Bernard Manin et la Révolution française edit

Bernard Manin, philosophe du politique (le mot est plus juste que « théoricien »), est décédé brutalement en 2024. Ses travaux ont été reconnus internationalement. Son livre majeur, Principes du gouvernement représentatif, paru en 1992, a été traduit en plus de dix langues. Ses collègues et amis ont pris la décision de publier des articles fondamentaux, jusque-là dispersés, et des manuscrits retrouvés. Deux volumes sont déjà disponibles chez le même éditeur, le premier sur Montesquieu, paru en 2024 et dont Gérard Grunberg avait rendu compte dans Telos, le second sur La Délibération politique, au début de cette année. Le troisième volume, aujourd’hui, concerne la Révolution française et les transformations de son régime politique.
Le titre de l’ouvrage, Un voile sur la liberté, repend quelques mots d’une formule célèbre de Montesquieu : « Il y a des cas où il faut mettre, pour un moment, un voile sur la liberté, comme l’on cache la statue des dieux. » Bernard Manin s’est attaqué à la question clef des interprétations de la Révolution française, qui n’a pas cessé d’être posée dès son déroulement même : comment une révolution faite au nom des libertés a pu donner naissance à une République « terroriste », ne serait-ce qu’un peu moins de deux années ? Les courants politiques se sont, évidemment, opposés sur son sens : les contre-révolutionnaires ont condamné ses principes mêmes, Jules Ferry rejetait 1793 pour ne conserver que 1789, Clemenceau voulait voir la Révolution comme un « bloc », les socialistes, et les communistes derrière eux, la voyaient comme l’anticipation « bourgeoise » de la « Révolution sociale » etc. Les historiens, pour l’essentiel, se sont partagés entre trois grandes thèses, celle des « circonstances », les difficultés et les périls, avec la guerre au premier rang, amenant les révolutionnaires, « par la force des choses » disait Saint-Just, à mettre en œuvre une répression implacable ; celle de « la lutte des classes », les sans culottes, étudiés par Albert Soboul et ses disciples, figurant le « prolétariat » à venir, contraignant la « petite bourgeoisie jacobine » à un régime d’exception ; celle de la continuité idéologique, plus tardive, coïncidant avec une vague « révisionniste », illustrée par François Furet dans, notamment, Penser la Révolution française (1978), pointant un « dérapage » de 1789 à 1793, la continuité l’emportant sur les discontinuités.
C’est de tout cela que traite l’auteur, avec une attention particulière aux thèses « révisionnistes », dominantes dans le débat des années 1980-1990, qui ont rendu toute sa complexité à la Révolution française. Il l’a fait à partir d’une relecture minutieuse des grands débats et des discours des révolutionnaires, les plus connus comme les moins connus. Il rompt, ainsi, avec les simplifications souvent faites qui faussent une bonne compréhension. L’inspiration libérale des Constituants de 1789 ne fait pas de doute. Mais elle s’est heurtée à deux grands obstacles : le premier politique, avec l’incapacité à mettre en place des institutions aptes à garantir la séparation des pouvoirs, le second idéologique, avec une conception trop « absolue » de la loi, qui a réduit les possibilités d’initiatives du pouvoir exécutif, tout se jouant, finalement, dans les assemblées (comme le 9 Thermidor le montra…). Les principes de 1789, et notamment la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen, comme a voulu le démontrer Marcel Gauchet, ne sont pas en cause. Ce qui a été fondamental, ce fut une conception unitaire de la nation (« Qu’est-ce que le Tiers-État ? Tout. » écrivait Sièyes dans son célèbre pamphlet de 1789) qui ne donnait pas aux adversaires (les aristocrates, et bien d’autres par la suite) un autre sort que l’exclusion de la nation.
C’est ce constat qui résulte des trois études clefs qui, s’additionnant, font une démonstration tout à fait éclairante. La première porte sur l’analyse du « dérapage du libéralisme » proprement dit. Elle met bien en évidence la volonté initiale des Constituants de mettre en œuvre une réelle séparation des pouvoirs, avec un pouvoir législatif, évidemment éminent, compte tenu des origines de la Révolution, un pouvoir exécutif, avec la possibilité d’un veto royal suspensif, un pouvoir judiciaire, avec des juges élus. Mais l’équilibre n’a pas tenu. Le dispositif institutionnel choisi s’est révélé incapable de faire face à la situation politique des années 1791-1792. La « Fuite de Varennes » a signé l’abaissement du pouvoir exécutif. L’atmosphère d’hostilité à l’aristocratie, déjà forte, a été considérablement accrue par les conflits intérieurs et extérieurs, amenant l’assemblée législative et la Convention à prendre des mesures de plus en plus exorbitantes par rapport au droit, au nom même des principes de 1789.
La seconde partie du livre s’attaque à l’idée, souvent émise, que Jean-Jacques Rousseau, avec sa définition de la « volonté générale », serait le théoricien de la Terreur montagnarde. Bernard Manin montre, de manière convaincante, que l’influence du rousseauisme n’a pas été celle-là. Robespierre et les jacobins n’ont pas repris à leur compte la crique de la représentation, qui est au cœur du Contrat social. Ils ont pu « utiliser » le mouvement populaire – particulièrement, dans leur lutte contre les « girondins », mais à aucun moment ils n’ont fait leur la démocratie directe. Le Comité de Salut public émanait de la Convention et a été « épuré » par elle. Robespierre, et beaucoup d’autres, ont repris des formules de Jean-Jacques Rousseau, et des images mobilisatrices, mais non une politique. Ce qui a compté, ce fut, fondamentalement, la mise en cause des « ennemis du peuple » à la définition changeante et fixée par les seuls détenteurs du pouvoir révolutionnaire.
La troisième partie est, justement, consacrée aux discours justificatifs de la Terreur que l’on trouve bien mis en lumière dans la pensée et l’action de Saint-Just. La politique montagnarde n’a pas été l’application d’un schéma préétabli. C’est la volonté d’identifier la Convention au peuple qui a fondé le refus d’admettre les divergences et, encore plus, évidemment, les oppositions, et à créer, ainsi, tout un système de contrôle et de répression. Le « peuple » était amené à se constituer dans et par l’exclusion. L’absence de lois fixes a permis l’instauration d’un régime de « despotisme » au sens, justement de Montesquieu, à rebours des aspirations de 1789. Mais cela n’a pu être que momentané et éphémère, comme nous le savons. Il est significatif que, un peu plus d’un siècle plus tard, Karl Kautsky, le théoricien marxiste de la Seconde Internationale, a pu faire le même type d’analyses concernant la « terreur bolchévique » (Terrorisme et communisme, 1919).
Ce dernier trait montre tout l’intérêt du livre de Bernard Manin. Son ouvrage est important, bien sûr, pour la compréhension de la Révolution française. Il permet d’échapper aux querelles trop entières qui caractérisent, souvent, son interprétation. Mais il est fort utile, également, par les concepts qu’il propose, et sa démarche d’analyse, pour réfléchir à la nature et au devenir des démocraties libérales, dont les fragilités et les équilibres précaires sont au cœur de nos interrogations actuelles.
Bernard Manin, Un voile sur la liberté. La Révolution française, du libéralisme à la terreur, préface de Biancamaria Fontana, Hermann, 2025, 288 p., 23,70 €
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