L’Europe de l’Est à l’heure atlantique edit

27 février 2023

La visite du président Biden à Kiev et Varsovie le 21-22 février avait un double message : face à la guerre d’un « dictateur déterminé à reconstruire un empire », l’Amérique s’engage à soutenir l’Ukraine « aussi longtemps que nécessaire » ; la Pologne et les pays d’Europe du Centre-Est sont en passe de devenir le pilier oriental de l’Alliance. La rencontre à Varsovie du président américain avec neuf chefs d’Etat d’Europe centrale en était l’illustration. Le lien polono-américain qui « n’a jamais été aussi étroit », selon l’ambassadeur des États-Unis à Varsovie Mark Brzezinski (le fils du célèbre stratège américain d’origine polonaise), et la Pologne ambitionne clairement d’être, en tant que puissance régionale, un interlocuteur privilégié de Washington. « L’amitié et l’alliance polono-américaine sont le fondement de la sécurité européenne », déclare le Premier ministre Tadeusz Morawiecki après sa rencontre avec Biden.

Si la guerre dans les Balkans il y a trente ans ne fut pas « l’heure de l’Europe » annoncée par Jacques Poos, l’infortuné ministre luxembourgeois, la guerre en Ukraine est incontestablement « l’heure de l’OTAN » et donc du rôle des Etats-Unis sur le vieux continent. Cela peut susciter une certaine perplexité en France ; c’est accueilli avec satisfaction et même ferveur à Varsovie. Quelles en sont les raisons, les antécédents, les limites et les implications pour l’UE ?

Lectures du conflit

La lecture centre-européenne de la guerre déclenchée par Poutine repose sur deux éléments. Tout d’abord il s’agit d’un affrontement entre la dictature et la démocratie, ce qui résonne avec le discours de Biden en « leader du monde libre ». Il y a la proximité géographique, mais surtout le poids de l’histoire. Vue d’Europe centrale, la Russie, n’a jamais eu de société civile (ne parlons pas de démocratie), c’est un État autocratique qui façonne à son image une « société zombie » ; c’est une « autre civilisation », selon le mot de Milan Kundera[1]. C’est en ce sens que l’agression de la Russie prend pour eux une dimension civilisationnelle.

Le deuxième élément se résume en une formule : « On vous l’avait dit ». Cette phrase, dite et répétée en Europe centrale depuis le déclenchement de l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe, est une façon pour ces pays d’interpeler les pays d’Europe occidentale sur leur rapport à la Russie. En effet, la Pologne et les pays baltes surtout, qui ont connu la domination de l’empire russe puis soviétique, avaient mis en garde contre la « guerre rampante » menée par la Russie depuis 2014 avec l’annexion de la Crimée et les velléités sécessionnistes dans le Donbass. Le sentiment d’avoir eu une lecture de la politique de Moscou plus proche des réalités que les pays censés être le « moteur » de l’UE, la France et l’Allemagne, leur donne une nouvelle légitimité pour s’exprimer sur les orientations stratégiques en Europe.

Pour nombre de dirigeants politiques et d’analystes de ces pays, tel que Robert Vass, président de Globsec, think tank basé à Bratislava[2], la guerre en Ukraine transforme la donne et annoncent un « power shift in Europe to the East ».

Primat de la sécurité, perceptions de la menace et élargissement de l’OTAN

La perception de la menace en Europe du centre-est fut et reste focalisée sur la Russie. Le président tchèque Vaclav Havel avait fait observer au lendemain de la « révolution orange » de Kiev en 2004 que l’Ukraine était sans doute un espace charnière entre deux civilisations, mais qu’elle devait librement choisir son arrimage. Le problème avec la Russie, disait-il, c’est qu’elle « ne sait pas où elle commence et où elle finit »[3]. Avec la « révolution orange » à Kiev en 2004 l’enjeu ukrainien devenait clair vu de Moscou comme vu d’Europe Centrale. L’Europe occidentale ne commença à en prendre conscience qu’après la révolution Maidan de 2014). Mais dès le milieu des années 1990, alors que la Russie était encore dans une phase de rétraction, Havel comme d’autres dirigeants centre-européens se tournaient vers l’OTAN car « personne ne pouvait dire ce que serait la Russie dans dix ou vingt ans ».

