Immigration: fantasmes et réalités ignorées du débat électoral edit

24 avril 2017

La question de l’immigration a tenu jusqu’à présent une place relativement modeste dans la campagne électorale, mais le sujet reviendra certainement au premier plan, Marine Le Pen étant présente au second tour. D’ailleurs, avant le premier tour,  la candidate du Front national, craignant sans doute de voir cette présence menacée, avait déjà durci son discours en annonçant son intention d’instaurer « un moratoire immédiat » visant à suspendre l’immigration légale.

Comme pour beaucoup de sujets, mais particulièrement pour celui-ci, les fantasmes qui sont agités à dessein dans le débat électoral ont peu de choses à voir avec la réalité. Cette campagne rompant, à bien des égards, avec tout esprit rationnel, il faut, plus que jamais, en revenir aux faits.

En matière d’immigration, la France occupe en Europe une place très singulière, particularité qui est totalement occultée dans le débat électoral, viciant ainsi totalement la réflexion et les propositions de politique publique. Cette singularité est double et peut se résumer ainsi : premièrement, la France ne se caractérise pas par une présence plus importante d’immigrés[1] que nos voisins européens, mais par une présence beaucoup plus forte de descendants d’immigrés ; deuxièmement, les problèmes d’intégration sur lesquels je reviendrai concernent prioritairement, non pas les étrangers ou les immigrés, mais bien ces descendants d’immigrés qui, s’ils sont nés en France de parents étrangers, ont obtenu la nationalité française ou l’obtiendront de plein droit à leur majorité (loi du 16 mars 1998 relative à la nationalité)[2]. Le débat qui se focalise sur les flux migratoires manque donc la vraie question qui concerne les enfants des migrants des vagues passées et qui signe l’échec du modèle d’intégration à la française. Il y a bien de sérieux problèmes, on va le voir, mais ce ne sont pas ceux qu’on agite dans le débat politique.

La France est un vieux pays d’immigration liée à son passé colonial. La dernière grande vague d’immigration, notamment en provenance des pays du Maghreb a débuté au lendemain de la seconde guerre mondiale (pour l’immigration algérienne), un peu plus tard (au début des années 1960) pour l’immigration marocaine et tunisienne et a commencé à décroître après la crise pétrolière du milieu des années 1970. Au total, du fait de ce reflux à partir de cette date, la part des étrangers est restée stable, autour de 5% de la population résidente, du milieu des années 1970 aux années 2000. Ces nombreux migrants arrivés en France dans les années 1960 et 1970 ont eu bien sûr des descendants et la France se singularise en Europe par l’importance numérique et relative de cette seconde génération : on compte au total près de 7 millions de descendants d’immigrés (c’est-à-dire de personnes nées en France ayant au moins un parent immigré). Ils représentent, 13,5% de l’ensemble des 25-54 ans (données Eurostat 2008), le taux de loin le plus élevé des pays de l’UE 27 (moyenne de 5% pour l’UE 27). C’est là la vraie singularité française.

Or les problèmes liés à ce qu’on appelle improprement dans le débat public « l’immigration » concernent essentiellement cette seconde génération installée depuis sa naissance sur le territoire français et destinée à y demeurer et ont peu à voir avec les flux migratoires récents. Depuis la suspension à partir de 1975 de l’immigration de main d’œuvre, ces derniers relèvent principalement de motifs familiaux[3]. Quant à l’accueil dans notre pays de réfugiés à la suite de la crise migratoire, il reste à un niveau très modeste : en 2015, la France a accepté 26 000 demandes d’asile, contre 148 000 en Allemagne et près de 35 000 en Suède. Rapportés à la population, ces chiffres placent la France au 14ème rang en Europe (avec un taux de 0,08% de la population), le pays champion de l’accueil des réfugiés étant la Suède (0,71%, chiffres Eurostat de 2015). La France est donc loin d’être submergée par l’afflux de réfugiés, même si des tensions peuvent se manifester dans certains points du territoire où ces réfugiés se concentrent, tensions qui sont liées à l’impréparation et à la mauvaise organisation matérielle et administrative de l’accueil (notamment pour la gestion des demandes d’asile).

