La «fin du travail» et les croyances de luxe edit

11 avril 2023

64 ans : la muleta de la loi sur les retraites. 94% des actifs, selon Laurent Berger, rejetteraient radicalement la perspective de travailler plus longtemps. Entendue dans les cortèges de protestation, la phrase : « c’est deux ans de ma vie que l’on m’enlève » est éloquente. Ainsi la vraie vie, la seule, c’est la période de retraite. N’est-ce pas vertigineux ? De fait maints sondages ont révélé ces dernières années que, pour une majorité de concitoyens, la période la plus heureuse se situe après 60 ans, quand on s’est délesté d’un ensemble de contraintes, et principalement de celle du travail. Les protestations contre la réforme des retraites sont empreintes d’une vision aliénante du travail, prenant à rebours la culture ouvrière qui met au centre la valeur travail.

Les progrès de la médecine ont produit ce miracle : vivre plus longtemps en bonne santé, et donc pouvoir bénéficier d’une troisième phase de l’existence remplie d’activités enrichissantes : le repos réflexif, l’engagement envers les autres (les petits-enfants en priorité) et les consommations nonchalantes. En contrepoint, l’image du travail s’est sensiblement dégradée. Moins central dans la psyché, apprécié sous l’angle de la pénibilité physique et de la pression psychologique pour une partie importante des individus, assimilé aux contraintes horaires, il n’est pas appréhendé comme un levier essentiel de réalisation de soi et de socialisation.

Une image peu avenante du travail

Une statistique produite par la DARES[1] sur la soutenabilité du travail au cours de la vie donne un aperçu de la révolution qui s’est opérée. En 2019, 37% des salariés estiment ne pas être capables de faire le même travail jusqu’à la retraite (fixée à l’époque à 62 ans), soit un peu moins de neuf millions de personnes. Qui sont-elles ? D’abord, les plus jeunes : 59% des moins de trente ans contre 18% des 50 ans et plus. Une donnée a priori étonnante, même s’il faut prendre en compte la dimension de la temporalité de la vie, car il y a quelques décennies, quels jeunes s’inquiétaient de l’âge et des modalités de leur retraite ? La vraie vie, celle pour laquelle cela valait la peine de dépenser de l’énergie, c’était ici et maintenant[2]. Sans surprise, ce sont les métiers nécessitant un contact avec les publics ou physiquement exigeants qui sont jugés les moins soutenables jusqu’à la retraite[3] alors que les personnes dotées d’une expertise pointue ou fonctionnant selon un système de relations interpersonnelles échappent plutôt à ce sentiment dépressif[4] . Mais un autre résultat interroge : les cadres éprouvent aussi souvent ce sentiment d’insoutenabilité (32%), à peine moins que toutes les autres catégories professionnelles (39%). On peut faire une lecture générationnelle de ces résultats : au-delà des spécificités liées aux catégories de métiers et d’âge, c’est l’ensemble de la société qui est imprégnée par une image passablement peu avenante du travail.

L’érotisation dans le travail (trouver une jouissance extrême dans le travail intensif), l’activisme des yuppies (Young Urban Professional) des années 80 qui ne comptaient pas leurs heures et pratiquaient une consommation haut de gamme, cette idéologie s’est démonétisée et le « winner » a perdu de son aura. C’est autour d’une promotion de la qualité de la vie et du soin de soi que se construit le discours médiatique dominant : recomposition de la notion de carrière au profit de cursus flexibles engageant la créativité, le changement (de poste, de secteur, d’entreprise), et l’élargissement de l’expérience ; attente de reconnaissance et d’autonomie, et capacité à concilier vie professionnelle et vie privée. La désirabilité de ce modèle tourné vers le bien-être se propage dans la société. Mais il comporte un défaut dans la cuirasse. Seule une petite partie de la société peut vraiment le pratiquer : les diplômés dédiés à des activités dans l’expertise et l’encadrement, ces bac + 5 qui représentant un quart des nouvelles générations. C’est d’ailleurs chez ces derniers que germent « les croyances » de luxe[5], notamment celle de l’obsolescence du travail.