Vue d’Europe centrale, l’agression russe en Ukraine ne fait que confirmer le primat de l’OTAN comme seule garantie de sécurité qui vaille. C’est l’alliance qui a tenu bon pendant la guerre froide, qui a mis un terme à la guerre en ex-Yougoslavie et représente surtout l’engagement des États-Unis. L’Allemagne, pour des raisons historiques et par sa politique de dépendance énergétique envers la Russie, n’est pas considérée comme fiable (seule une moitié des Polonais la jugent fiable). La France, par son souci de ne pas « humilier » la Russie et de l’inclure dans une architecture de sécurité partagée, est considérée comme trop indulgente envers Poutine aux yeux des Européens du centre. « L’autonomie stratégique » préconisée par le président français est considérée au mieux comme un objectif lointain, au pire comme une diversion pour affaiblir l’OTAN. Un an après le début de la guerre il y a convergence sur l’objectif (empêcher une défaite de l’Ukraine), mais c’est sur l’origine et les buts de guerre que l’on note des différences[4].

Cette affirmation de l’indispensable garantie américaine est majoritairement partagée par les opinions publiques. 91% des Polonais considère l’OTAN comme « important » ou « très important » pour leur sécurité et approuvent la présence de troupes US sur leur territoire.[5] La « fiabilité » des États-Unis est à 80% en Roumanie, 79% en Pologne, 78% en Lituanie (contre 62% en France).

Les Européens du Centre-Est sont aussi prêts à investir dans la garantie de sécurité américaine. Florence Parly, ancienne ministre de la Défense, avait ironisé sur l’existence de l’article 5 de l’OTAN et non d’un « article F35 ». Pour les pays du flanc est de l’alliance, l’achat prioritaire d’armements américains est considéré comme un « investissement », une condition implicite de la présence de troupes américaines sur leur sol[6].

La deuxième visite du président Biden en moins d’un an permet à la Pologne de se présenter comme le leader du flanc Est de l’OTAN[7]. Biden a retrouvé à Varsovie les présidents des autres pays d’Europe du Centre-est, les « Neuf de Bucarest »[8] qui avaient adhéré à l’OTAN il y a vingt ans. Une configuration qui peut rappeler celle que Donald Rumsfeld avait appelé au moment de la guerre en Irak en 2003 la « nouvelle Europe », opposée à la « vieille Europe » (la France et l’Allemagne), réticentes alors à l’idée d’imposer par la force un « changement de régime » en Mésopotamie. Avec une différence essentielle : alors que l’administration Bush encourageait alors la division de l’Europe comme gage de loyauté atlantiste, aujourd’hui, c’est Poutine qui veut imposer un changement de régime à Kiev et Biden valorise les alliés à l’Est de l’Europe sans chercher à les opposer aux alliés d’Europe occidentale[9].

L’autre différence notoire avec la situation au moment du premier élargissement à l’Est de l’OTAN en 1999 concerne le débat sur les raisons d’être de l’Alliance après la guerre froide. Il y avait alors trois conceptions rivales. Celle des États-Unis préconisant de transformer l’alliance en outil global : « out of area or out of business » (S. Larrabee et R. Asmus). Il y avait la conception française d’un pilier européen. Et enfin celle des nouveaux membres parfaitement satisfaits de garder la mission ancienne de l’OTAN que résumait  la formule de son premier secrétaire général Lord Ismay : « To keep the Americans in, the Russians out, the Germans down ».

