Guerre et stagflation edit

29 mars 2022

La guerre que la Russie mène contre l’Ukraine et les sanctions qu’elle a entraînées ont déclenché pour l’économie mondiale un choc d’offre multiple et de grande ampleur : les offres d’énergie fossile, de denrées alimentaires comme le blé, de matières premières agricoles comme la potasse et les engrais, ou encore de métaux industriels, c’est-à-dire l’essentiel des exportations de la Russie et de l’Ukraine, sont toutes fortement réduites. Il en résulte pénuries et augmentation des prix mondiaux pour tous ces intrants.

Avant l’invasion de l’Ukraine, on parlait déjà d’un risque stagflationniste. Mais la source du risque était de nature temporaire, censée s’effacer au fur et à mesure d’un retour à la normale dans les chaînes de production. Tout a changé, car non seulement le choc est bien plus important, touche un plus large spectre de canaux mais surtout, il risque d’être durable.

Avant de traiter de l’économie mondiale, un mot de la Russie. Exclue du système financier international et privée de biens occidentaux allant de la technologie aux pièces détachées des avions, la Russie entre dans une spirale dépressive et inflationniste. La stratégie Poutine, si elle n’est pas rapidement enrayée, entrainera son pays vers une dépression durable, avec une baisse permanente d’activité de 15% à 20%, et une baisse du revenu réel de la population au moins aussi importante. Le choc est profondément asymétrique, touchant bien plus la Russie, mais il n’est pas négligeable pour autant pour le reste du monde.

La cisaille économique qu’on appelle stagflation

La baisse de l’offre réduit mécaniquement la production de branches déjà touchées par des pénuries, comme l’automobile ou les composants électroniques ainsi que de nouveaux secteurs comme l’agriculture. Côté demande, l’augmentation des prix entame le pouvoir d’achat des ménages et réduit donc la consommation.

Cette cisaille macro-économique géante va ralentir l’activité, tout en accélérant l’inflation : c’est bien de stagflation qu’il s’agit, avec à la clef moins de créations d’emplois, une ponction sur les profits des entreprises et donc moins d’investissement, et des déficits budgétaires automatiquement accrus du fait de moindres rentrées fiscales.

Bien sûr, les conséquences du choc dépendent de sa durée. Dans le cas d’un règlement rapide, une perspective malheureusement peu probable, le retour à la normale serait seulement retardé. Mais dans celui d’un enlisement et d’une prolongation des sanctions, l’économie mondiale aura plus de mal à retrouver le chemin d’une croissance équilibrée, en raison d’ajustements coûteux et longs des appareils productifs.

Ce schéma vaut pour tous les pays, mais à des degrés différents. Les États-Unis, premier producteur mondial d’hydrocarbures, dont le très recherché gaz naturel liquéfié, et échangeant peu avec la Russie, ne seront que faiblement affectés. En Europe, la France et le Royaume-Uni ont moins d’échanges commerciaux avec la Russie que l’Allemagne et l’Italie[i] et seront relativement moins touchés, même si nous sommes tous impactés de la même manière par la hausse des prix sur les marchés mondiaux.

Pour réfléchir à la nature du choc que nous subissons, l’embargo pétrolier de 1973-74 fournit un cadre d’analyse utile. C’était aussi un choc d’offre négatif pour l’économie mondiale. La réduction volontaire des exportations de l’OPEP causa pénurie et explosion des prix. Et le transfert de revenu des importateurs de pétrole vers l’ OPEP ne fut pas un jeu à somme nulle, du fait de la faible propensité des rois du pétrole à consommer leurs nouveaux revenus. Ce sont d’ailleurs ses conséquences, inflation endémique et faible croissance, qui ont forgé le terme « stagflation », même si d’autres facteurs de ralentissement de la productivité étaient à l’œuvre avant le choc pétrolier.

Une des leçons de cette période est que la combinaison de politiques budgétaires stimulantes et de politique monétaires laxistes avait rendu le régime de stagflation endémique : on répondait à un choc d’offre en stimulant en vain la demande. On se souvient qu’Arthur Burns, alors président de la Fed, recommandait à ses statisticiens de recalculer l’inflation en excluant un nombre croissant de composantes de l’indice des prix, jugées trop volatiles, pour justifier sa prudence monétaire.

Si le précédent de 1973 est utile à l’analyse, l’analogie a ses limites.