En réalité, le problème structurel majeur auquel la France a à faire face, totalement occulté dans la campagne électorale, concerne les jeunes issus de l’immigration (40% des descendants d’immigrés ont entre 18 et 35 ans). A ce sujet, les signes sont patents d’un échec profond et la conjugaison de l’importance numérique de cette seconde génération et de l’intensité des problèmes qui lui sont associés, crée un abcès de fixation assez particulier dans le paysage européen qui devrait être au premier plan du débat public. Il n’en est rien, on l’a dit. Les propositions politiques qui se focalisent sur le contrôle des flux migratoires n’apportent évidemment aucune réponse à ce problème structurel.

Celui-ci résulte d’un mélange complexe et détonnant de discriminations, de défaut d’intégration, de malaise identitaire et de montée de la radicalité. Il faut, sans angélisme, parler de l’ensemble de ces problèmes articulés qui sont souvent passés sous silence par crainte de la stigmatisation politique – qu’elle vienne de l’extrême gauche avec un antiracisme de combat qui ne peut peindre les immigrés ou descendants d’immigrés qu’en victimes – ou de l’extrême droite qui à l’inverse en fait les porteurs de tous les maux de la société française.

Les discriminations à l’embauche dont souffrent les immigrés ou descendants d’immigrés sont avérées et prouvées par de nombreuses études statistiques ou de testing. Les barrières à l’entrée sur le marché du travail sont une spécialité française liée au caractère très rigide de la législation du contrat de travail. Ces barrières sont multipliées pour les jeunes d’origine immigrée, non pas parce que la France serait structurellement « raciste », mais parce qu’ils souffrent plus que d’autres d’une forme de « discrimination statistique ». Ils sont supposés par les employeurs être porteurs en moyenne de caractéristiques défavorables à leur pleine efficacité productive. Ces jugements pénalisants s’appliquent sans distinction à tous les jeunes d’origine étrangère, quelles que soient par ailleurs leurs qualités individuelles. Ils peuvent bien sûr être alimentés par des préjugés racistes, mais ils le sont aussi probablement par les comportements d’une partie des jeunes d’origine immigrée qui rejette certaines normes sociales. Ce constat est bien sûr dérangeant car il peut lui-même alimenter les préjugés racistes ou xénophobes. Mais il est malheureusement assez solidement établi par les travaux de Sébastian Roché sur la déviance auto-déclarée. Il est confirmé par une enquête que nous avons menée récemment auprès d’un large échantillon de lycéens comprenant un nombre important de jeunes d’origine étrangère : ces derniers sont toujours nettement plus nombreux que les jeunes d’origine française à trouver « acceptables » certains comportements déviants comme « voler pour quelques jours un scooter » (21% des jeunes originaires du Maghreb), « tricher lors d’un examen » (47%), « conduire sans permis » (46%), « dealer un peu de haschich » (27%) (même si, dans les lycées plutôt d’origine populaire où s’est déroulée l’enquête, la proportion de jeunes d’origine française acceptant ces comportements n’est pas non plus négligeable, elle reste néanmoins nettement inférieure). Ces réponses reflètent le fait que ces jeunes, pour un ensemble de raisons complexes, acceptent moins les normes sociales communes, ce qui constitue certainement un facteur défavorable au recrutement et plus largement à leur bonne intégration.

