Macron et Le Pen: fonction exécutive et fonction tribunitienne edit

25 avril 2022

Le professeur Georges Lavau avait utilisé jadis, pour caractériser le rôle que jouait le Parti communiste dans la société française, la notion de fonction tribunitienne, en référence aux tribuns de la plèbe dans la Rome antique : c’étaient des magistrats qui ne relevaient pas du gouvernement exécutif de la Cité mais qui jouaient le rôle politique important de défenseurs des plus pauvres. Cette  distinction entre fonction exécutive et fonction tribunitienne semble bien adaptée pour appréhender la manière dont les électeurs perçoivent aujourd’hui les rôles respectifs d’Emmanuel Macron et de Marine Le Pen (données de l’enquête IPSOS pour le Monde, la Fondation Jean Jaurès et le CEVIPOF administrée entre le 15 et le 18 avril.)

Aux yeux des Français, Emmanuel Macron incarne la fonction exécutive tandis que Marine Le Pen remplit la fonction tribunitienne (tableau 1).

Tableau 1 – Pourcentage reconnaissant les qualités suivantes à Macron et à Le Pen

Tandis que Macron leur paraît avoir l’étoffe d’un président, Marine Le Pen, en revanche, les comprend mieux et leur semble vouloir vraiment changer les choses. Le tableau 2 montre que ces deux images sont largement partagées puisque une part notable des électeurs de Macron reconnaît que Le Pen  remplit bien la fonction tribunitienne tandis qu’une part importante de ceux de Le Pen admet que Macron remplit bien la fonction exécutive.

Tableau 2 - Qualités de Le Pen et Macron reconnues par les électeurs de Macron et le Pen

Les mêmes observations peuvent être tirées du tableau 3 qui mesure parmi une série de domaines ceux qui seraient mieux traités à l’Élysée par Macron et ceux qui le seraient mieux par Le Pen. 

Tableau 3 - Pour chacun des domaines suivants, vaut-il mieux, selon vous, que ce soit Emmanuel Macron ou Marine Le Pen qui soit élu président de la République?

La plupart des domaines qui relèvent de la fonction exécutive seraient mieux traités par Macron tandis que Le Pen traiterait mieux, d’une part, les demandes des catégories les plus modestes (réduction des inégalités sociales, pouvoir d’achat, retraites) et, d’autre part, les questions relevant directement de la fonction exécutive mais qui appartiennent au patrimoine idéologique spécifique de l’extrême-droite (lutte contre le terrorisme et la délinquance, arrêt de l’immigration).

On trouvait jadis chez les dirigeants communistes ce double aspect : d’une part la défense du « peuple de  France » et la distinction faite entre « le peuple et les gros », pour reprendre la distinction opérée par Pierre Birnbaum, d’autre part la lutte contre les capitalistes, exploiteurs des ouvriers. Chez Marine Le Pen, l’immigré a remplacé le patron comme ennemi idéologique mais le peuple demeure la figure centrale opposée aux privilégiés. Ce trait populiste  central est apparu clairement dans le discours prononcé entre les deux tours par Marine Le Pen à Arras. Face au « monde nomade et liquide » qu’est celui de Macron, régi par la « loi de la jungle » et fait « de mépris social, d’absence d’empathie et de brutalité », contre les « logiques de l’argent » et « face à cette oligarchie froide qui confisque le pouvoir, face à l’élite autoproclamée, arrogante et moralisatrice, nous sommes la voix et l’âme de la majorité silencieuse, trop gentiment silencieuse ! » s’est-elle écriée. « Contre ces dirigeants qui t’ont trahi, sans vergogne et sans trêve, depuis si longtemps,  l’heure est venue pour toi d’aller demander compte à tous ceux qui t’ont méprisé et de leur dire en face : vous nous avez trompés, abandonnés, déclassés, ruinés ! » Et de conclure : « Peuple de France, lève-toi ! »

Si les Français reconnaissent que Macron remplit bien la fonction exécutive, en revanche, il ne défend pas à leurs yeux les intérêts d’une large partie des Français, privilégiant les couches privilégiées et les « élites mondialisées ». Ce sentiment est partagé par une large partie de son propre électorat (tableau 4).

Tableau 4 – Pourcentage d’accord avec ces propositions concernant Emmanuel Macron

De son côté, la faible capacité de Marine Le Pen à exercer la fonction exécutive est largement reconnue par les Français, y compris chez une minorité de ses électeurs, comme le montre le tableau 5. 

Tableau 5 – Pourcentage d’accord avec ces propositions concernant Marine Le Pen

Face aux populistes et extrémistes, qui sont les mieux placés pour incarner la fonction tribunitienne, les modérés ne peuvent gagner que s’ils sont capables aux yeux des Français de remplir correctement la fonction exécutive, fonction difficile à exercer dans le nouvel âge de la démocratie (j’ai développé ce point dans mon ouvrage récent, La République et les sauveurs, Calmann Lévy, 2022).

La large victoire d’Emmanuel Macron remportée le 24 avril contre Marine Le Pen avec 58,5% des suffrages exprimés et près de 19 millions de voix montre que les Français, dans leur majorité, ont estimé que le président sortant avait correctement exercé la fonction exécutive et ont privilégié cette dimension dans leur vote, déniant à Marine Le Pen les qualités nécessaires pour réussir un tel exercice.