non structurées, la prolifération des outils de capture, de production et de diffusion de l’information ne suffit pas à rendre compte de cette croissance et de ses implications. Un second facteur peut être identifié : les grandes organisations, les gros producteurs et les stockeurs d’information n’ont à ce jour numérisé que 10 % à peine de leurs données classifiées. Beaucoup d’organisations disposant de grandes quantités de données vidéos envisagent de les rendre disponibles sous forme numérique. Par exemple la BBC, un des plus grands organismes de radiodiffusion, projette de devenir tapeless en 2010, ce qui signifie qu’elle conservera ses données sous une forme exclusivement numérique.

La croissance de la quantité d’information exige des outils qui permettent de la gérer. Les moteurs de recherche sont aujourd’hui indispensables pour « organiser l’information globale », comme le dit la devise de Google ; ils offrent une aide précieuse pour s’orienter dans la déroutante matrice de données et d’images qui peuplent l’infospace de la vie contemporaine. Pourtant, même si cela peut sembler contre-intuitif, le fait d’ordonner et de gérer l’information n’en réduit pas la quantité mais au contraire l’augmente. Car l’organisation des données est en elle-même de l’information – au sens strict, une mise en forme.

Quand votre banque classe vos transactions, des informations significatives sur vos habitudes de consommation apparaissent. Ce profilage est facilité par l’actualisation constante des informations numériques, qui permet aussi leur constante recombinaison ; la granularité de ces informations permet de croiser les bases de données et les recombiner pour affiner et actualiser les profils. Les informations numériques tendent ainsi à ignorer les limites des domaines spécifiques dans lesquels elles sont conven-tionnellement produites et utilisées. Les traces numériques de nos habitudes de circulation et de consommation sur Internet sont achetées par des entreprises qui les recombinent pour établir des profils de consommateur, lesquels seront utilisés pour cibler la promotion. Les compagnies d’assurance essaient de combiner des renseignements sur les individus qui ont laissé des traces sur différentes sources digitalisées (banques, dossiers médicaux, déclarations d’impôts, agences de voyages, clubs sportifs, etc.), afin de consctruire des actuaires individualisés qui établissent une cartographie du risque et des profils de vie de chaque individu. La police criminelle fait du profilage par l’exploration de données agrégées des transactions financières et d’autres données. On trouve des exemples de ce type de pratique dans la plupart des domaines de vie contemporaine. Ils représentent la caractéristique la plus intéressante des développement actuels, la production d’informations à partir d’informations, dans une logique d’enrichissement en boucle.

Moins évidente est la contribution à cette croissance du caractère souvent éphémère de l’information. Telle que la définit Niklas Luhmann, l’information n’est qu’un événement, un flash sémantique créé dans le contexte de la mémoire et de la connaissance à laquelle il s’assimile : ce processus voit la consumation de la valeur informative. Cette dévalorisation rapide définit précisément l’âge de l’hyperinformation. L’information est d’autant plus rapidement obsolète qu’elle est facilement disponible. Les informations boursières, par exemple, ne durent souvent pas plus de quelques minutes. Les nouvelles de la circulation, si utiles aux heures de pointes, sont inutiles quelques dizaines de minutes plus tard. L’évaporation constante de la nouveauté, et donc de la valeur de l’information, déclenche ainsi un jeu institutionnel complexe pour maintenir cette valeur. Le mécanisme-clé est la mise à jour continuelle des in-formations techniques et l’expansion constante de l’univers de données qui leur sont liées. Sans actualisation constante, les bourses (pour continuer avec cet exemple) s’effondreraient ou verraient leur fonctionnement sérieusement entravé. Mais plus fréquemment l’information est actualisée, plus vite elle est démodée. Le présent est ainsi traversé de flux d’informations toujours plus rapides et plus abondants, qui concourent à faire de l’événement et de son éphémère constitution des éléments centraux de la vie sociale et institutionnelle.

De nombreuses objections pourraient être élevées quant aux méthodologies employées pour mesurer et documenter la croissance de l’information. Mais l’essentiel n’est pas là. Car ces tentatives attestent surtout la prise de conscience de cette croissance dont nous faisons tous l’expérience : l’information, les objets et les technologies par lesquelles elle est produite, pénètrent toujours plus profond dans l’étoffe de notre vie quotidienne. De façon imperceptible souvent, cela redessine nos gestes de chaque jour, redéfinissant discrètement le sens des pratiques et des usages, faisant émerger de nouvelles habitudes et activités. Considéré à un niveau global et sur un temps plus long, ces développements modifient l’équilibre entre les choses et les images, les objets et les représentations, la réalité et l’artifice. Combien de personnages fictifs ou semi-fictifs sont ainsi créés par les techniques algorithmiques d’exploration de données qui établissent nos profils ? Les évolutions associées à la croissance de l’information semblent ainsi confirmer les spéculations de Paul Virilio et de Jean Baudrillard. Les informations technologiques segmentent et dissolvent la vie sociale. Jadis simple description de la réalité, l’information devient de plus en plus la réalité elle-même.

Jannis Kallinikos est professeur à la London School of Economics (LSE) and directeur du projet The Information Growth and Internet Research, auquel collabore José-Carlos Mariátegui.