Trois différences importantes avec 1973

D’abord, l’ampleur initiale du choc que nous vivons est moindre. En 1973-74, le prix du pétrole brut avait bondi de 370%. En supposant que le prix du baril se stabilise autour de 120$, l’augmentation sur 2021 et 2022 serait de 200%, un bond très sérieux, mais représentant moins des deux-tiers de celui de 73-74.

Ensuite, les économies développées sont bien moins dépendantes des combustibles fossiles qu’en 1973. Le cas de la France est particulièrement intéressant : en 2019, la consommation d’énergies fossiles par unité de PIB y était 71% plus basse qu’en 1973. Même si le prix de l’électricité a également beaucoup augmenté, ce qui n’avait pas été le cas à l’époque où les prix étaient administrés, l’ampleur du choc est environ trois fois moindre qu’en 1973-74.

Enfin, en 1973, l’économie mondiale était bien moins interdépendante qu’aujourd’hui. Si les chocs pétroliers des années 70 ont entrainé une sorte de mondialisation en ouvrant au commerce mondial de nouveaux marchés solvables (les pays de l’Opep), la Chine, l’URSS et l’Inde restaient en dehors. Aujourd’hui, la Chine fournit 12,2% des exportations mondiales et 11,2% des importations. A supposer qu’elle soit moins touchée que les pays de l’Ocde, l’économie mondiale bénéficierait d’une sorte d’amortisseur qui n’existait pas en 1973. Réciproquement, si le rebond de l’épidémie Covid amenait la Chine à fermer durablement ses chaînes de production, le choc de la guerre serait amplifié.

Quelles conséquences pour la France? Attention à 2023!

L’Insee vient d’apporter des éléments intéressants pour l’économie française dans sa toute récente Note de Conjoncture. Les chefs d’entreprise interrogés après le 25 février ont aussitôt révisé à la baisse leurs perspectives d’activité, très fortement dans le commerce de détail, et significativement dans l’industrie. En revanche, les services et le bâtiment seraient bien moins touchés. La forte hausse des prix et son impact anticipé sur la consommation explique le pessimisme des commerçants tandis que les industriels sont probablement plus sensibles au risque de pénurie d’intrants essentiels.

Par ailleurs, l’Insee a procédé à une simulation de l’impact à court terme de la hausse déjà observée des prix de l’énergie : une réduction de 0,7% du PIB français en 2022, en comparaison de ce qu’il aurait été sans le choc. Pour la zone euro, l’OCDE annonce un impact deux fois plus important, à -1,4%, la différence pouvant s’expliquer par des hypothèses plus contraignantes et par le fait que la France est moins exposée que la moyenne de la zone euro.

Les conséquences sur la croissance risquent d’être plus prononcées en 2023, comme le suggère le précédent de 1973 : si le choc pétrolier eut lieu en octobre 1973, c’est en 1975 que la récession frappa la France. Sans aller jusque-là, il faut admettre qu’une croissance de type rattrapage, celle qui était attendue en 2022 et 2023, ne sera pas au rendez-vous. Après un fort ralentissement en 2022, il est possible que les économies européennes soient proches de la stagnation en 2023, la France ne faisant pas exception. C’est évidemment un choc important, mais sans mesure commune avec les six points perdus en 1974-1975.

Comment la politique économique peut-elle amortir le choc?

Avant l’invasion de l’Ukraine, les choix de politique économique étaient bornés par des conditions qu’on pourrait résumer par « en faire assez, mais pas trop ».

Pour les politiques budgétaires, il s’agissait de réduire les déficits publics creusés par la pandémie, mais ni trop fort ni trop vite pour ne pas casser les reprises. La France s’était engagée sur ce chemin, avec sa prudence habituelle. Puis le choc arriva. Comme il s’agit d’un choc d’offre mondial portant sur des ressources peu produites en Europe et en France, il se traduit par une dégradation des termes de l’échange -les prix d’importation grimpant plus que les prix d’exportation. La baisse de revenu des entreprises et ménages qui en résulte, et avec elle de leur consommation et de leurs investissements, est le chemin de retour naturel à l’équilibre, si l’économie était laissée à elle-même. Mais il est clair que les politiques ne l’entendent pas de cette oreille. Pour tenter d’effacer le choc, ou tout au moins de l’étaler dans le temps, les politiques économiques vont à nouveau emprunter au futur.

