Présidentielle: un conflit de valeurs edit

22 avril 2022

Au-delà du score du Président sortant, Emmanuel Macron, arrivé nettement en tête (27,85%), les résultats du premier tour de l’élection présidentielle du 10 avril 2022 sont riches d’enseignements : remontée de Jean-Luc Mélenchon qui réussit à fédérer une partie de la gauche (21,95%), échec des candidatures soutenues par les deux partis de gouvernement (Anne Hidalgo pour le PS et Valérie Pécresse pour LR), en-dessous de 5%, scores cumulés élevés des trois candidats de la droite radicale (32,3%), nettement dominée par Marine Le Pen (23,15%). Il est certain que son score de second tour sera supérieur à celui de 2017 (33,9%), et son élection à la Présidence de la république devient un événement crédible.

Des facteurs conjoncturels sont mis en avant pour rendre compte de cette situation électorale : stratégie de « dédiabolisation » du RN qui contraste avec la radicalité d’Eric Zemmour, campagne centrée sur la défense du pouvoir d’achat première préoccupation des Français, bilan d’Emmanuel Macron et rejet de sa personne, etc. Au-delà de ces facteurs importants, ce résultat électoral et ses effets sur la dynamique du second tour s’enracinent dans des logiques sociales moins visibles mais plus profondes : le système de valeurs des électeurs, véritables boussoles de leur perception du monde et de la hiérarchisation de leurs préférences collectives.

L’influence de ce facteur sous-jacent s’exerce à travers un puissant conflit entre deux systèmes de valeurs. L’un, construit autour des idéaux d’ordre, de sécurité et d’autorité. L’autre défend la tolérance, la confiance et l’égalité entre les personnes au nom d’un idéal d’émancipation et d’accomplissement personnel. Cette problématique, qui s’appuie sur les travaux Ronald Inglehart, est mise à l’épreuve de l’exploitation des données de la dernière vague des enquêtes sur les Valeurs des Européens[1] réalisées entre 2018 et 2019. Plus de trois ans avant l’élection présidentielle elle met en lumière la forte contribution de ce conflit de valeurs à la structuration des préférences électorales au printemps 2022. Les comparaisons européennes montrent que ce conflit n’est pas propre à la France. Parce qu’il fait écho à ce clivage fondamental, le résultat de la présidentielle française sera examiné de très près au-delà de la France.

Valeurs d’autorité, valeurs d’émancipation dans la vie quotidienne

Ces deux visions opposées du monde social idéal ne sont pas seulement des sujets de débats entre intellectuels ou acteurs politiques plus ou moins traditionnels ou libéraux, ou des slogans au service de blocs géopolitiques antagonistes, plus ou moins autoritaires ou démocratiques. Ces valeurs façonnent la personnalité sociale de chaque membre d’une société.

Valeurs d’autorité et d’émancipation n’existent pas à l’état pur. Ces systèmes antagonistes doivent se comprendre comme les deux pôles d’une « super-dimension culturelle sous-jacente[2] » entre lesquels se situent chaque personne selon son tropisme plus ou moins orienté vers l’autorité ou la liberté. Pour l’évaluer on a construit un indice factoriel à partir de ses réponses à quatorze questions d’opinion portant sur des situations de la vie quotidienne : degré d’acceptation de l’homosexualité, l’avortement, le divorce ou le suicide ; confiance dans ses voisins, connaissances, gens d’une autre religion ou d’une autre nationalité ; opinions sur la distinction entre des rôles sociaux masculins et féminins, entre travailleurs français et étrangers « quand les emplois sont rares », et entre la parentalité homo et hétérosexuelle.

L’analyse des données vérifie que ces questions s’organisent en trois échelles d’attitudes correspondant à trois valeurs centrales des démocraties : la confiance vs la méfiance envers autrui, la tolérance vs l’intolérance, l’égalité entre les humains vs leur discrimination. Une analyse en composantes principales confirme qu’il existe un facteur commun à ces trois échelles d’attitudes qui correspond à la super-dimension culturelle recherchée. Les scores standardisés de cette échelle de valeurs varient de 0 (pôle autoritaire) à 20 (pôle émancipation). Plus le score d’une personne ou le score moyen d’un groupe se rapprochent de 0, plus leurs réponses traduisent une propension à la méfiance, l’intolérance et à la discrimination, traduisant un système de valeurs favorable à l’ordre et l’autorité. Plus le score se rapproche de 20, plus les réponses renvoient à des attitudes et à un système de valeurs favorable à l’émancipation individuelle.

