Du danger des utopies politiques edit

16 janvier 2023

Le dernier livre de Daniel Chirot[1] montre brillamment, à travers de multiples exemples historiques – la Révolution française comme cas archétypal, mais aussi les révolutions marxistes russe et chinoise, la montée du nazisme, la révolution iranienne et quelques autres – , que les utopies politiques radicales mènent presque inexorablement à des catastrophes, à la dictature et à des massacres de masse.

Le cas des utopies fascistes vient évidemment immédiatement à l’esprit mais les utopies marxistes ne sont pas en reste. Elles ont bénéficié dans les milieux intellectuels occidentaux d’une indulgence qu’il faut bien qualifier de coupable. Elles n’ont pas, comme le nazisme, revendiqué un projet génocidaire mais plusieurs dictatures communistes l’ont bien mis en œuvre, Staline en Ukraine avec l’Holodomor, Pol Pot évidemment au Cambodge.

Ces faits sont aujourd’hui bien connus. L’intérêt du livre de Daniel Chirot n’est pas d’en raconter à nouveau l’histoire, mais de montrer que ces errements dramatiques à partir d’un modèle supposément idéal, ne sont pas des dérives mais ont un caractère systémique. L’enchaînement est le suivant. Les utopies politiques promettent un monde meilleur si idéal – un paradis sur terre – que ses promoteurs ont toute justification morale pour le faire advenir par tous les moyens, y compris par une lutte sans merci, au besoin par la violence, contre ceux, quels qu’ils soient, qui s’opposent à ce projet ou en dénoncent les excès. Mais une fois que la terreur s’installe pour éliminer les ennemis de la Révolution ou les traîtres à sa cause, on ne revient que rarement en arrière (sauf réaction thermidorienne[2] comme ce fut le cas en France en 1794). La terreur débouche sur la mise en place d’un appareil répressif que les dirigeants révolutionnaires finissent presque inexorablement par utiliser à leur profit pour consolider leur pouvoir. 

La « loi d’airain de l’oligarchie », selon la célèbre formule du sociologue Robert Michels[3], s’appliquait à la social-démocratie allemande dont un groupe de dirigeants finissaient par monopoliser le pouvoir. Ce processus de corruption de la démocratie interne aux organisations se manifeste aussi dans la mise en œuvre des utopies politiques, mais dans ce cas elle débouche in fine presque toujours sur un régime autocratique, sur le pouvoir absolu d’un seul homme qui, combiné à l’usage systématique d’une violence d’Etat finit par enkyster la dictature du leader et de se affidés, la nomenklatura, sur la masse au sein de la société.

Daniel Chirot montre, exemples historiques à l’appui, que les élites révolutionnaires, au moins au début, croient dans leur projet messianique. Elles ne sont pas cyniques et c’est ce qui les rend d’autant plus dangereuses. Les Khmers rouges avaient un projet délirant d’une société agraire idéale et étaient convaincus de sa justesse ce qui les a conduit à mettre en œuvre une émigration forcée des populations urbaines qui a occasionné à peu près de deux millions de morts, un quart de la population totale du pays.

Un des enseignements du livre de Chirot est également que les libéraux ou les conservateurs qui ont fait alliance avec les révolutionnaires en pensant pouvoir les contrôler ont toujours fini par être éliminés. La détermination des éléments les plus radicaux (celle de Lénine, par exemple, était totale et féroce) est toujours plus forte que celle des modérés. Chirot commence son livre en rappelant le destin tragique de Condorcet, une personnalité libérale de premier plan des Lumières et de la Révolution, un homme aux idées extrêmement avancées – convaincu par exemple de l’égalité entre les femmes et les hommes à une époque où cette idée était très peu partagée – qui fut condamné à mort par les extrémistes de son propre camp et mourut en prison en 1794 dans des conditions qui n’ont pas été élucidées. Comme l’écrit Daniel Chirot, « la fin tragique de Condorcet aux mains des extrémistes est un acte violent que les grandes révolutions du XXe siècle, de la révolution mexicaine en 1910 à la révolution iranienne en 1979, ne cesseront de reproduire. C’est parce qu’elles ont toutes une chose en commun : la plupart d’entre elles ont écarté puis purgé les révolutionnaires plus modérés des débuts ».

Les exemples historiques abondent, des conservateurs allemands qui pensaient pouvoir contrôler Hitler, à la gauche modérée pourtant majoritaire au début de la révolution russe, qui finit par être écrasée par les bolcheviks[4]. Les plus radicaux des révolutionnaires semblent toujours finir par l’emporter sur les franges les plus modérées. Pour se prémunir contre le risque des utopies politiques radicales, il faut, dit Daniel Chirot, lire les ouvrages de leurs promoteurs et les prendre au sérieux. Ces derniers annoncent le plus souvent explicitement ce qu’ils comptent faire, comme l’a fait Hitler dans Mein Kampf publié en 1925. Le tort des démocrates et des modérés est bien souvent de ne pas prendre les extrémistes au sérieux.

