Le président Macron a-t-il une stratégie pour l’Europe orientale? edit

5 décembre 2017

Après des mois de tensions entre Paris et Varsovie, le président français vient de recevoir la Première ministre polonaise, Beata Szydło ; il a en outre veillé le 24 novembre dernier à ce que la voix de la France porte lors du sommet consacré au Partenariat oriental conclu avec six anciennes républiques soviétiques : Ukraine, Biélorussie, Moldavie, Arménie, Azerbaïdjan, Géorgie. Enfin du 23 au 26 août, il avait réalisé une tournée diplomatique en Autriche, en Roumanie et en Bulgarie. Le président Macron est-il en train de poser les premières pierres d’une stratégie française pour l’Europe orientale, voire d’une contribution à un édifice plus large, le retour de la France au centre de la construction européenne ?

La France, puissance mineure à l’Est ?

La diplomatie française a pour réputation un manque d’intérêt pour l’Europe orientale. Lors du « grand élargissement » de 2004 ouvrant l’Europe aux anciennes démocraties populaires redevenues souveraines, et lors des négociations sur la Politique européenne de voisinage (PEV) à destination d’anciennes républiques soviétiques, tant la France de Jacques Chirac que celle de Nicolas Sarkozy ont affiché un intérêt nettement plus marqué pour la Méditerranée que pour l’est de l’Europe. Sa voix ne semble guère porter à l’Est, couverte par les déclarations respectives de l’Allemagne et de la Pologne, et en retrait même vis-à-vis d’acteurs plus spécialisés comme l’Estonie sur la gouvernance numérique, l’Autriche sur des questions économiques et la Roumanie sur la mer Noire. À tout ceci s’ajouterait une russophilie traditionnelle de la diplomatie française. Si celle-ci persiste, elle est néanmoins tempérée par les préoccupations des partenaires européens de la France et par un atlantisme marqué.

Doit-on pour autant en conclure que la France est condamnée à rester une puissance de second rang dans la région ? Certainement pas. Elle est, ne l’oublions pas, le principal acteur européen en matière de sécurité et de défense de la zone orientale. Les cinq États du partenariat oriental souffrant de différends territoriaux issus de l’effondrement de l’URSS le savent : la France est écoutée à l’OSCE ; elle est membre du groupe de Minsk sur le Haut-Karabakh, où l’Arménie et l’Azerbaïdjan s’opposent ; elle a contribué à la médiation de la guerre russo-géorgienne en 2008 ; elle est à l’origine du « format Normandie » (France, Allemagne, Russie, Ukraine) destiné à résoudre le conflit en Ukraine orientale ; elle participe aux rotations de troupe de l’OTAN dans les États baltes, etc.

La France a de surcroît des relations étroites avec l’Arménie et une présence économique et culturelle forte en Roumanie et en Moldavie. Dans ses relations bilatérales avec les États de l’est de l’Union et du voisinage oriental de l’Europe, la diplomatie Macron devrait mieux valoriser ses contributions à la sécurité du continent. Si la France veut reprendre le leadership en Europe, elle ne peut rester aussi discrète dans cette région.

Réviser « la division du travail » entre l’Allemagne et la France

À la faveur de l’effondrement de l’URSS, de l’élargissement de 2004 et de l’élaboration du Partenariat oriental en 2009, l’Allemagne a renoué avec la Mitteleuropa. Elle a su s’imposer en tant qu’acteur économique incontournable, mais aussi en tant qu’acteur politique prééminent, en dépit d’un héritage historique souvent compliqué. L’Allemagne a souhaité et encouragé l’élargissement de l’Union européenne de manière beaucoup plus nette que la France, qui n’a accepté qu’à contrecœur ce développement, au point de nourrir une véritable nostalgie d’une Europe des six. En France, l’élargissement a parfois été perçu comme une politique marginalisant son influence et renforçant le poids de l’Allemagne. Une « division du travail » s’est ainsi installée : à l’Allemagne les politiques d’intégration des nouveaux membres de l’UE et les politiques de voisinage ; à la France les politiques méditerranéennes.

Toutefois, aujourd’hui, Allemands et Français partagent des réticences envers tout nouvel élargissement. À Paris comme à Berlin, on est exigeant avec les pays des Balkans et on affiche un scepticisme certain envers tout projet d’élargissement à l’Ukraine. C’est également la position portée par Jean-Claude Juncker à la Commission européenne.

De ce point de vue, alors que les convergences franco-allemandes pourraient apparaître plus naturelles que par le passé, les difficultés actuelles d’Angela Merkel ne font sans doute pas le bonheur d’Emmanuel Macron. Les divisions passent aujourd’hui entre des coalitions mouvantes d’États selon les sujets et les majorités en place, bien plus qu’entre anciens et nouveaux membres (qui le sont depuis plus d’une dizaine d’années) de l’UE. Une Allemagne moins gouvernable serait moins en mesure de relayer efficacement le projet d’Emmanuel Macron, mais aussi de s’intéresser aux développements de l’Europe orientale pour y porter une politique originale.

