Explosion des prix de l’énergie, risque de stagflation, que faire? edit

19 octobre 2021

La vivacité de la reprise économique post confinement a créé de tels goulots d’étranglement dans le monde que son rythme fléchit. Des centaines de navires porte-conteneurs sont en rade au large des ports de Shanghai, San Diego ou Rotterdam, attendant que les dockers puissent les charger ou les décharger. Les industriels du monde entier se plaignent de stocks insuffisants, de difficultés d’approvisionnement et de recrutement de main d’œuvre. La production industrielle marque le pas. La demande excédant l’offre disponible, l’inflation grimpe dans tous les pays, à l’exception notable de la Chine, et le mot stagflation revient dans les débats. La hausse la plus spectaculaire concerne le gaz fossile mais à sa suite, ce sont tous les prix énergétiques, des sources primaires à l’électricité, qui s’envolent à l’approche de l’hiver, forçant les décideurs politiques à réagir de façon impromptue. Ces développements soulèvent deux questions. Y a-t-il un risque de stagflation, cette maladie économique des années 1970 ? Les politiques de transition énergétique sont-elles remises en cause ?

Retour de la stagflation? Un instant s’il vous plaît!

Les enquêtes de conjoncture les plus récentes indiquent un affaissement de la reprise industrielle aux États-Unis, en Chine mais aussi en Allemagne et en France. Les entreprises ont été prises au dépourvu par l’ampleur des difficultés d’approvisionnement, de livraison ou de recrutement, et, aux États-Unis, les ménages s’inquiètent d’une potentielle nouvelle vague de la pandémie. Les économistes révisent à la baisse leurs projections, la plus spectaculaire étant la prévision de croissance 2021 de Nomura pour la Chine, tombée à 3,0% en glissement annuel pour le 4e trimestre, en raison des risques de blackout. Parallèlement, les prévisions d’inflation sont révisées à la hausse dans presque toutes les géographies.

Moins de croissance, plus d’inflation, il n’en fallait pas plus pour ressortir le mot « stagflation » des vieux livres d’économie. Le concept d’un régime hybride de stagnation et d’inflation fut forgé dans les années 1970, lorsqu’on eut la mauvaise surprise de voir coexister un ralentissement durable de la croissance et une accélération tout aussi durable de l’inflation, deux phénomènes supposés mutuellement exclus. Kenneth Rogoff, qui fut chef économiste du FMI dans une période de désinflation, souligne les parallèles entre la situation du moment et les années 70, un choc d’offre dans les deux cas, pétrolier en 1973, protectionniste aujourd’hui, des relances budgétaires pharaoniques, et de sérieux obstacles à la normalisation monétaire en raison des dettes accumulées. Nouriel Roubini, s’il reconnaît que les goulots d’étranglement finiront par s’estomper et qu’on pourrait alors revenir à un couple forte croissance – inflation élevée, ajoute qu’une série de chocs d’offre négatifs, protectionnisme, découplage US-Chine, accumulation de dettes publiques et privées et vieillissement des populations pourrait bien alimenter le volet « stag » de la stagflation.

Bien sûr, il ne s’agit que de spéculations et il est bien trop tôt pour avoir la moindre certitude sur la croissance et le régime d’inflation futurs. Pour leur part, Olivier Blanchard, autre ancien chef économiste du FMI et Larry Summers, ancien chef économiste de la Banque mondiale, sont plus inquiets du risque d’inflation que d’un ralentissement de la croissance à moyen terme, le second considérant d’ailleurs que le ralentissement est déjà ancien. Blanchard et Summers mettent l’accent sur l’importance des anticipations d’inflation : si consommateurs et entreprises venaient à anticiper un régime d’inflation plus élevé, celui-ci aurait plus de chances de se réaliser[i]. Leurs thèses sont critiquées par de nombreux économistes, appartenant souvent à de plus jeunes générations, comme Gita Gopinath, cheffe économiste du FMI, qui estime que l’inflation observée est bien expliquée, qu’elle est transitoire et que le risque serait plutôt que des resserrements monétaires ou budgétaires prématurés n’étouffent la reprise et ne conduisent à la déflation.

Ajoutons deux éléments au débat : les doutes sur la détermination des banques centrales, et la crise immobilière chinoise.

Powell et Lagarde suivraient-ils les pas de Volcker?