La position d’une société sur cette super-dimension a des effets sociopolitiques puissants. Proche du pôle autoritaire, la société tend à se fermer sur elle-même, dans un climat d’opinion favorable aux partis nationalistes et aux autocrates. Proche du pôle émancipation, la société s’ouvre à la diversité culturelle et favorise une demande collective de développement démocratique.

Des valeurs de la vie quotidienne très politiques

En France, le score moyen sur cette échelle est de 11,68, nettement supérieur à la moyenne des trente-sept pays européens enquêtés (9,07). La forte variation de ce score en fonction de la position de la personne sur l’échelle d’orientation politique à dix degrés confirme la dimension très politique de la super-dimension culturelle (Eta = 0,33). Bien que définie à partir de questions non directement politiques, la position sur l’échelle des valeurs suit la même logique de polarisation que la position sur l’échelle politique : une attitude de gauche rapproche du pôle émancipation (scores supérieurs à 13) et un positionnement très à droite, du pôle autoritaire (9,22 et 9,24), comme les personnes qui refusent l’échelle d’orientation politique (9,52). Une attitude politique plus centrale correspond à une position intermédiaire sur l’échelle des valeurs (entre 11,6 et 12,3), soit un rapport de force favorable aux valeurs d’autonomie personnelle. Ces analyses objectivent et précisent une relation perçue par tous les observateurs et acteurs de la vie politique : la corrélation est nette, mais les deux phénomènes sont loin d’être redondants. Voyons plus précisément comment ce conflit de valeurs se retrouve dans les préférences partisanes (Graphique 2).

Graphique 1 – Score de 0 à 20 sur l’échelle de valeurs en fonction de l’échelle d’orientation politique

Lecture : Au degré 1 de l’échelle d’orientation politique, le score est de 13,47 ; à l’opposé au degré 10, il est de 9,24. Plus le score sur l’échelle de valeurs est élevé, plus les valeurs d’émancipation l’emportent sur les valeurs d’ordre et d’autorité.

Conflit de valeurs et sympathie partisane

Comme pour les attitudes politiques, tous les sympathisants d’un même parti n’ont pas le même système de valeurs, mais le rapport de force entre les deux systèmes est très différent selon les partis. Au total, la corrélation entre proximité partisane déclarée et systèmes de valeurs est forte (V de Cramer = 0,28). Toutefois elle suit une logique qui ne recoupe pas exactement l’opposition entre la gauche et la droite. Certes, on la retrouve dans l’opposition entre La France insoumise dont 83% de sympathisants sont « émancipés »[3] et les partis les plus à droite où ils ne sont que 40% et 23%. La rhétorique autoritaire des candidats de la droite radicale fait écho aux valeurs de la grande majorité de ses sympathisants.

Cette rhétorique peut aussi séduire les sympathisants « autoritaires » d’autres partis, d’autant plus aisément que le lien entre partis et électeurs s’est beaucoup relâché, que les partis de gouvernement sont très affaiblis et que d’autres thématiques (comme la défiance à l’égard des élites dirigeantes ou la défense du pouvoir d’achat) peuvent conduire certains « autoritaires » à franchir le pas et voter pour la candidate du RN.

Ces remarques concernent tout particulièrement les sympathisants de LR : 42% sont classés « autoritaires » par notre indice. En lien avec ce tropisme culturel, plus d’un sympathisant LR sur deux adopte des préjugés xénophobes[4] (54%), proportion à mi-chemin entre les sympathisants de la droite radicale (72%) et ceux de LREM ou du Modem (30%). Ce conflit de valeurs, particulièrement âpre dans ce parti, apparaît au grand jour lors du « Congrès pour la France » de décembre 2021. Eric Ciotti, dont le programme mettait le plus en avant les valeurs d’ordre et de sécurité, est arrivé en tête du premier tour et a obtenu 39% des suffrages au second. Nos analyses montrent que cette orientation très droitière d’une partie des LR déborde largement le cercle des militants mobilisés pour ce Congrès. Ces LR « autoritaires » ont certainement constitué une réserve de voix importante pour Eric Zemmour et pour Marine Le Pen.

