Jeunes: la déprime hexagonale edit

12 janvier 2008

La valeur qui tisse le lien social, la confiance que l'on accorde à soi et aux autres, s'est comme évanouie chez les jeunes Français. Tel est le constat que tire une étude de comparaison internationale menée par la Fondation pour l'innovation politique sur l'attitude des 16-29 ans face à leur avenir.

Ce travail confirme de manière percutante la déprime hexagonale. 26 % seulement des jeunes Français pensent que leur avenir est prometteur, 27 % estiment qu'ils auront un bon travail dans le futur, la France figurant ici en avant-dernière position après le Japon. 39 % estiment que " les gens peuvent changer la société ", et 4 % que " l'avenir de la société est prometteur ", soit les scores les plus faibles de tous les pays. 22,4 % estiment " avoir une liberté et un contrôle sur leur avenir ", notre pays occupant là encore l'avant-dernière position (avant la Russie). Pessimisme, fatalisme, sentiment de dépossession de soi au profit d'une marche du monde qui se joue ailleurs... Ces attitudes s'accompagnent d'une défiance forte à l'égard des institutions politiques, des médias et des multinationales, et même " des gens en général ". En comparaison, les jeunes des pays nordiques ou les jeunes Américains se révèlent infiniment plus sereins envers leur avenir et sur celui de la société dans laquelle ils vivent.

Relayant d'autres travaux sur la défiance qui caractérise les relations sociales en France, cette enquête relève un autre terrain de fragilité, celui de la solidarité intergénérationnelle. Les Français de 16-29 ans, de tous les Européens, sont les plus réticents à assurer le paiement des retraites de leurs géniteurs (11% d'entre eux sont prêts à assumer les impôts nécessaires, contre par exemple 35 % au Danemark). Comme si la faute de leur mal-être était imputée, pour une part, à la génération parentale. Deux éléments au moins expliquent ce ressentiment. La pression obsessionnelle des parents sur les résultats scolaires dans une société qui fait du classement par l'école et des diplômes obtenus dans les vingt premières années le sésame absolu pour la vie. Le maintien des avantages acquis dans le monde du travail par les plus âgés, avec comme pendant pour les " 20 ans " une insertion professionnelle difficile et par paliers, à l'aide de petits boulots et d'emplois précaires.

Cette déprime incite-t-elle les adolescents et post-adolescents à se révolter, à vouloir bousculer les adultes, à prendre le pouvoir ? Pas du tout. On l'a vu, ils n'attendent rien du politique ou de la vie collective. Le sentiment de " no future " les dirige vers une autre voie : celle de l'esquive.

D'abord, l'esquive du réel : les jeunes plébiscitent la vie par procuration qu'offrent les médias. Les flux médiatiques permettent de vivre entre ciel et terre, et aujourd'hui Internet occupe plus de temps que la télévision. Des chiffres témoignent de l'ampleur du phénomène : presque tous les jeunes surfent sur le net (82 % des jeunes Européens de 16-24 ans l'utilisent tous les jours ou presque, avec une moyenne d'utilisation de 2 h par jour), les jeunes Français occupent la troisième position parmi les adeptes en Europe (après les Italiens et les Suédois), et près de la moitié d'entre eux visitent les réseaux sociaux, comme MySpace ou Facebook, type d'usage qui vient juste après les e-mails et la recherche d'information.


Au slogan " We are the world " de la génération 68 s'est substitué, chez sa progéniture, un idéal de communication virtuelle planétaire. " Qu'importe le propos pourvu qu'on soit en contact " suggère le système des blogs, animé par la promesse que les humains de la terre entière sont potentiellement vos amis. Pour capter l'attention des candidats potentiels à l'amitié virtuelle, les jeunes livrent sur la toile leurs goûts, leurs talents, leurs idées, leurs données personnelles - ou s'en inventent d'autres plus glorieux ou plus transgressifs. Vivre par procuration par le biais de son avatar, s'adonner aux travestissements identitaires qu'autorise la communication anonyme, les jeunes plébiscitent ces dérivatifs. Pour certains d'entre eux, la vie en numérique est plus belle que la vie réelle.

Second dérivatif : l'esquive dans la teuf et ses adjuvants, alcool, drogues et défonce sur les routes. Le comportement compulsif festif est plus marqué chez les jeunes qui subissent pendant de longues années un statut d'indétermination avant de trouver, éventuellement, une place dans la catégorie des adultes actifs. Le retour erratique sur les routes au petit matin après une longue soirée arrosée a un lien avec le flottement identitaire d'une fraction de la jeunesse. Toutefois des jeunes dont la destinée est moins aléatoire plébiscitent aussi la fête . Plusieurs associations d'étudiants de grandes écoles organisent régulièrement des soirées open bar au cours desquelles les participants rivalisent à " prendre les cuites " les plus mémorables. La culture de l'explosion des sens ne touche donc pas que les galériens du système scolaire, elle réunit une grande partie des membres de la génération montante. Même si ces déchaînements ne pèsent pas du même poids dans la vie des futures élites, car, chez eux, ils fonctionnent surtout comme un exutoire à la méga compétition scolaire, alors que pour les jeunes " de l'indétermination ", ils comblent l'angoisse et le sentiment de vacuité.

Enfin, troisième voie : l'esquive dans la culture politique du NON. Une étude menée en 2005 sur l'investissement politique des jeunes dans différents pays européens (Programme EUYOUPART) révèle ces traits. 1 % des jeunes Français sont membres d'un parti politique, 2 % membres d'une organisation écologique, 2 % membres d'un mouvement pour les droits de l'homme. Pour ces trois domaines, et pour bien d'autres aspects, notamment l'abstention au vote, ils figurent dans le pôle des jeunes les moins engagés en Europe. Lors du référendum sur la Constitution européenne le 29 mai 2005, 59 % des Français de 18-25 ans ont répondu Non, soit plus que la moyenne nationale. Aux présidentielles de 2007, ils ont certes fortement participé (comme l'ensemble des électeurs), exprimant un net soutien à Ségolène Royal (58 % des 18-25 ans ont voté elle au second tour). Mais dès les législatives suivantes leur propension à l'abstention est revenue.

Les modalités d'action politique paraissent fort différenciées selon les catégories sociales de la jeunesse. À la rage des casseurs de banlieue s'opposent la sourde indifférence et l'anomie des enfants des classes moyennes. Ces derniers sont pourtant capables de fortes mobilisations sur les enjeux qui les concernent. Tout ce qui touche l'architecture du système des études, la sélection et les modalités d'entrée dans le travail (notamment les contrats précaires) sont devenus des sujets hypersensibles dans la période 2005-2007. Là encore on dénote une tendance au NON, l'effroi devant les réformes (voir l'article d'Olivier Galland sur Telos).

A notre " exceptionnel " modèle social, beaucoup de jeunes préfèrent des paradis virtuels ou artificiels. La culture du refus galvanise bon nombre d'entre eux. Cette attitude détachée des enjeux collectifs et centrée sur l'ego perdurera-t-elle comme marqueur générationnel ? Si ces tendances devaient durablement s'installer, le comportement de l'esquive pourrait devenir une question politique majeure.