Les élections de 2017: un vote disruptif edit

12 décembre 2017

Le Vote disruptif[1] tel est le titre bien choisi d’un nouvel opus des Chroniques électorales publiées à l’issue de chaque élection importante, sous l’égide, depuis plusieurs années, de Pascal Perrineau et avec le concours d’une vingtaine de chercheurs de science politique et de spécialistes des sondages[2].

L’ouvrage (de plus de 400 pages avec les annexes) offre un bilan très complet des élections présidentielles et législatives, de l’ensemble du processus électoral – en partant du choix des candidats, jusqu’à la campagne elle-même, l’analyse des résultats électoraux et de l’après-élection – et surtout en ouvrant de nombreuses pistes d’interprétation, sociologiques et politologiques. Le tout est écrit dans un style clair et alerte qui ne découragera pas le lecteur non spécialiste. L’intérêt de la lecture est évidemment renforcé par le fait que cette chronique électorale de 2017 est pleine de rebondissements et de surprises et qu’elle a déjoué tous les pronostics. La qualité de l’ouvrage est que, sans renoncer à raconter cette histoire faite d’hommes, de choix individuels, d’évènements imprévus qui l’impactent profondément, il parvient à en dégager des enseignements généraux.

Dans ce court compte rendu on ne peut évidemment rendre justice à tous les contributeurs, ni à tous les thèmes qui sont abordés. Retenons en trois : la dynamique du vote Macron, le partage des votes populaires et l’impasse de Marine Le Pen.

La dynamique du vote Macron

Comme le montre très bien Sylvie Strudel, dans le chapitre qu’elle lui consacre, Emmanuel Macron a profité de circonstances exceptionnelles, d’un alignement des planètes favorable, qui lui ont ouvert des opportunités…qu’il a su saisir. La double primaire, de droite et de gauche, a dégagé, en sélectionnant « la gauche maximaliste de Hamon et la droite radicale de Fillon », un très vaste espace central, au centre-droit et au centre-gauche, qu’Emmanuel Macron a pu occuper avec son « ni gauche, ni droite » ou « et de gauche et de droite ».

Pour autant, le vote Macron n’est pas un vote de franche adhésion, 53% de ceux qui déclarent une intention de vote au premier tour en sa faveur le choisissent non pas parce qu’il correspond totalement à leurs idées, mais parce qu’il a le plus de chances d’être élu au second tour. Le caractère partiellement « par défaut » du choix en faveur du candidat d’En Marche ! s’est fortement renforcé au second tour de la présidentielle.  Comme le montre Jérôme Jaffré dans la comparaison instructive qu’il mène avec le seul précédent ayant propulsé, en 2002, au second tour de l’élection un candidat FN, l’abstention en 2017 et surtout les votes blancs et nuls atteignent un niveau inédit : ces derniers (les votes blancs et nuls) gagnent plus de 3 millions de suffrages et établissent, avec 11,5% des votants, un record historique.

A l’arrière-plan, la question politique qui se pose est celle qu’aborde Gérard Grunberg dans son chapitre sur « le sombre avenir de la gauche » : l’élection d’Emmanuel Macron est-elle la manifestation de l’affaiblissement définitif du clivage gauche-droite ? C’est bien sûr, de manière très claire, sur ce registre qu’a joué le candidat. A-t-il trouvé véritablement un écho dans l’électorat (ce dont pourrait faire douter les chiffres sur les votes blancs et nuls rappelés plus haut) ? A-t-il converti les électeurs ou a-t-il profité plutôt de l’effondrement de ses rivaux de droite (sur fond des affaires) et de gauche (sur fond de profondes dissensions idéologiques) ? L’élection d’Emmanuel Macron n’est-elle au fond qu’une élection par défaut ou annonce-t-elle une recomposition politique majeure ? Le critère pour en juger serait, d’après Gérard Grunberg, d’apprécier à quel point elle équivaut à une adhésion simultanée au libéralisme économique (de droite) et au libéralisme culturel (de gauche), ce qui semble bien en effet caractériser une grande partie de l’électorat macroniste. 83% des sympathisants d’En marche ! trouvent ainsi que « l’homosexualité est une manière acceptable de vivre sa sexualité » (71% pour l’ensemble) et 78% sont d’accord avec l’idée que « pour faire face aux difficultés économiques, l’Etat doit faire confiance aux entreprises et leur donner plus de liberté » (58% pour l’ensemble)[3]. Les sympathisants d’En marche ! sont également très pro-européens (et partisans d’une « société ouverte », s’opposant à ceux d’une « société fermée ») : 86% des sympathisants d’En marche ! éprouveraient « de grands regrets » si on annonçait demain que l’Union européenne est abandonnée (53% pour l’ensemble).