Fin du travail et autres croyances de luxe

On pourrait qualifier de croyances de luxe la floraison d’utopies qui traversent l’air du temps : l’éducation, c’est mieux sans école ; les diplômes, ça ne sert à rien (« je n’ai rien appris à l’ENA ») ; la vie sauvage, le bonheur de vivre loin de tout, etc. Parmi ces idées, celles de la fin du travail, ou de la retraite à 40 ans, s’installent en haut de la pile. Pourquoi sont-elles « de luxe » ? Parce que ces idées n’engagent en général pas celui qui les professe, elles ne mettent pas en danger sa vie sociale et économique en raison de filets personnels (parfois la rente immobilière) ou issus des mécanismes de redistribution, et que de fait elles restent souvent au stade des rêves et ne trouvent pas d’application dans la réalité. Pourtant, beaucoup de témoignages circulent dans les médias, vantant les charmes d’une vie choisie où le travail rémunéré n’a pas de place ou occupe une place résiduelle et intermittente, des préceptes éclairés à la lumière de l’écologie, sobriété de consommation et décroissance oblige. « Le droit à la paresse » chanté par Sandrine Rousseau rencontre une résonnance avec ce mouvement. « En grève jusqu’à la retraite », « on veut la retraite à 49.3 ans » renchérissent en clin d’œil des pancartes de manifestants.

Les podcasts pullulent sur les récits de bifurcations de vie : le diplômé en management qui choisit de vivre au RSA (tout de même !) avec l’à peu près du quotidien qu’on imagine (il fouille les poubelles), le startuper chanceux qui vend ses actions et opte pour un mode de vie modeste pour le restant de ses jours[6], le retour à une économie d’autosuffisance grâce à un lopin de terre à la campagne, l’immersion dans une communauté rurale… Le tout sous l’égide du slogan « qu’une autre vie est possible » en rompant avec les logiques du capitalisme productiviste et en opérant dans les interstices de l’économie développée (sans renoncer au smartphone). Ces expériences relèvent plutôt du retrait du monde du travail, que de l’innovation sociétale ou de l’investissement dans une alter économie. Elles se situent à mi-chemin entre une économie de la débrouille et une économie des activités indépendantes dopées par la numérisation des liens. Elles sont parfois teintées de militantisme, ou légitimées par l’éco-anxiété (« je me retire avant la fin du monde »), mais pas nécessairement, figurant juste dans la panoplie des vies alternatives. Bien sûr, ces démarches sont fort minoritaires. Pourtant elles habitent l’imaginaire collectif bien davantage qu’autrefois quand travailler (ou chercher un emploi) relevait d’une évidence à laquelle une personne bien portante ne pouvait se soustraire et elles contribuent à en dévaloriser le principe. La possibilité d’une vie « en apesanteur » de l’économie réelle prend corps, transformant l’aspiration à la retraite perçue comme la suite d’une vie d’activité en un désir de retrait le plus tôt au cours de la vie.

Certes, cette aspiration au retrait ne touche qu’une population marginale, et s’emboite avec l’extrême individualisme. Certes, le taux de chômage a diminué, y compris chez les jeunes, et les données économiques connaissent une certaine embellie. On doit toutefois s’interroger sur les effets à long terme de cette baisse de motivation à l’égard du travail quand tant de défis attendent les pays occidentaux dans les années à venir.

 

[1] Dares analyse N17, mars 2023. Enquête sur les conditions de travail. Quels facteurs influencent la capacité des travailleurs à faire le même travail jusqu’à la retraite ?

[2] Les auteurs de l’étude expliquent ainsi ce pessimisme de la jeunesse en contraste avec la relative sérénité des seniors: « Certains travailleurs occupant les postes les plus exposés aux risques professionnels les quittent au fil du temps, parfois pour raisons de santé, voire sortent de l’emploi. Les plus âgés ou les plus affectés peuvent aussi bénéficier d’aménagements de leur poste ou de leur temps de travail. Par ailleurs, le rapport à la temporalité compte probablement : « l’horizon plus rapproché de la retraite leur offre une perspective qui peut alléger le sentiment d’insoutenabilité ».

[3] Les plus concernés sont les caissiers et les employés de libre-service, ou les employés de banque et des assurances (plus de 60% de sentiment d’insoutenabilité), les professionnels de l’action sociale et de l’orientation -dont les trois-quarts sont composés d’éducateurs spécialisés, un métier fortement féminin (58%), les infirmiers et sages-femmes (55%), les ouvriers non qualifiés de la manutentions (51%).

[4] Ainsi 17% des secrétaires sont concernées par le sentiment d’insoutenabilité, 18% des techniciens de l’informatique, 23% des employés de maison, et 23% les techniciens et agents de maitrise des industries mécaniques.

[5] Expression utilisée par Anne Rosencher dans une chronique de France-Inter.

[6] Exemple : Les Pieds sur terre, France-Culture, 4 janvier 2023, La retraite à 40 ans.