Plus de vingt ans après l’élargissement à l’Est de l’OTAN, avec la guerre de Poutine il y a un an c’est une formule que l’on ne renierait pas aujourd’hui à Varsovie.

Il y a cependant quelques limites au tableau d’une Europe d’Est « meilleure alliée » des États-Unis.

Le centre de gravité passe à l’Est ?

La guerre en Ukraine déplace le centre de gravité géopolitique de l’Europe vers l’Est, mais les institutions (l’OTAN, l’UE) sont ancrées à l’Ouest. Elle met en évidence l’influence nouvelle de la Pologne et des pays du flanc Est au sein de l’OTAN rendue possible aussi par la réticence de l’Allemagne à se définir comme puissance avec une vision stratégique et par le contre-sens de la France sur la Russie. Il reste à savoir cependant ce que deviendra ce poids politique de Varsovie ou Talin, après la guerre, lorsque les logiques de puissance économiques et politique en Europe retrouveront leur place et que la politique américaine (avec peut-être un président « trumpiste ») se concentrera pleinement sur la rivalité avec la Chine.

Se reposera alors aussi la question de la « démocratie illibérale », du populisme et de l’État de droit que la guerre a dès le premier jour complètement éclipsée. Faut-il rappeler que le président polonais félicita bien tardivement Biden pour sa victoire (Trump était le favori du PiS) et que l’administration américaine faisait des remontrances à Varsovie sur l’État de droit et l’indépendance des médiaS ? En attendant la visite du président américain est déjà instrumentalisée par le PiS dans sa campagne électorale déjà en cours.

La thèse du déplacement vers l’Est du centre de gravité de l’Alliance se fonde sur un récit politico-moral concernant le soutien à l’Ukraine face à l’agression russe. L’OTAN est plus que jamais l’ultime garantie de sécurité qu’il conviendrait d’étendre à l’Ukraine[10]. Le poids nouveau des pays d’Europe centrale au sein de l’OTAN est lié au primat de la situation géopolitique et à leur rapport privilégié avec les États-Unis. Se pose la question de sa pérennisation après la guerre et de savoir dans quelle mesure cette logique opère aussi au sein de l’UE. L’argument majeur en faveur de la poursuite de l’élargissement de l’UE vers l’Est consiste d’abord à répondre aux attentes de Kiev et éviter de perpétuer une zone grise qui serait comme une invitation à la Russie de combler le vide. La décision sous la présidence française de l’UE en mai 2022, d’accorder le statut de candidat à l’adhésion à l’Ukraine et à la Moldavie ouvre cette perspective saluée à Kiev comme au Parlement européen.

Pourtant, une chose est d’affirmer l’avenir européen de l’Ukraine comme symbole et geste politique fort de solidarité ; une autre chose sera de le mettre en œuvre, alors que le pays est en guerre et que la paix et la reconstruction seront aussi des conditions à l’intégration. Celle-ci nécessitera un engagement économique et financier dont les leviers seront à l’Ouest de l’UE plutôt qu’à l’Est. Il faudra aussi, pour donner de la crédibilité aux engagements pris envers l’Ukraine, que le train de l’élargissement vers les Balkans avance. Cela exigera une volonté politique, des moyens considérables et les fonds de préadhésion pour l’Ukraine et les Balkans devront être prioritaire par rapport aux fonds structurels, dont les pays d’Europe centrale sont aujourd’hui les grands bénéficiaires. Enfin il faudra se défaire à Varsovie (et à Budapest) du discours eurosceptique comparant volontiers Bruxelles à Moscou. Comment souhaiter un « fast track » pour l’adhésion de l’Ukraine à l’UE tout en la dénonçant comme une machine à siphonner la souveraineté des nations ? « L’ Europe à 37 » verrait, comme l’OTAN, son centre de gravité déplacé vers l’Est, mais étant donnée la diversité politique et de potentiel économique des nouveaux membres cela impliquerait une évolution de l’Union vers la géométrie variable ou une Europe à plusieurs vitesses que ne souhaitent absolument pas les avocats d’une adhésion rapide de l’Ukraine.