Si l’inflation endémique des années 1970 fut défaite, ce fut pour une bonne part l’effet de l’action résolue de la Réserve fédérale sous la direction de Paul Volcker, jugée à l’époque irresponsable par une commission bi-partisane du Congrès. Supposons que, d’ici quelques années, on constate que l’inflation post-Covid n’était pas transitoire. Serait-elle combattue par la Fed ou la BCE avec la même obstination ? Andrew Haldane, alors chef économiste de la Banque d’Angleterre, écrivait en juin dernier : « Agir tôt lorsque le risque d’inflation grossit est la meilleure façon de prévenir la menace future. C’est le BA-BA de la politique monétaire », un point de vue que ne partagent pas nécessairement tous les banquiers centraux d’aujourd’hui.

D’ailleurs, la montée de l’endettement privé et public (en cas de crise, une bonne portion du premier serait transféré vers le second) à des niveaux inconnus en temps de paix, fournirait de solides arguments aux politiques pour exiger des banques centrales qu’elles attendent, voire qu’elles s’abstiennent. Le risque de « domination fiscale » ne doit pas être sous-estimé et il est clairement inflationniste : si la banque centrale cherchait à contrôler les taux d’intérêts à long terme pour faciliter le refinancement de la dette, elle ne pourrait pas contrôler en même temps l’inflation.

Et si la Chine devenait déflationniste?

A l’opposé de la rose des vents de l’inflation, le début de crise immobilière en Chine, avec la quasi-faillite du promoteur et financier Evergrande, évoque la crise japonaise des années 1990, mais à plus grande échelle. L’éclatement de la bulle des actifs, actions et surtout immobiliers, força le secteur privé japonais à se désendetter et fit le lit d’une longue période de déflation douce, c’est-à-dire d’inflation proche de zéro, et de faible croissance. La banque centrale chinoise, qui a étudié de près le syndrome japonais, en est bien consciente, comme en témoigne les injections de liquidités qui se succèdent depuis le 27 septembre. Mais savoir ne suffit pas nécessairement à prendre les bonnes décisions à temps, et si les entreprises privées se livraient à une course au désendettement, forcées par les autorités ou les marchés, le scénario japonais deviendrait probable, d’autant que la Chine d’aujourd’hui partage avec le Japon d’alors une autre caractéristique : le déclin démographique[ii]. La Chine deviendrait alors un facteur plutôt déflationniste dans l’économie mondiale, rôle qu’elle avait joué avant 2008, mais pour des raisons bien différentes : alors, son immense réservoir de main d’œuvre réduisait les coûts de production mondiaux au fur et à mesure de son intégration dans les chaines de production de valeur. C’était un choc d’offre, positif pour la croissance. À l’inverse, une réduction de l’endettement privé serait un choc de demande négatif.

Devant de telles incertitudes, on est tenté de répondre à la question « Que faire pour éviter la stagflation ? » : « Rien pour l’instant, mais gardons l’œil ».

La hausse en flèche de l’énergie s’explique

En attendant, les prix du gaz, du charbon et de l’électricité flambent, et, de Washington à Paris, on s’emploie à désamorcer la bombe politique et sociale que serait une forte augmentation des prix de l’énergie pendant les mois d’hiver. La hausse la plus spectaculaire concerne le gaz fossile : sur le marché à terme de Londres, son prix a été multiplié par huit entre la fin de 2019 et la fin septembre 2021. En réalité, toutes les formes d’énergie sont touchées : la pénurie de gaz entraîne un recours accru au charbon, dont les centrales allemandes et chinoises sont friandes, avec à la clef une hausse du prix. Le prix de l’électricité, partiellement dépendant de celui des sources primaires que sont le gaz et le charbon, suit également. En France, bien que l’électricité soit très largement indépendante des sources fossiles, son prix de gros a plus que doublé en un mois. Plusieurs questions sont posées par ce rapide renchérissement du coût de l’énergie : quelles en sont les causes immédiates ? Le pic est-il transitoire ? Quelle est la tendance de long terme ? Comment les gouvernements peuvent-ils réagir ?