Néanmoins, cette conversion au « et droite, et gauche » semble très spécifique aux sympathisants d’En marche !. Les partis de gouvernement de droite et de gauche se sont effondrés lors de cette élection chamboule-tout, mais leurs électeurs n’ont pas totalement disparu et conservent des opinions relativement tranchées selon une ligne de partage qui reste en grande partie indexée sur le clivage droite-gauche (moins sans doute sur le libéralisme culturel que sur le libéralisme économique). Par exemple, seuls 24% des sympathisants de la France insoumise pensent qu’il faut faire confiance aux entreprises pour faire face aux difficultés économiques, contre 83% des sympathisants LR. Le clivage gauche-droite concernant l’immigration est également très fort (29% des sympathisants FI disent qu’il y a trop d’immigrés en France, contre les trois-quarts les sympathisants LR). Dans une large mesure d’ailleurs, la position « centriste » et centrale d’En marche ! a polarisé les clivages idéologiques à sa droite et à sa gauche.

Le partage des votes populaires

Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen sont en concurrence pour attirer le vote populaire, concurrence qui a tourné à l’avantage de la candidate FN, même si, comme le remarque Bruno Cautrès dans le chapitre qu’il consacre au vote Mélenchon, « la capacité du candidat de la France insoumise à couvrir ce spectre idéologique est l’une de ses réussites de 2017 ». Néanmoins, dans la chasse aux voix populaires il est assez largement distancé : 25% des ouvriers spécialisés du secteur privé se sont portés sur lui au premier tour, contre 35,5% pour la candidate du FN. Bruno Cautrès remarque également que l’analyse écologique du vote Mélenchon montre qu’il est lié négativement (au niveau départemental) au % d’ouvriers et qu’il n’est pas lié significativement au taux de pauvreté. A l’inverse, c’est la force du vote Le Pen que de s’être implanté massivement et encore renforcé à l’occasion de cette élection dans « les terres de la périphérie délaissée et des vieux bastions industriels à l’abandon » (Pascal Perrineau, Marine Le Pen au premier tour).

On a pu avoir le sentiment, durant les débats électoraux qu’effectivement, Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon chassaient sur les mêmes terres et mettaient en avant des thèmes assez proches : sentiments anti-européens, adhésion à une forme de protectionnisme, défense du peuple contre les élites, appel au sentiment national, et même dans une certaine mesure dans les propos sur l’immigration ou les réfugiés[4].

Pourtant, un tableau passionnant de l’ouvrage (tableau 5, page 267, sur les enjeux déterminants du vote en fonction du choix du premier tour), montre à quel point les électorats de Jean-Luc Mélenchon et de Marine Le Pen sont idéologiquement clivés. Bruno Cautrès notait dans le chapitre déjà évoqué qu’on retrouvait dans  le vote Mélenchon la géographie des belles heures du vote communiste. On y retrouve également ses thèmes traditionnels : prioritairement, la défense du pouvoir d’achat et des services publics, alors qu’à l’inverse l’adhésion est très faible sur des thèmes comme la lutte contre la délinquance et la lutte contre l’immigration clandestine, thèmes de prédilection des électeurs de Marine Le Pen.

L’impression d’une relative convergence idéologique entre l’extrême droite et la gauche radicale est donc trompeuse. Même sur les sentiments anti-européens les deux électorats sont très éloignés (48% des sympathisants FI éprouveraient de grands regrets en cas d’abandon de l’UE, contre 9% des sympathisants FN). La radicalité de leurs leaders respectifs, leur volonté commune de casser la mécanique de l’alternance droite-gauche classique, leur discours anti-élite les rapproche, mais les axes idéologiques de leurs clientèles électorales respectives restent orthogonaux. Il resterait à mieux comprendre ce qui sépare vraiment sociologiquement ces deux France populaires et rebelles.

L’impasse de Marine Le Pen

Au-delà des péripéties de la campagne, des effets d’un débat de second tour raté, Pascal Perrineau montre bien que la polarisation idéologique des propositions du Front National autour des questions de sécurité et surtout d’immigration, limite drastiquement sa capacité à élargir sa base électorale. C’est certainement le parti qui répond le mieux aux préoccupations de ses électeurs, il suscite un « vote de proximité », mais ces préoccupations sont si spécifiques à cet électorat qu’elles constituent un frein pour l’élargir à d’autres catégories. La rupture avec Florian Philippot qui promouvait l’idée d’étendre la gamme idéologique du parti au-delà des thèmes identitaires, pourrait affaiblir encore sa capacité d’attraction au-delà du noyau dur de ses sympathisants.

Cet ouvrage très riche comprend bien d’autres contributions passionnantes dont nous ne pouvons rendre compte ici, notamment sur la communication politique (la présidentielle vue par les JT, l’usage des réseaux socio-numériques, l’analyse textuelle des mots utilisés par les candidats). Il comporte également des annexes très riches sur les résultats des élections par départements, sous forme de tableaux et de cartes.

 

[1] La « disruption » est un terme issu du monde des affaires et du marketing et désigne une stratégie d’innovation et de rupture qui fonctionne comme un processus de destruction créatrice.

[2] Le Vote disruptif. Les élections présidentielle et législatives de 2017, sous la direction de Pascal Perrineau, Presses de Sciences Po, 2017

[3] Cevipof, L’enquête électorale française : comprendre 2017, vague 15, juin 2017, www.enef.fr

[4] Gérard Grunberg rappelle dans son chapitre les propos ambigus qu’a tenu Jean-Luc Mélenchon, à propos des réfugiés dans Le choix de l’insoumission