L’Europe comme acteur de sécurité

Il est temps de réviser la division du travail entre l’Allemagne et la France car le couple franco-allemand fait face à de nombreuses contestations à l’est de l’Europe. Si l’Allemagne risque d’être davantage effacée dans les mois qui viennent, la France peut faire valoir sa contribution majeure à la sécurité du continent.

Cette vision fait partie des éléments clés du discours d’Emmanuel Macron à la Sorbonne le 26 septembre dernier : l’Europe doit se doter d’une capacité d’action autonome, en complément de l’OTAN. Face à des partenaires européens aussi viscéralement attachés à l’OTAN que faibles contributeurs budgétaires en matière de défense, la position française est crédible. Dans une Europe privée avec le Brexit de son autre puissance nucléaire, et parfois sidérée par les prises de position de Donald Trump, les oppositions tranchées entre partisans de l’autonomie européenne et atlantistes pavloviens pourraient se dissiper pour prendre la forme d’une nouvelle synthèse.

L’exemple du conflit russo-ukrainien montre cependant les limites de la position française actuelle. Le format de négociation qu’elle a contribué à faire émerger avec l’Allemagne est critiqué par un certain nombre de pays qui souhaiteraient inclure les États-Unis au processus de négociation. Pire, certains voudraient revenir aux pays signataires du Mémorandum de Budapest[1](1994) garantissant l’inviolabilité du territoire ukrainien contre la rétrocession des armes nucléaires – mémorandum dont chacun pourra convenir qu’il n’a pourtant pas été un succès, le conflit ukrainien ravivant des peurs au sein des pays européens frontaliers avec la Russie.

Plus qu’une action sur les territoires africains, nos partenaires européens sont en attente d’une présence française plus dynamique dans le voisinage oriental de l’Europe, tout en s’accordant à dire que cette présence ne peut suffire à garantir la sécurité européenne.

La question russe est évidemment au centre des interrogations : le réalisme est-il déjà une forme d’abandon des pays de la périphérie, avec à la clé une fragilisation de la position française à l’intérieur de l’UE ? Le débat sur les sanctions va-t-il reprendre de la vigueur avec le temps, faute d’une politique alternative à l’égard de la Russie ? Car si l’action française est faible dans les États d’Europe orientale, ce n’est pas faute d’une relation privilégiée avec la Russie, même si le forum de Trianon, annoncé en mai 2017 par Emmanuel Macron, et dont l’objet consiste à favoriser les échanges et les coopérations entre les sociétés russe et française, tarde à décoller. L’Allemagne a pourtant montré qu’il n’y a pas d’incompatibilité à vouloir approfondir des relations avec l’Europe orientale et simultanément avec la Russie.

Nourrir le (difficile) dialogue avec le Groupe de Višegrad

Ne nous leurrons pas non plus. La sécurité et la défense ne suffiront pas à faire de la France un État leader à l’est de l’Europe. Elle y est considérée comme un État en régression sur le plan économique, difficile à réformer et dont les positions vont à l’encontre de celles des États d’Europe centrale sur un certain nombre de points allant des réfugiés aux travailleurs détachés.

C’est ainsi que le président tchèque Milos Zeman (dont le poids institutionnel est plus proche du Président allemand que du français) a récemment affirmé que la Russie est dix fois plus importante que la France. Pour preuve : il a emmené avec lui 140 chefs d’entreprise à Moscou en novembre dernier alors qu’il n’étaient que 14 lors de sa dernière visite à Paris. Cette déclaration indique non seulement la méfiance qu’inspire toujours la France sur le plan économique, mais elle permet aussi de mesurer à quel point le groupe de Višegrad (Pologne, Hongrie, République tchèque et Slovaquie) ne forme pas un bloc homogène, y compris sur des questions comme celle de la Russie. A cette même occasion le président Zeman a également appelé à lever les sanctions contre la Russie, en cohérence avec son positionnement anti-bruxellois et pro-russe.

Emmanuel Macron est en opposition de phase avec le PiS au gouvernement en Pologne. Il y a quelques années Donald Tusk incarnait une Pologne dynamique sur le plan économique qui jouait le jeu des institutions européennes et de l’Allemagne, alors que le PiS est aujourd’hui porteur d’une vision plus souverainiste de l’Europe, critique du libéralisme bruxellois sous ses différentes formes et de l’Allemagne en particulier. Emmanuel Macron veut quant à lui incarner le retour d’une Europe dynamique, quitte à envisager une Europe à plusieurs vitesses autour d’États à même d’impulser une dynamique. Pour prendre la tête de ce mouvement, il devra montrer que la France est crédible en matière économique.

Le grand dessein européen du président Macron ne pourra se réaliser sans déployer une véritable politique à l’est de l’Europe, dans les États membres et dans les États du voisinage. Sur le plan sécuritaire comme économique, beaucoup reste à faire.

 

[1] Dans le cadre de l’adhésion de l’Ukraine au Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP),  la Russie, les États-Unis et la Grande-Bretagne ont signé, le 5 décembre 1994, plusieurs protocoles, appelés « mémorandum de Budapest », qui garantissent l’intégrité du pays. Ils s’engagent notamment à « respecter l’indépendance, la souveraineté et les frontières existantes de l’Ukraine ».