Pouvoir de marché de la Russie et de l’Arabie Saoudite…

La cause première de l’envolée des prix est assez claire : la demande d’énergie causée par la reprise a poussé le système mondial de production d’énergie à ses limites. Les stocks de gaz fossile et de charbon sont au plus bas, et l’électricité ne se stocke pas, ou marginalement. À l’approche de l’hiver dans l’hémisphère nord, les marchés anticipent que le déséquilibre ne se résoudra pas aisément, car les producteurs d’énergies fossiles en position dominante, Russie pour le gaz et Arabie Saoudite pour le pétrole, ne vont pas se précipiter pour ouvrir les vannes. Si la production de gaz en Russie a augmenté au cours des derniers mois, les exportations vers l’Europe sont restées plates. De leur côté, les pays de l’OPEP ont décidé de ne pas relever leurs quotas de production. Ces comportements ont une explication économique simple : le pouvoir oligopolistique de la Russie et de l’Arabie Saoudite leur permet d’extraire une belle rente des consommateurs lorsque la demande est forte. Que les dirigeants de ces pays en profitent pour faire une démonstration de leur pouvoir de marché mérite certainement l’attention des politiques, mais ce n’est pas l’essentiel.

… et réduction de l’offre d’énergie pilotable en Europe

La seconde cause du déséquilibre énergétique est la réduction de l’offre disponible en continu : depuis 2010, l’Allemagne a fermé 11 de ses 17 centrales nucléaires, réduisant ainsi l’offre d’énergie nette de 12,4 GWe. En fermant la centrale de Fessenheim, la France a retiré encore 1,8GWe. Même si l’éolien et le photovoltaïque ont pris leur essor depuis 2010, ce sont des sources d’énergie tributaires de la météo, et qui ne peuvent compenser structurellement la fermeture de sources permanentes et pilotables, la preuve étant le recours au gaz et au charbon au point de vider les stocks. Notons que les mêmes causes structurelles affectent le marché américain, après le déclassement de huit réacteurs dans la région des Grands Lacs, par exemple.

Le risque de pénurie et la certitude de coûts d’approvisionnement plus élevés dans le futur ont déjà conduit les gouvernements de certains pays, États-Unis, Royaume-Uni et France, à annoncer la construction de nouvelles centrales nucléaires, traditionnelles ou modulaires, mais cela ne modifiera pas l’offre à court et moyen terme. L’équilibre du marché devra donc venir de la demande, qui faiblira de façon saisonnière à la fin de l’hiver. Mais il est probable qu’à l’arrivée de l’hiver 2022, les mêmes causes produiront les mêmes effets.

À long terme, les prix de l’énergie ne peuvent qu’augmenter

À la rigidité de l’offre s’ajoute l’impérieuse nécessité de la transition énergétique pour passer des sources d’énergie fossiles aux sources décarbonées. Pour y parvenir, l’Union européenne a décidé d’étendre le nombre de secteurs soumis à des quotas d’émissions de CO2, et de réduire ces quotas, de façon à parvenir à la neutralité carbone en 2050 – c’est l’objet du plan « Paré pour 55 » préparé par la Commission. Même si le plan de Bruxelles doit encore passer sous de nombreuses fourches caudines, le message est clair : le prix du carbone, donc des sources fossiles qui fournissent encore 40% de l’énergie primaire consommée dans l’Union européenne, continuera à augmenter, et avec lui le prix final moyen de l’énergie. Même si l’augmentation conjoncturelle des prix est liée aux soubresauts de la pandémie, la tendance structurelle est bel et bien à la hausse. Et on ne saurait s’en plaindre : le renchérissement du prix des ressources fossiles est l’incitation la plus puissante à s’en écarter, et l’augmentation du prix relatif de l’énergie elle-même un aiguillon poussant à réduire l’intensité énergétique de nos économies, comme on le constate depuis plus de vingt ans. Sans en être une condition suffisante, l’augmentation des prix de l’énergie est nécessaire à la décarbonation de nos économies – l’autre volet étant les investissements en infrastructures et le financement de la recherche et de l’innovation.

