Liberté économique: la France peut beaucoup mieux faire edit
Les pourfendeurs du libéralisme aiment citer les États-Unis comme l’exemple type du capitalisme financier sauvage qui nous menace. Mauvaise pioche ! Dans le dernier classement mondial sur la liberté économique des pays, les États-Unis viennent en 25e place. Sur le podium, on trouve, dans l’ordre, Singapour, la Suisse et l’Irlande. La liberté économique est bien plus subtile qu’on ne le croit.
Ce classement est produit par la fondation américaine Heritage. Cette fondation est idéologiquement conservatrice mais son classement est généralement considéré comme sérieux[1]. Le classement repose sur un indice de liberté économique qui est construit sur la base de 12 critères décrits plus bas et regroupés en quatre catégories :
. Respect du droit
. Efficacité du système judiciaire
. Taille du « gouvernement » (de l’administration) et réglementations
. Ouverture des marchés
La liberté économique ainsi mesurée prend en compte les diverses contraintes qui pèsent sur l’activité économique comme, par exemple, le droit de propriété, la solidité des contrats privés, l’indépendance de la justice, les diverses formes de corruption, la pression fiscale, le poids de la dette publique, l’inclusion des femmes, la productivité du travail et la législation sur les licenciements, ou encore l’ouverture des frontières au commerce international. Une présentation détaillée de la méthodologie est disponible.
On peut, et on doit, toujours remettre en cause la liste des critères et la manière de les mesurer. Ceux qui concernent le système judiciaire ou la corruption ne devraient pas être controversés. D’autres, par contre, le sont. Un bon exemple est le droit de licenciement. Du point de vue strictement économique, tout ce qui le restreint (conditions limitatives ou primes) réduit la capacité des entreprises à être agiles pour faire face aux évolutions des marchés. Sous l’angle social, ces contraintes protègent les salariés, non seulement face aux mouvements économiques, mais aussi face à l’arbitraire des employeurs. C’est un vieux sujet, constamment débattu, qui oppose l’étroite efficacité économique et la justice sociale. La liberté économique n’est donc pas toujours bonne dans l’absolu. Il peut y avoir de bonnes raisons de la restreindre mais il faut alors accepter d’en assumer un coût en termes de croissance et, souvent, de niveau de vie. Le mérite de ce genre de classement est de nourrir le débat, laissant à chacun le soin d’en tirer ses propres conclusions.
Le dernier indice disponible, qui prend des valeurs comprises entre 0 et 100, correspond à l’année 2023. La France y occupe le 57e rang sur 176 pays. À titre de comparaison, l’Allemagne est à la 14e place et la Chine est en 154e position. Le Zimbabwe occupe la dernière place. Le classement complet est aisément accessible. Il est clair que, en comparaison internationale, la France n’a pas été assaillie par une impitoyable vague (néo) libérale. En fait, par rapport aux autres pays, elle a régressé depuis 1970. La figure suivante compare la situation en 1970 à celle de 2023, pour la plupart des pays de l’OCDE, plus Singapour, la Chine et la Russie. L’indice pour 1970 a été construit un peu différemment ; il varie de 0 à 10. Cette année-là, la France occupait la 18e place sur 48 pays classés. Son recul relatif ne signifie pas nécessairement que la liberté économique y a régressé, mais plutôt que de nombreux autres pays se sont libéralisés plus fortement.
Indice de liberté économique, 1970* et 2023
Note (*) : Pour les anciens pays d’Europe de l’Est, l’indice correspond à l’année 1985 au lieu de l’année 1970.
Source : Fondation Heritage.
Un aspect intéressant est l’apparente stabilité relative des différents pays. La France et ses voisins méditerranéens (Espagne, Italie et Grèce) étaient et restent moins économiquement libres que l’Allemagne, la Suisse et les pays scandinaves (qui sont aussi dans le quart nord-est de la figure) alors que la Chine et la Russie restent ancrées dans le coin sud-ouest. L’exception vient de l’Europe de l’Est, comme le montrent les positions de la Hongrie et de la Pologne. Cette observation suggère que, hors changements de régime politique, la liberté économique reflète un équilibre entre ceux qui veulent l’étendre et ceux qui s’y opposent. Ce n’est pas surprenant. Toute libéralisation produit des gagnants et des perdants, qui sont d’autant plus influents qu’ils sont favorisés par la situation de départ. Ce que nous avons vécu lors de la réforme des retraites en est un bon exemple. Avec un âge de départ à la retraite plus bas que dans la plupart des pays de l’OCDE, la réforme a suscité en France une opposition bien plus vigoureuse qu’ailleurs.