Graphique 2 – Pourcentage d’autoritaires et d’émancipés en fonction de la proximité partisane

Lecture : 83% des personnes proches de La France Insoumise ont un profil de valeurs plus émancipé qu’autoritaire. Ils ne sont que 40% au Rassemblement national, MNR et Les Patriotes ; les 23% des partisans de Debout la France doivent être considérés avec prudence en raison de la faiblesse des effectifs (n = 26). En 2018, Reconquête ! n’existait pas.

D’autant que les sympathisants de LREM et du Modem, soutiens d’Emmanuel Macron, se situent à l’opposé des partis de droite sur l’échelle de valeurs avec 83% et 78% d’« émancipés ». Fait remarquable, ces proportions sont égales à celles des partis de gauche, La France Insoumise, EELV, PCF et extrême gauche. Les sympathisants de ces partis partagent avec ceux d’Emmanuel Macron un même corpus de valeurs qui fondent une société ouverte, tolérante et inclusive, de façon un peu plus affirmée si l’on en juge par leur attitude à l’égard des étrangers : entre 15% (EELV et PCF) et 26% (PS) expriment des opinions négatives à propos de l’influence des étrangers sur la société française.

On touche sans doute ici la racine du dilemme du second tour pour ces électeurs de gauche : ne pas voter pour le président sortant pour sanctionner sa politique sociale, économique, écologique et sa relation avec les Français perçue souvent comme « arrogante », au risque de favoriser la candidate de la droite radicale dont on combat les valeurs et le type de société qu’elle propose.

Conflit de valeurs, citoyens critiques et espace politique

Quelle que soit sa force, l’antagonisme des valeurs ne structure pas à lui seul l’espace politique à l’intérieur duquel va se dérouler un affrontement électoral. Pour s’en tenir, trois ans avant l’élection, aux facteurs lourds, le graphique 3 cherche à rendre compte de cet espace politique en combinant les effets sur le positionnement des sympathisants de partis de la super-dimension culturelle latente (en abscisse) et le degré de satisfaction à propos du fonctionnement du système politique (en ordonnée). Les deux scores sont standardisés de 0 à 20.  

Graphique 3 – Position des partis politiques dans l’espace défini par les valeurs et les opinions de leurs adhérents sur le fonctionnement du système politique. Échelles de 0 à 20.

Lecture : La position de chaque point est définie par le score de ses sympathisants : sur la super-dimension culturelle en abscisse ; sur l’échelle de satisfaction du fonctionnement du système politique. Les deux échelles sont standardisées de 0 à 20. Ainsi pour les personnes proches du RN le score de 9,35 sur la super-dimension, les rapproche du pôle autoritaire et de 7 pour la satisfaction politique traduit leur fort mécontentement. Les scores de LREM (12,66 et 12,53) traduisent des valeurs et des opinions opposées. Ceux de LFI (13,46 et 8,64) expriment à la fois leur ouverture culturelle et leur mécontentement politique.

Le conflit entre valeurs « autoritaires » et « émancipés » apparaît clairement dans l’échelonnement des partis sur l’abscisse, de Debout la France (score de 9,03 sur 20) à EELV(13,67). Ajoutons que cette opposition culturelle s’inscrit assez largement dans un clivage socioéconomique. Par exemple, 43% des sympathisants de la droite radicale se déclarent ouvriers, 6% ont un statut économique et social élevé[5], à LREM, ils sont respectivement 27% et 40%, autour de 25% ou 20% chez les sympathisants de LR et des partis de gauche à l’exception du PCF qui a 41% d’ouvriers.

La satisfaction à l’égard du fonctionnement du système politique en ordonnées introduit une autre opposition : seuls les sympathisants des deux partis qui soutiennent l’action du Président de la République ont un jugement favorable. Cet espace révèle une typologie des forces politiques différente de la traditionnelle échelle gauche droite et qui reflète le bouleversement politique provoqué par l’élection d’Emmanuel Macron en 2017. En haut à droite du graphique, les soutiens du Président sortant sont des « émancipés satisfaits ». Ils s’opposent, en bas à gauche, aux soutiens de la droite radicale, « autoritaires mécontents ». Les différents sympathisants de gauche, « émancipés critiques », occupent une position centrale. Le marais des sans partis se rapproche de ce groupe. Enfin LR et l’UDI apparaissent sans identité forte sur ces deux dimensions.