Une réponse positive aux divisions latentes apparues avec la guerre en Ukraine pourrait être la relance du triangle de Weimar (France-Allemagne-Pologne) comme axe stratégique d’une Union élargie à l’Est. Cela supposerait cependant, une France ayant dépassé son « illusion » russe, une Allemagne ayant pris la pleine mesure du Zeitenwende, le « changement d’époque » annoncé par son chancelier, et… un changement de gouvernement à Varsovie.

[1] Milan Kundera, Un Occident kidnappé ou la tragédie de l’Europe centrale, Gallimard, 2022. Ce célèbre essai paru dans Le Débat en 1983 vient d’être publié en volume et il a été traduit en quinze langues. Cf. aussi Iegor Gran, Z comme zombie, POL, 2022.

[2] R. Vass, à l’occasion du sommet de l’OTAN à Bucarest en novembre 2022. Cf. « Globsec’s Vass : « This is a transformational war »,  Bloomberg, 29 novembre 2022. Voir aussi la déclaration commune des principaux think tanks de la région à l’occasion du sommet de l’OTAN à Madrid le 29 juin 2022. Dans la même veine S. Sierakowski, le directeur de la revue Kultura Politycznaécrit au lendemain de la visite de Biden : « Europe’s center of gravity has shifted eastward. The Poles are increasingly in the strategic driver’s seat – at least as long as there’s a war on ».

[3] Vaclav Havel : « Il est nécessaire de poser des questions dérangeantes à M. Poutine », entretien avec J. Rupnik, Le Monde, 23 février 2005.

[4] Emmanuel Macron : « Je ne pense pas, comme certains, qu'il faut défaire la Russie totalement, l'attaquer sur son sol. Ces observateurs veulent avant tout écraser la Russie. Cela n'a jamais été la position de la France et cela ne le sera jamais » (I. Lasserre, « Guerre en Ukraine : pourquoi Macron veut une défaite de la Russie sans l'écraser », Le Figaro, 19 février 2023.

[5] GMF Transatlantic trends 2022. La Pologne est dans toute l’Europe le pays où la confiance dans l’influence américaine est la plus élevée.

[6] Cela vaut pour la plupart des pays concernés. Ils respectent désormais les 2% de PIB pour leur budget militaire. La Pologne est à 2,4% avec pour objectif d’atteindre 4% l’an prochain. Son armée est de 170 000 (comme l’Allemagne), mais veut devenir, selon le ministre de la défense Blaszczak « la plus grande armée terrestre en Europe » (avec 250 000 soldats professionnels et 50 000 réservistes), cité par Georgi Gotev, « Poland, EU’s new heavyweight », Euractiv, 13 février 2023.

[7] Pawel Wronski, « Prezydent USA Joe Biden w Polsce. Co może zyskać Polska, co chce zyskać PiS? », Gazeta Wyborcza, 14 février 2023 (« Visite de Joe Biden en Pologne : qu’est-ce que la Pologne peut y gagner, qu’est-ce que le PiS espère y gagner »).

[8] C’est à l’invitation du président polonais Duda et de son homologue roumain Klaus Johanis que s’était tenu à Bucarest un sommet avec le président américain.

[9] La guerre en Irak était perçue alors à l’Est de l’Europe comme un test de loyauté envers les États-Unis des nouveaux adhérents à l’OTAN. Cf. J. Rupnik, « America’s best friends in Europe: East-Central European perceptions and policies towards the United States », in T. Judt et D. Lacorne (dir.), With US or against US, studies in global anti-americanism, New York, Palgrave Macmillan, 2005, p 93-113.

[10] Selon une enquête parue dans Gazeta Wyborcza, 95% des Polonais soutiennent l’adhésion de l’Ukraine à l’UE et à l’OTAN.