Le «chèque énergie», c’est bien mieux qu’une taxe flottante…

Le traumatisme du mouvement des Gilets jaunes a largement débordé du cadre franco-français : cité par des politiques aussi divers que les Verts allemands ou Joe Biden (qui furent à l’origine favorables à une taxe carbone), il a rendu les décideurs allergiques aux augmentations des prix de l’énergie et réticents à toute idée de taxe carbone. Comme, cette fois, il ne s’agit pas seulement des carburants liquides mais aussi du gaz de chauffage et de l’électricité, chacun a répondu dans l’urgence. Pour sa part, le gouvernement Castex a opté pour un encadrement du prix de l’électricité et une augmentation de 100€ du chèque énergie payable en décembre aux ménages dont le revenu annuel n’excède pas un certain seuil. Pour une famille de trois personnes ayant un revenu annuel inférieur à 10 080€, le chèque devrait s’élever à 377€, soit une augmentation de 3,7% du revenu.

À son crédit, le gouvernement a résisté au chœur des sirènes appelant à compenser l’augmentation du prix du gaz ou de l’essence par une baisse des taxes, une modulation parfois appelée la « taxe flottante ». Cette idée est en réalité contre-productive, car elle revient à transférer des recettes du budget de la nation vers les comptes des fournisseurs, Gazprom ou Saudi Aramco. Imaginons en effet que tous les pays importateurs réagissent à une hausse des prix en baissant leurs taxes sur les combustibles. Ce faisant, ils augmenteraient la demande et les producteurs pourraient revenir au même équilibre de marché en augmentant leurs prix, empochant ainsi une rente supplémentaire. Comme quoi une idée apparemment de bon sens peut totalement se retourner contre son intention première.

«L’homme veut avoir bien chaud, tous les jours»

L’augmentation du prix de l’énergie peut faire éclater le budget des ménages aux revenus les plus bas et, comme, les révolutionnaires allemands le chantaient en 1934 « L’homme veut avoir des bottes, oui / Il veut avoir bien chaud tous les jours ». Lors d’un pic extrême de prix de l’énergie, le chèque énergie, une forme de redistribution temporelle si on fait l’hypothèse que les dépenses publiques d’aujourd’hui seront financées par des impôts futurs, est justifié. Mais, comme son nom l’indique, il ne peut être utilisé que pour payer les factures d’énergie ou de rénovation énergétique. Il vise donc à effacer la hausse du prix de l’énergie, réduisant de ce fait l’incitation à réduire sa consommation d’énergie.

Mais qu’en est-il en cas d’augmentation structurelle du prix de l’énergie, causée par un prix du carbone croissant dans le temps ? Une redistribution allouée d’avance à la réduction des factures d’énergie ne peut que réduire l’effet incitatif et transformateur du prix du carbone. Déjà, l’utilisation du chèque énergie devrait être laissée à la libre appréciation des bénéficiaires, de façon à ce que le signal prix du carbone puisse jouer, y compris pour les bas revenus. Mais, plus généralement, comment devrait être allouées les recettes tirées du prix du carbone, qu’il s’agisse de taxe nationale ou de revenus de l’ETS redistribués aux États ?

Vers un «dividende carbone», ciblé vers les bas revenus

L’économiste Thomas Douenne, co-lauréat du prix de thèse de l’Association française de science économique, a montré à l’aide de micro-simulations que la taxation du carbone entraînait des effets redistributifs importants, même si la solution prônée par les économistes, une redistribution uniforme des revenus du carbone[iii], était mise en œuvre. Douenne montre dans le cas français, cette stratégie de « dividende carbone » rendrait la taxe carbone progressive, mais aussi qu’une proportion non-négligeable des ménages à bas revenu seraient quand même pénalisés, en raison de l’hétérogénéité des consommations énergétiques. Il y voit une raison objective du mouvement des Gilets jaunes.

Allouer le dividende carbone, souvent intitulé « revenu climatique » en France, uniquement aux ménages à bas revenu (1er décile par exemple) résoudrait la difficulté, sans amoindrir l’incitation à réduire ses propres émissions.

 

[i] Voir « Retour de l’inflation, champagne pour les banques centrales ? », Telos, mai 2021

[ii] Kenneth Rogoff, pour sa part, fait le parallèle avec l’Espagne, dont l’économie avait été excessivement stimulée par la construction, logements, bureaux et infrastructures après son entrée dans l’euro, qui avait permis une forte progression de l’endettement privé, jusqu’en 2007. La contraction qui suivit l’éclatement de la bulle fut particulièrement douloureuse pour l’économie espagnole. Voir « L’immobilier chinois peut-il amplifier le ralentissement », Telos, 12 octobre 2021.

[iii] Voir « Rendez-nous la taxe carbone », Telos, février 2019