Si la liberté économique est une question de gagnants et de perdants, peut-elle servir l’intérêt général ? Une réponse est fournie par la figure ci-dessous qui compare les indices de liberté en 1985, quand a démarré une vague de libéralisation, et le revenu moyen en 2021, dernière année où les données sont disponibles pour la plupart des pays. Sont inclus les 82 pays pour lesquels ces données sont disponibles. L’indice de liberté pour 1985 est compris entre 0 et 5. Le revenu moyen est le PIB par tête calculé en dollars et corrigé des pouvoirs d’achat de chaque pays. Il apparaît très clairement que ces deux mesures sont liées. Les trois pays en tête pour la liberté économique le sont aussi pour le revenu moyen. Singapour arrive très loin en tête, avec un revenu moyen qui excède largement le double de celui de la France. Certes, c’est un petit pays qui a assuré sa richesse en construisant une place financière au cœur de l’Asie. La Suisse aussi bénéficie de sa place financière, mais ce n’est pas, et loin, sa seule source de revenus. L’Irlande est aussi spéciale car elle a utilisé un régime fiscal très attractif pour les multinationales opérant dans la technologie de l’information. Mais si l’on considère que chaque pays est une exception, on ne peut plus rien conclure.
Cela dit, la figure peut être interprétée de deux manières différentes. Il se peut que ce soit la liberté économique qui accroît le revenu moyen ou bien que ce soient les pays riches qui se libéralisent le plus. Cette dernière interprétation est peu probable. D’abord parce que la liberté est intentionnellement mesurée en 1980 et le revenu moyen en 2021 pour décrire le lent impact de la liberté économique sur la croissance subséquente. Ensuite parce que les travaux récents, qui s’efforcent d’établir formellement dans quel sens la causalité opère, concluent que c’est bien la liberté qui promeut la croissance parce qu’il est plus facile d’entreprendre lorsque la liberté économique est plus affermie.
Revenu moyen et liberté économique
Sources : Fondation Heritage et Banque mondiale.
Comme souvent, il est intéressant de comparer l’Allemagne et la France. L’Allemagne a misé sur son industrie. Ses grandes entreprises s’appuient sur une kyrielle d’entreprises de taille moyenne qui irriguent l’activité du pays. Méfiante à l’égard des subventions, elle a mis l’accent sur les conditions cadres qui ont permis à ce système de fonctionner. La France n’a pas eu de telles préventions à l’égard des aide étatiques, désormais bridées par le marché unique européen. Le résultat a été le développement des services, une activité dominée par des plus petites entreprises qui fleurissent en étant innovantes et qui, du coup, sont moins sensibles aux entraves à la liberté économique. Si l’Allemagne et la France sont moins bien classées que bien d’autres pays c’est parce qu’elles ont aussi choisi de protéger les salariés.
Le tableau suivant liste les classements de la France et de l’Allemagne en 2023, critère par critère. Les deux pays sont quasiment ex æquo en position respectable pour ce qui est du commerce international et la finance (réglementation, interventions du gouvernement). Ceci n’est pas surprenant puisque la plupart de ces questions sont décidées au niveau européen. Il en va de même pour les investissements (liberté de déplacer les capitaux depuis et vers le reste du monde, restrictions de nature protectionniste ou sécuritaire) et la liberté des entreprises (réglementations, risques qui pèsent sur les entreprises), sauf que l’écart entre l’Allemagne et la France se creuse. Pour ce qui est du respect du droit de propriété, de l’efficacité du système judiciaire et de l’intégrité du gouvernement, la France suit à distance l’Allemagne, qui est en relativement bonne position. Sur les cinq critères restants, les deux pays s’enfoncent dans les profondeurs du classement. En matière de marché du travail et de liberté des prix (qui prend en compte les mesures qui affaiblissent la libre concurrence comme des interventions sur la fixation des prix et des subventions), la France précède l’Allemagne. Sur les questions budgétaires, le classement est catastrophique. En Europe, en général, les dépenses publiques sont très importantes (elles représentent 58% du PIB en France) car les systèmes de protection sociale y sont plus développés, ce qui nécessite en contrepartie une fiscalité lourde. Par ailleurs, les déficits budgétaires sont souvent récurrents et se traduisent par des dettes publiques désormais très élevées. Mais ici, l’Allemagne fait beaucoup mieux que la France, ce qui explique son meilleur classement en termes de solidité budgétaire.