Les résultats du premier tour s’inscrivent très bien dans cet espace politique qui éclaire les stratégies rhétoriques des deux finalistes pour convaincre des électeurs de gauche. Pour ce faire, ils mobilisent deux registres différents : dénoncer le « saccage social » du quinquennat en s’adressant au ressenti des « gens », pour Marine Le Pen ; apparaître comme le garant d’une société de liberté, ouverte et arrimée à l’Union européenne pour Emmanuel Macron. Dès l’enquête de 2018, on voit que les sympathisants des différents partis de gauche avaient de fortes chances d’être les arbitres du second tour, mais au prix d’un arbitrage idéologique douloureux : donner la priorité à la défense de valeurs centrales de tolérance et d’ouverture en votant pour Emmanuel Macron ou bien à l’expression d’une très forte insatisfaction politique, le plus souvent en votant blanc ou en s’abstenant, solution peu satisfaisante pour une population plus politisée que la moyenne.

Dimension européenne et internationale du conflit de valeurs

Ce conflit entre valeurs d’ordre et de liberté se retrouve dans toutes les sociétés, avec des effets politiques majeurs : Brexit au Royaume-Uni, élection de Donald Trump, invasion du Capitole et radicalisation du Parti républicain aux États-Unis, large victoire électorale de Viktor Orban en Hongrie, participation de partis de droite radicale, nationaliste ou populiste à des gouvernements en Autriche ou en Italie. L’augmentation des inégalités économiques, les effets négatifs de la mondialisation notamment sur les classes moyennes, favorisent un « réveil autoritaire ». Dans un texte à paraître[6], je montre l’extrême diversité du rapport de forces entre les deux systèmes de valeurs au sein des États de l’UE. Ainsi, 90% des Suédois et 87% des Danois sont proches du pôle « émancipation » contre 28% des Estoniens, 23% des Hongrois, 17% des Polonais ou des Portugais et moins de 10% des Bulgares, Lituaniens et Roumains. Ces variations sont très liées à la sécularisation, au niveau de vie du pays, à la perception du système politique et en particulier l’intégrité des élites : PIB faible, élites perçues comme étant corrompues, défiance politique, forte influence de l’Église catholique ou orthodoxe favorisent la préférence des citoyens pour des valeurs autoritaires. Celles-ci freinent le développement démocratique.

La politisation, le « potentiel protestataire » sont au plus haut dans les démocraties scandinaves. Ils sont au plus bas dans les anciens pays communistes. Cette diversité culturelle au sein de l’UE est source de tensions notamment avec la Pologne et la Hongrie autour du respect de l’État de droit ou des droits de l’Homme. En dépit de ces différences culturelles, la guerre en Ukraine renforce la solidarité européenne face à la Russie où 91% de la population est proche du pôle autoritaire de l’échelle des valeurs. Le conflit entre valeurs d’ordre et d’émancipation est en train de prendre une place prépondérante dans la vie politique des États mais aussi dans les relations entre les États, comme le démontre la guerre en Ukraine. Dans ce contexte, un score élevé de Marie Le Pen le 24 avril, et a fortiori son élection, seront lus comme la victoire des valeurs d’autorité sur les valeurs d’émancipation… au pays des droits de l’Homme. Un tel résultat ébranlerait le fragile équilibre des démocraties européennes.

[1] L’European Values Study est une enquête à grande échelle, internationale et longitudinale sur les comportements, opinions et valeurs des européens. Pilotée par des laboratoires de recherche dans chaque pays, le laboratoire PACTE (CNRS, Grenoble Université Alpes, IEP pour la France, elle s’inscrit dans une longue tradition de recherche depuis 1981.

[2]. Ronald Inglehart, Les Transformations culturelles. Comment les valeurs des individus bouleversent le monde ?, Presses Universitaires de Grenoble, 2018, , p. 75 et 77.

[3] On définit comme système de valeur « autoritaire » les scores inférieurs à 10, et comme « émancipé » les scores supérieurs à 10.

[4] Indice de xénophobie calculé par une ACP à partir de quatre questions portant sur la perception positive ou négative de l’impact des immigrés dans la société française. 

[5] Le statut économique et social est calculé à partir du niveau de diplôme, de la profession et du revenu.

[6]. Bernard Denni, « Implication politique, valeurs et démocratie », in Pierre Bréchon (dir.) Les Européens et leurs valeurs, entre individualisme et individualisation, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, à paraître.