Ce qui est fascinant et terrifiant, c’est à quel point l’idéalisme révolutionnaire peut conduire à des catastrophes humaines incommensurables. Daniel Chirot raconte l’histoire bien connue des Khmers rouges, déjà évoquée au début de cette chronique. Le « grand bond en avant » de Mao est un autre exemple de folie révolutionnaire ayant conduit à la mort des millions de personnes. Mao « était convaincu qu’un engagement idéologique indéfectible en faveur de sa propre version de la théorie marxiste pouvait venir à bout […] des obstacles naturels et humains limitant le production agricole ». Pour arriver à ce but Mao détruisit les liens familiaux traditionnels – les enfants furent séparés de leurs parents, les familles dispersées – au profit de lieux de vie collectifs, les communes populaires. Comme l’idéologie devait faire plier la réalité, des objectifs de production inatteignables furent assignés aux communes populaires. Les cadres locaux, craignant eux-mêmes pour leur vie, s’efforçaient de satisfaire aux quotas de production, au détriment des populations locales qui mourraient de faim. Le désastre fut complet et se solda par plusieurs dizaines de millions de mort de malnutrition et de famine.

Si les idéalistes révolutionnaires ont foi dans leur programme radical, cette foi finit néanmoins par s’éroder et par disparaître complétement, chez eux ou chez leurs successeurs. La corruption finit alors par s’installer tandis que les institutions répressives se maintiennent et se renforcent. La Russie de Poutine est à cet égard un exemple d’une pureté de cristal. Il ne reste rien de l’idéologie révolutionnaire de 1917. Ce qui demeure c’est « une autocratie dominée par les membres de l’ancien KGB soviétique » et appuyée sur des mafias prédatrices et violentes. Dans ce livre écrit en 2020, Daniel Chirot envisageait comme une des possibilités d’évolution de l’ancienne Union soviétique, qu’elle prenne la forme d’un « nouveau fascisme ». N’est-ce pas ce qui est en train d’advenir ?

Quelles leçons tirer pour aujourd’hui du vaste panorama historique des utopies révolutionnaires que livre Daniel Chirot ? L’auteur en propose lui-même plusieurs dans la conclusion de son ouvrage en mettant notamment en garde contre la tentation « de croire que ce qui nous semble extrémiste n’est guère qu’une exagération opportuniste ». « C’est encore vrai aujourd’hui », poursuit-il. « Il suffit de scruter attentivement ce que les leaders politiques du moment écrivent ou déclarent : si leurs propos semblent excessifs, il ne faut jamais y voir une simple gesticulation politique sans conséquence, mais partir au contraire du principe que tout encouragement à la violence laisse entrevoir ce que sera la réalité de leur politique ».

On peut en évoquer une autre leçon pour aujourd’hui dont il ne parle pas. L’utopie marxiste est bien dévaluée et il est peu probable qu’elle trouve des adeptes suffisamment nombreux et déterminés pour la faire aboutir à nouveau. La nouvelle utopie qui émerge est l’utopie écologiste. Elle est séduisante, car comme les doctrines socialistes autrefois avec la question sociale, elle repose sur des faits avérés concernant l’environnement et la nature. Plus personne ne conteste aujourd’hui la réalité du changement climatique et des dérèglements écologiques que subit la planète. Mais à l’instar des idées ayant conduit à des révolutions dans le passé, il y a une version modérée et une version radicale des idées écologistes. La version radicale est une nouvelle utopie qui déifie la nature et place l’homme sous sa domination. Dans une récente chronique pour L’Express (30 décembre 2022), Gérald Bronner montre comment cette idéologie anthropophobe imprègne le blockbuster Avatar 2 (promis à un immense succès) et a tous les traits d’une nouvelle religion. Pour peu que des prêtres émergent pour célébrer ce culte et faire respecter ses lois, on risque fort de se trouver sous la domination de nouveaux dictateurs ou du moins sous la férule d’une société autoritaire. Il faut donc suivre le conseil de Daniel Chirot et lire attentivement ce que disent et annoncent les nouveaux prêtres les plus fervents de l’écologie profonde, pour au besoin s’en prémunir.

[1] Daniel Chirot, Qui veut la révolution ? La tragédie de l’idéalisme radical, éditions Markus Haller, 2022 (édition originale, You Say You Want a Revolution? Radical Idealism and Its Tragic Consequences, Princeton University Press, 2020) (Daniel Chirot est professeur d’études russes et eurasiennes à l’université de Washington).

[2] La « réaction thermidorienne » est un mouvement de réaction contre les excès de la Terreur pendant la Révolution française.

[3] Son livre Zur Soziologie des Parteiwesens in der modernen Demokratie, paru en 1911, fut traduit en France chez Flammarion en 1914 d'abord sous le titre Les Partis politiques. Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties. Il est disponible aujourd’hui chez Gallimard (Folio essais) sous le titre Sociologie du parti dans la démocratie moderne. Enquête sur les tendances oligarchiques de la vie des groupes.

 

[4] « En Russie, les SR et les menchéviks furent incapables de prendre toute la mesure de la férocité de Lénine, même si elle était déjà pleinement présente – et depuis longtemps – dans ses écrits » (p. 44).