Les Français ne veulent-ils plus travailler? edit

19 avril 2023

La contestation de la réforme des retraites conduit à se demander si ce rejet, qui paraît massif, traduit plus profondément un refus du travail ou du moins une préférence très forte pour le non-travail[1]. Pourtant, les enquêtes menées depuis trente ans sur la question du rapport au travail montrent que la place du travail dans la vie des Français est jugée très importante par une forte majorité d’entre eux et que cette proportion reste stable (Figure 1). La valorisation du travail semble même plus importante en France que chez nos deux voisins anglais et allemands. L’enquête plus récente de l’Institut Montaigne[2] montre que les trois-quarts des Français se déclarent satisfaits de leur travail.

Les Français croient au travail…

Figure 1. Le travail est très important dans ma vie (Source : EVS)

Certes, pour une nette majorité de Français, le travail ne peut pas systématiquement prendre le pas sur les loisirs. Cette question, posée dans l’enquête EVS, montre que ceux qui pensent l’inverse (« le travail doit toujours passer en premier même si ça signifie moins de temps libre ») ne sont qu’une minorité (39% en 2017), mais cette proportion s’est plutôt accrue depuis 1999 (figure 2).

Ces données ne semblent donc pas accréditer l’idée que les Français rejettent le travail et qu’ils le feraient plus aujourd’hui qu’hier. Précisons d’ailleurs que l’importance du travail dans la vie ne varie pas en fonction du statut d’activité. Ce ne sont pas les inactifs (au sens du travail formel : retraités, étudiants ou chômeurs) qui valoriseraient plus le travail parce qu’ils n’en subiraient pas les contraintes au contraire des actifs en exercice.

Figure 2. Le travail doit toujours passer en premier même si ça signifie moins de temps libres (Source : EVS)

Mais ils travaillent globalement moins que les autres….

Et pourtant, lorsqu’on examine une autre donnée, elle de nature objective, les heures travaillées annuellement et rapportées à la population entière[3], force est de constater que les Français sont, globalement sur l’année, ceux qui travaillent le moins parmi les habitants des pays développés (figure 3). Il faut préciser que, si on regarde la même statistique, mais rapportée aux actifs occupés et non plus à l’ensemble de la population, la moyenne française est équivalente à celle du Royaume-Uni et supérieure à celle de l’Allemagne. Autrement dit, les Français en emploi travaillent autant que les Anglais et même un peu plus que les Allemands, mais la population française dans son ensemble – actifs et inactifs confondus – travaille nettement moins que dans les autres pays développés. À côté de quelques paramètres démographiques (pyramide des âges), la principale explication est bien connue : elle tient aux taux d’emploi français plus faibles des jeunes et des personnes de plus de 55 ans (tableau 1). Cela fournit une interprétation, au moins partielle, de la contradiction apparente entre les données subjectives et les données objectives sur la quantité de travail. Les Français valorisent le travail… lorsqu’ils travaillent, et alors ils le font autant que les autres, voire plus. Mais ils veulent aussi s’en détacher plus rapidement, en accédant rapidement à la retraite.

Tableau 1. Taux d’emploi par classes d’âge en France, en Allemagne et au Royaume-Uni en 2021 (Source : OCDE)

La figure 3 livre une interprétation possible du décrochage français en termes de quantité globale de travail (et donc de production et de richesse du pays) qui va dans ce sens. Dans les années 1970, la France se situait dans la moyenne européenne. Le décrochage débute en 1981 et se poursuit jusqu’en 1986, période au début de laquelle sont instaurées la retraite à 60 ans puis la 5e semaine de congés payés par la gauche qui vient d’arriver au pouvoir. Même s’il faut rester prudent – corrélation n’est pas causalité – il semble assez probable que la baisse globale des heures travaillées soit imputable en grande partie à ces choix politiques. Il est frappant de voir que par la suite, la France ne rattrapera plus jamais son retard.

Il semble donc que la France ait choisi plus ou moins implicitement, à partir du début des années 1980, un modèle de partage entre le travail et le non-travail qui laisse une place beaucoup plus importante au second, assez tôt dans la vie active, via un départ précoce à la retraite.

Ce modèle est un choix possible de société qui d’ailleurs fait écho à des revendications politiques contemporaines (le thème de la décroissance), mais il n’a jamais été vraiment débattu sur la place publique, dans l’arène politique, en en présentant toutes les conséquences, en termes de richesses produites, de niveau de vie et de la place de la France dans la compétition économique mondiale.

Les Français semblent l’avoir choisi sans en mesurer toutes les conséquences (faute d’un débat politique explicite). Ils l’ont, depuis quarante ans, adopté comme un élément de qualité de vie[4] et ils ne semblent pas prêts à y renoncer. La présentation de la réforme sur les retraites aurait sans doute gagné à présenter, cette fois de manière explicite, le choix entre deux modèles de société avec toutes les conséquences économiques et sociales attachées à chacun d’eux. Il n’est évidemment pas sûr pour autant que ce débat aurait emporté la conviction des Français pour accepter de prolonger l’âge de départ à la retraite. Mais cela aurait eu le mérite de poser les enjeux fondamentaux du débat comme un véritable choix de société.

Figure 3. Les heures travaillées par habitant

[1] Voir l’article de Monique Dagnaud dans Telos, « La fin du travail et les croyances de luxe », 11 avril 2023.

[2] Bertrand Martinot, Les Français au travail. Dépasser les idées reçues, Institut Montaigne, 2023

[3] Ces données sont consultables sur le site de l’OCDE à l’adresse suivante : https://stats.oecd.org/viewhtml.aspx?datasetcode=PDB_LV&lang=fr sous la dénomination « utilisation du travail »

[4] Cette valorisation d’un départ précoce à la retraite est liée également à la transformation de la représentation sociale de la vieillesse, et du rôle social que jouent les personnes âgées dans la société. Être retraité n’est plus l’annonce de la fin de vie prochaine et du bannissement social, c’est l’annonce d’une deuxième vie avec l’implication des retraités dans la vie sociale via le monde associatif, avec leurs relations d’échanges et d’entraide avec leur parentèle, avec, pour ceux qui en ont les moyens, la découverte d’autres horizons grâce à la démocratisation des voyages. Henri Mendras avait senti ces évolutions dès le début des années 1980. Voir Henri Mendras, « Le troisième âge animera la société française », Revue de l’OFCE, 1984-8, p. 141-161.