Les dessous du patriotisme économique edit

22 mars 2006

Les hommes politiques européens ne sont pas toujours cohérents. Ils passent leur temps à rivaliser pour attirer les capitaux étrangers. Et puis, de temps à autre, ils luttent activement contre ces mêmes capitaux. Les événements récents ont donné une nouvelle illustration de ce phénomène, avec un gouvernement français qui essaie d'empêcher une grande entreprise de passer entre des mains étrangères, tout en expliquant que la France n'est pas protectionniste, puisqu'elle reçoit beaucoup d'investissements directs. Ce n'est d'ailleurs qu'un exemple, car beaucoup d'autres Etats se comportent de la même façon. Comment juger ce comportement apparemment incohérent ?

Leurs interventions dans les opérations de fusions et acquisitions conduisent très souvent les hommes politiques à adopter des positions qui ne reflètent pas vraiment les intérêts nationaux, et ce tout autant quand ils interviennent pour conserver à une entreprise son caractère national que quand ils tentent de l'aider à fonder un empire. Il est bien connu qu'en général les acquisitions détruisent de la valeur pour l'entreprise qui achète, et qu'ils augmentent la valeur de l'entreprise achetée. C'est le cas ici : les actions de la compagnie italienne (Enel) qui a annoncé une OPA sur Suez ont vu leur valeur chuter. Le ministre des Finances italien (l'Etat italien est actionnaire de la société) devrait donc à présent avoir intérêt à ce que cette offre échoue, et le ministre français à ce qu'elle réussisse... Mais dès que la question passe au niveau politique, on oublie les considérations économiques.

Les cas récents et médiatisés d'interférences politiques dans les fusions et acquisitions transfrontalières ont créé l'impression d'une montée en force du "patriotisme économique", notamment dans le secteur de l'énergie. Les hommes politiques semblent s'être rendu compte que les marchés spécifiques (et les entreprises) qu'ils avaient longtemps pensé être protégés de la compétition internationale ne le sont plus. La compétition a changé de forme. Une compétition directe pour les marchés finaux est difficile dans les industries de réseau comme l'électricité ou le gaz, car les pipelines et les lignes électriques existent déjà et les clients n'aiment guère changer de fournisseur. La compétition prend plutôt la forme d'acquisitions des entreprises les moins performantes.

À brève échéance, les politiques peuvent empêcher quelques opérations, mais à long terme ces entreprises et leurs marchés ne peuvent échapper aux menaces d'OPA. Les politiques découvriront que s'ils peuvent se voir un temps en sauveurs de la "nationalité" de ces entreprises, à long terme ils ne peuvent rien contre la faiblesse de ces entreprises, qui fait d'elles des proies potentielles. Il est ironique à cet égard que la France change une loi qui permettait à l'Etat de conserver une majorité dans Gaz de France, pour créer une entreprise qui, à la longue, ne pourra rester française que si elle réussit à tirer son épingle du jeu sur ses marchés.

Au lieu de déplorer l'augmentation du protectionnisme en Europe, il faudrait poser la question : qu'est-ce qui importe le plus, dans le boom européen des fusions et acquisitions : le fait que des raids (souvent hostiles) soient lancés, ou les tentatives désespérées des politiques pour protéger leurs champions nationaux ?

Les rodomontades récentes des gouvernements pour empêcher quelques fusions-acquisitions dans certains secteurs spécifiques ne devraient pas dissimuler le fait que ces mêmes gouvernements, en réalité, rivalisent les uns les autres pour attirer les IDE. Les ministres des Finance aiment montrer des tableaux qui montrent l'augmentation des IDE. Le président français a même soutenu récemment que la France ne peut pas être considérée comme protectionniste parce qu'elle reçoit relativement plus d'IDE que ses voisins les plus grands. Cette affirmation est-elle justifiée ?

En regardant le stock d'IDE accumulé fin 2004, la France en a effectivement reçu plus que l'Allemagne: 46% de son PIB contre 25% pour l'Allemagne et seulement 13% pour l'Italie. Mais sur ces données pèsent quelques transactions de grande ampleur survenues pendant le boom des télécommunications en 1999/2000.

On obtient un tableau différent en considérant les flux d'IDE. Pendant les trois dernières années pendant lesquelles les données sont disponibles (2002-2004), les flux d'IDE ont été assez modestes, environ 2,3% du PIB pour la France et 1% pour l'Italie et l'Allemagne. Le tableau est encore plus différent quand on considère la composante de base des IDE, l'acquisition de capitaux Cela suppose d'ignorer le financement des dettes (à travers des prêts inter-entreprise, etc.), généralement utilisé pour déplacer des profits et économiser des impôts. En observant les flux de capitaux transfrontaliers, on s'aperçoit que non seulement ces flux sont plus faibles, mais que l'Allemagne passe devant la France (avec 1,5% de son PIB, contre 1,2% pour la France et juste 0,4% pour l'Italie). Il convient donc d'être prudent dans l'exploitation du chiffre des IDE quand on compare les succès et les échecs des pays pour attirer les capitaux étrangers.

En fin de compte, l'importance des IDE peut facilement être surestimée, à la fois quand les politiques mettent en avant ceux que reçoit leur pays et quand ils essaient de les repousser parce qu'ils menacent le pavillon national de certaines entreprises. D'un point de vue économique, il n'est pas plus "patriote" d'attirer plus d'investissement étranger que de défendre une entreprise domestique ou de soutenir une OPA lancée par une entreprise nationale à l'étranger.

Ce texte a été repris par le journal Le Temps (Genève).