Le cercle vicieux de la discrimination est donc particulièrement difficile à briser. Il est alimenté à la fois par les préjugés des employeurs et par une relation méfiante et problématique d’une partie de cette jeunesse à la société française. Sur ce plan, le rapport à la police joue un rôle important (que j’avais déjà évoqué dans un article précédent de Telos, voir « Aulnay, dix ans après »). Les tensions presque quotidiennes avec la police dans certains quartiers exacerbent un rapport conflictuel à la société française et le sentiment d’être traité de manière injuste. Il serait temps que s’ouvre un débat approfondi sur les relations entre les jeunes et la police ; tant que dominera chez une partie des jeunes la haine de la police, rien de positif ne pourra se construire.

Sur un plan plus large de l’intégration culturelle – c’est-à-dire de la convergence des normes et des valeurs, du sentiment d’appartenance à la communauté nationale, avec ce que sont ces normes et valeurs dans la population d’ensemble – la situation semble s’être profondément détériorée depuis une décennie. Au début des années 1990, la première grande enquête sur la population immigrée et issue de l’immigration (l’enquête Mobilité géographique et insertion sociale, dite MGIS, réalisée par l’INED avec le concours de l’INSEE en 1992) livrait un constat optimiste : l’intégration culturelle était en marche, convergence des goûts et des normes de consommation, développement des unions mixtes souvent sous forme de concubinage, faible influence de la religion, forte implication politique, tout semblait concourir à l’assimilation culturelle.

Depuis une dizaine d’années, le processus semble s’être arrêté, voire inversé, pour une partie des jeunes d’origine immigrée. Il y a bien sûr un phénomène mondial lié à la montée d’une conception intégriste et ultra-radicale de l’Islam. Mais il y a une spécificité française tristement et dramatiquement illustrée par la participation de jeunes Français d’origine étrangère, formés par l’école de la République, à des actes terroristes en France ou à l’étranger. La récente enquête que nous avons menée auprès d’un large échantillon de lycéens (voir cet article du Journal du CNRS) montre que l’univers normatif et religieux des jeunes musulmans est aujourd’hui très éloigné de celui des jeunes catholiques ou des jeunes sans religion. Les premiers sont animés d’une très forte religiosité allant parfois jusqu’à une conception absolutiste qui, paradoxalement, peut se combiner, dans des cas heureusement minoritaires mais significatifs, à une culture de la violence et de la déviance qui peut alors conduire à justifier la guerre religieuse. Ces signaux sont évidemment inquiétants. Les mesures sécuritaires sont nécessaires, mais si on veut traiter le problème au fond, il faudra aller bien au-delà et se demander pourquoi le désir d’être Français à part  entière s’est évanoui dans une partie de la jeunesse d’origine étrangère.

Les multiples « plans banlieues » qui se sont succédé n’ont rien réglé au fond, même s’ils ont pu améliorer le cadre de vie. L’échec scolaire et les inégalités sociales devant l’école restent à un niveau beaucoup trop élevé et peu a été fait pour les réduire. La politique des emplois aidés dans le secteur non marchand, réactivée sous ce quinquennat, est un leurre et les jeunes le savent bien. La politique de lutte contre les discriminations sur le marché du travail est nécessaire, mais elle ne donnera pas de résultats probants tant qu’une question fondamentale, mise sous le boisseau par frilosité politique, n’aura pas été abordée : comment réduire le fossé qui est en train de se creuser, sur le plan des valeurs, entre une partie de la jeunesse et la société ? L’école républicaine aurait là un rôle fondamental à jouer si elle acceptait de sortir d’une conception trop étroitement traditionnelle de la transmission des connaissances.

 

[1] C’est-à-dire selon la définition du Haut Conseil à l’Intégration des personnes nées à l’étranger et née de nationalité étrangère.

[2] Par ailleurs, les enfants nés en France avant le 1er janvier 1994, d’un parent né sur un ancien territoire français avant son accession à l’indépendance, sont français de plein droit. Il en est de même des enfants nés en France d’un parent né en Algérie avant le 3 juillet 1962

[3] En 2010, 87 000 étrangers sont entrés en France pour motif familial, avec dans la grande majorité des cas, des arrivées comme membres d’une famille de Français (52 000 en 2010).