En France, le « chèque inflation », la décision de plafonner l’augmentation du prix du gaz et de l’électricité, une façon étrange de réagir à un choc d’offre puisqu’elle revient à tout faire pour que la demande ne baisse pas, avaient déjà sérieusement entamé la trajectoire de réduction du déficit budgétaire. La décision de rabais de 15 centimes par litre de carburant pour quatre mois, critiquable pour les mêmes raisons (mais qui a l’avantage d’être temporaire, alors qu’une baisse de taxe aurait été difficilement réversible) va encore grever le budget. La réduction du déficit budgétaire prévue par la loi de finances, de 8,4% du PIB en 2021 à 4,8% en 2022 n’est plus crédible, un déficit de l’ordre de 6% du PIB paraissant dorénavant possible.

Un nouveau paradigme, l’économie de guerre

En réalité, c’est à un nouveau changement de paradigme que nous pourrions assister en Europe. Au « quoiqu’il en coûte » de la crise Covid pourrait succéder un état d’esprit d’économie de guerre, justifiant une poursuite du « quoiqu’il en coûte », mais pour des raisons différentes. L’irruption de la guerre et de ses horreurs à la frontière de l’Union, la transformation d’un régime autoritaire exprimant son hostilité à l’Europe par des voies détournées, en un régime dictatorial disposant du plus grand nombre d’ogives nucléaires de la planète et menaçant des pires représailles ceux qui s’aventuraient à lui tenir tête change profondément la donne pour les politiques économiques. La décision de l’Allemagne de tripler temporairement son budget militaire en est le signe le plus clair.

Pour les politiques budgétaires de la zone euro, cela signifiera une plus grande mansuétude de la Commission Européenne dans la surveillance des déficits budgétaires. L’impact du choc stagflationniste, l’augmentation des dépenses militaires, le coût de l’accueil des réfugiés, qu’il serait intelligent de considérer comme un investissement, l’accélération des investissements d’infrastructure énergétiques pour sortir de la dépendance russe, tous ces nouveaux éléments vont dans la même direction : augmenter les dépenses publiques. Il ne serait pas étonnant qu’après le plan Next Generation, financé en commun par une extension de la durée du budget de l’UE, un nouveau plan du même type voit le jour, dicté par l’économie de guerre.

Un régime de stagflation durable?

Mais comment financer ces besoins budgétaires accrus ? Relever les impôts en plein choc stagflationniste serait contre-productif. Reste donc le recours au futur, c’est-à-dire à l’endettement. Or de nouvelles marges de manœuvre sont apparues grâce à la baisse des taux d’intérêt réels, elle-même causée par la montée des anticipations d’inflation. La Réserve fédérale américaine, qui vient de remonter son taux directeur de 0,25 point de pourcentage et annoncé qu’elle n’en resterait pas là, est à peine parvenue à enrayer la baisse des taux d’intérêt réels : le 23 mars, le taux réel à dix ans déduit du prix des obligations indexées américaines était à -0,6% et le taux à cinq ans à -1,2% alors que, même révisée à la baisse, la croissance américaine devrait être de l’ordre de +2,5% en 2022. La politique monétaire américaine reste et restera donc fortement stimulante, ce qui est cohérent avec le paradigme « économie de guerre ».

Dans ce contexte, il y a fort à parier que la BCE se montrera encore plus prudente. Si le choc s’étendait dans le temps et qu’un risque de récession apparaissait à l’horizon 2023, il est possible qu’elle aille jusqu’à lancer un nouveau programme d’achat de dettes des États. L’objectif de ramener l’inflation à 2% serait alors mis de côté pour des jours meilleurs. Encore jugé impensable il y a un an et malgré les leçons des années 1970, le risque d’un régime de stagflation durable est apparu. Le décalage entre la Fed et la BCE, qui pourrait amplifier la dépréciation de l’euro, ne pourra que l’augmenter.

[i] En 2020, les exportations de la France vers la Russie représentaient 1,2% du total des exportations, contre respectivement 2,0% et 1,7% pour l’Allemagne et l’Italie.

Les importations de la France en provenance de Russie représentaient 1,1% du total, contre respectivement 1,5% et 2,5% pour l’Allemagne et l’Italie. Source UN Comtrade.