Classement mondial de la France et de l’Allemagne sur les 12 critères
Source : Fondation Heritage.
Mais ce qui apparaît aux yeux de certains (comme la conservatrice fondation Heritage) comme une intrusion de l’État dans les affaires économiques, est généralement considéré en Europe comme un progrès social, acceptant implicitement d’en payer le coût en matière de fiscalité et de croissance économique. Vu sous cet angle, il s’agit là d’un choix collectif et non d’une atteinte à la liberté économique. Cette idée conduit à recalculer l’indice de liberté économique en ignorant les deux critères des dépenses publiques et du poids de la fiscalité, tout en conservant le critère de solidité budgétaire car maitriser la dette publique croître n’est pas incompatible avec un système social très développé, comme le montre le cas de l’Allemagne.
Le tableau ci-dessous est le résultat de ce calcul. Il présente les deux classements, orignal et modifiés, de la France et de l’Allemagne, ainsi que ceux des cinq pays qui arrivent en tête avec la nouveau classement et, pour la curiosité, les cinq derniers. La France pointe désormais à la 30e position. C’est mieux, mais toujours loin derrière l’Allemagne. Les cinq premiers pays sont maintenant la Suisse et les pays scandinaves. Ces pays combinent liberté économique et un haut niveau de protection sociale qui les pénalise dans le classement original de la fondation Heritage. Au bas du tableau, le classement n’est modifié qu’en ce qui concerne Cuba, qui se flatte de disposer d’un solide niveau de protection sociale.
Classement modifié (sans les deux critères budgétaires)
Plusieurs conclusions émergent.
Premièrement, la liberté économique dope la croissance économique. L’impact sur une année donnée est faible et peut ainsi passer sous le radar mais, accumulé année après année sur des décennies, l’écart se creuse et devient tout à fait substantiel.
Deuxièmement, si le niveau de liberté économique varie considérablement d’un pays à l’autre, il change peut dans chaque pays, même sur des décennies. Une fois en place, les équilibres politiques pourvoient à cette stabilité, ce qui est heureux pour les pays du haut du tableau, mais calamiteux pour les autres. De nombreuses études expliquent cette difficulté à changer la donne par le rôle des groupes de pression qui bénéficient du statu quo.
Troisièmement, l’exemple de la Suisse et des pays scandinaves montre qu’il est possible de combiner la liberté économique et un haut niveau de protection sociale. Le libéralisme économique n’est pas synonyme de régression sociale.
Quatrièmement, la France est mal placée, depuis longtemps. Il appartient à ceux qui prétendent qu’elle a été submergée par une immense vague (néo) libérale de le démontrer. S’il y a eu libéralisation durant ces dernières années, elle a été modeste par rapport à ce qui se passe ailleurs dans le monde.
Cinquièmement, les deux critères qui plombent la France, et plus encore l’Allemagne, sont la rigidité du marché du travail et toutes mesures réglementaires et les subventions qui réduisent la liberté des prix. C’est un résultat que Macron semble avoir accepté au début de son premier mandat, mais il se heurte à toutes sortes de groupe de pression, y compris les contempteurs du (néo) libéralisme.
Sixièmement, on peut se demander ce qui se passerait si la France parvenait à atteindre le (modeste) niveau de liberté économique de l’Allemagne, et ainsi espérer combler son retard de revenu par tête. L’écart était en 2021 de 7300 $ par an. Pour une famille de quatre personnes, cela représente environ 30 000 $. Par rapport au Danemark, la différence est de 13 700 $ par personne, soit 54 700 $ pour quatre personnes. Je n’ose pas mentionner la Suisse.
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[1] Il existe un autre index produit par la fondation canadienne Fraser Institute, qui est idéologiquement peu différente de la fondation Heritage. Ses résultats diffèrent peu ceux de de la fondation Heritage et couvrent une période plus courte.