Les tabous des sociologues: interrogations d’un enseignant edit

6 juillet 2023

En ce moment, les sociologues sont invités à donner leurs analyses sur les événements nocturnes, qu’on peut qualifier d’émeutes, c’est-à-dire de violences collectives s’adressant aux biens et aux personnes, menées par des jeunes qui n’ont pas de porte-parole, pas de slogan, ne viennent pas à la télévision s’expliquer, ne formulent pas de demandes concises et claires. D’autres parlent pour eux, plus ou moins près, de par leur naissance et leur éducation, de ce groupe social. On comprend que ces violences demandent « justice pour Nahel », bien que la justice se soit mise en mouvement de façon plutôt rapide, voire veulent « venger Nahel », ce qui est bombé sur certains murs. Ils cassent des biens collectifs dont ils profitent, ce qui laisse perplexe.

Les sociologues sont donc convoqués à s’exprimer en tant qu’experts car il s’agit bien d’un problème de société : nous sommes tous impactés, l’histoire des derniers siècles a l’air de jouer un grand rôle dans ces actions, ainsi que les classes sociales, la politique, l’urbanisme, le chômage, l’école… Quoi de mieux qu’un sociologue pour tous ces domaines unis dans ce phénomène inattendu ? L’absence de parole organisée des acteurs ouvre un grand espace d’interprétation. La plupart des sociologues interviewés se placent du côté des quasi-muets qui cassent. Se mettre à leur place, comprendre les motifs de leurs agissements pourrait donner les voies des réparations et faire cesser ces nuits de heurts. Tant pour la question de la sécurité immédiate que pour les solutions de long terme.

Le silence des belligérants est un gouffre béant. Tout le monde, et les sociologues au premier chef, a tendance à s’y loger. Manuel Valls, quand il était Premier ministre, avait fustigé ces analyses au motif qu’elles étaient des excuses. L’université avait répondu fermement par le caractère scientifique, par principe institutionnel, de ses travaux. Cependant, le biais est assez visible : bien des sociologues veulent réduire la culpabilité qui, dès lors qu’on passe de la manifestation au pillage et à la destruction, tombe sur ces émeutiers. Cette posture comprend un certain nombre de présupposés, qu’on peut qualifier d’épistémologie, et qu’à ce titre, on peut mettre en analyse contradictoire.

Les deux présupposés les plus fonctionnels sont, à mon sens : l’unité des émeutiers et l’idée que la violence ne peut être que réactionnelle.

L’unité des émeutiers : ils sont une entité, il le faut puisqu’ils sont un objet sociologique, et ont, de ce fait, une motivation : une motivation centrale qui se décompose en ou s’accompagne de motivations secondaires ; nous ne savons pas ce qu’ils veulent,  mais ils ne font pas n’importe quoi. Aux sociologues, donc, de décrypter leurs intentions, de les expliciter dans cette unité supposée ; et une fois ce travail d’explication accompli ce que doivent faire les institutions de la société pour calmer ces trop grandes souffrances viendra de soi-même.

Le deuxième présupposé est caractère réactionnel de la violence. C’est une option très partagée. Globalement, il est aisé de voir qu’elle est fausse, l’expérience humaine ordinaire suffit. Mais on a envie de considérer que tout le monde est généreux et serviable, apprécie l’égalité des droits et tâche de les mettre en pratique. On sait bien les relations entre les hommes ne sont pas ainsi et que des individus font du mal aux autres, même sans profit pour eux parfois. On veut toujours croire qu’il y a un bien derrière un mal. Une approche scientifique du comportement humain ne devrait pas participer de cette sympathique mais inexacte croyance. Bien souvent, à la fin du discours qui prend la banlieue comme un seul homme en souffrance, l’image par trop négative qui en sort est corrigée rapidement par l’idée que bien des choses bien se passent aussi en banlieue. Quid des relations entre ceux qui cassent et ceux qui ne cassent pas et désapprouvent cette violence ? Quel sociologue analyse cela ?

À partir de ces deux points épistémologiques, les analyses s’organisent sur les schémas bourdieusiens, en gros : tout sort du social et si ces jeunes se « mettent en colère », c’est parce que leur situation sociale est dégradée et leur parait sans issue. Le sentiment dépasse le réel, comme pour la température. Tout prend sens : s’ils détruisent les écoles, c’est parce que « l’école ne remplit pas son rôle » ; s’ils cassent à côté de chez eux, cela peut « refléter le sentiment profond que ces quartiers n'ont pas de valeur aux yeux de la société plus large, ce qui alimente une forme de révolte autodestructrice » (Sami Zegnani, maître de conférences en sociologie à l'université de Rennes). « Se dire qu'ils pourraient aller taper ailleurs, c'est croire qu'ils pourraient se balader comme ils veulent » (Stéphanie Vermeersch, sociologue, directrice de recherche au CNRS)…

Certains sociologues expliquent que la ressemblance entre les irruptions épisodiques signifie la permanence de la situation de domination sous-jacente qui en est la cause, la nouveauté ne dépendant ni de la sociologie, ni de la politique de la ville, mais du web, des « réseaux sociaux ».

Il me semble que la sociologie devrait un peu mieux déterminer le corpus des faits à analyser, et ne pas se laisser traîner dans le sillage du journalisme et du récit commun qui en naît.

Le 14 juin dernier, un jeune automobiliste guinéen est mort sous les balles d’un policier qui a été mis en examen pour homicide volontaire immédiatement. La justice s’est enclenché sans qu’il y ait de casses collectives. Il faudrait traiter sociologiquement les raisons de cette différence de traitement, ainsi que du slogan « justice pour Nahel », puisque la justice est bien embrayée.

Parmi les faits, il y a aussi des éléments de contexte qui passent complètement, parfois, sous le boisseau de l’analyse sociologique. Des jeunes s’entretuent pour des raisons de territoire de deal de drogue. Vingt-trois d’entre eux sont morts, dans une guerre des gangs, à Marseille en 2023 ; une femme de 43 ans, mère de famille, qui passait par là est morte d’une balle « perdue ». Qui intègre cette mort à l’analyse de ce qui se passe ? À ma connaissance, seul Olivier Galland parle de cette économie dite parallèle.

Le rôle de la religion n’est pas examinable non plus. Tout regard critique est pris comme phobie, interdit à ce titre ; être « phile » devient la seule façon sûre de ne pas être « phobe ». Les sociologues ne mettant pas les phénomènes religieux dans le corpus à interpréter se privent de tout un pan fondamental de l’humain. Beaucoup de comparaisons sont faites avec les émeutes de novembre 2005, mais la montée, voire la création, des idées décoloniales, la fréquence de l’affirmation d’un racisme systémique en France, l’augmentation du niveau de violence pratiquée ou acceptée, l’agression d’élus, de leur famille, tout cela, et d’autres choses, existait-il en 2005 ? Ces éléments devraient être incorporés aux analyses sociologiques.

Les grilles de lecture déjà courues (Bourdieu essentiellement) sont-elles encore opératoires ? La sociologie devrait les interroger et s’assurer que les permanences sociales permettent bien la permanence des méthodes d’analyses et de recueil des données, et voir que, peut-être l’apparente permanence des phénomènes, avec un rôle eschatologique de la rue, sort de la permanence de l’épistémologie qui la sous-tend.