Syrie: le sens du veto russe edit

Feb. 24, 2012

Pourquoi la Russie et la Chine ont-elles bloqué la résolution des Nations unies condamnant le régime syrien ? Derrière ce blocage, il y a à l’évidence la solidarité de régimes autoritaires. Mais cette explication, si importante soit-elle, ne suffit pas pour expliquer le comportement de ces deux États.

La Syrie est le dernier allié russe dans la région. La Turquie est trop indépendante et l’Iran trop sulfureux, même si Moscou n’a pas renoncé à jouer les intermédiaires entre Téhéran et l’Occident. Les liens tissés depuis près de quarante ans par les services de renseignement et les armées des deux pays sont très puissants. C’est d’ailleurs Vladimir Poutine en personne qui a fait le choix de bloquer par deux fois les résolutions contre la Syrie, alors que le ministère des Affaires étrangères s’était résigné à la voter après avoir bataillé pour en amoindrir le contenu.

La Russie, qui n’en finit pas de décliner stratégiquement et économiquement, n’a de cesse de se comporter comme la vieille Union soviétique. Elle voit dans son opposition à l’Occident le seul moyen d’exister. L’engagement récent pris par Poutine de quadrupler les dépenses militaires russes confirme que Moscou ne compte que sur deux ressources : le pétrole et les armes. La diversification économique qu’on attendait n’aura pas lieu. La Russie est un État rentier et non une puissante émergente. Or les États rentiers sont irréformables.

Moscou craint que la chute du régime syrien ne la prive de son dernier point d’appui dans une région ou elle n’a guère d’alliés. Elle craint aussi de voir l’avènement de régimes islamistes dans le monde arabe, influencer sa périphérie en Asie Centrale. Ainsi après avoir perdu l’Europe centrale et orientale après 1989, après avoir clairement perdu à l’Est la partie au profit de la Chine, elle s’apprêterait à voir sa périphérie sud profiter à la Turquie, grand bénéficiaire géopolitique des révolutions arabes.

Ce qui frappe chez les Russes c’est l’extrême rigidité de leur attitude. Ils persistent à voir le monde comme un jeu à somme nulle. Pour eux la chute du régime de Damas préfigure un affaiblissement de l’Iran, un renforcement de la Turquie et un renforcement des positions occidentales. Il n’y a que peu de débat sur les changements tectoniques dans la région et l’absence de véritable débat publique sur la politique internationale renforce ce conservatisme diplomatique. Ce conservatisme se payera pourtant assez cher. Le prochain régime syrien sera forcément antirusse. Et il n’est pas exclu que Moscou cherche alors à compenser cet échec par un renforcement de ses liens avec Téhéran et accessoirement avec Bagdad qui craint par-dessus tout une victoire sunnite en Syrie.

La Chine n’a bien évidemment pas la même vision obsidionale que la Russie. Elle a définitivement pris le large et ne considère Moscou que comme un acteur de second rang. Néanmoins et pour éviter d’apparaître isolés, ces deux États ont conclu un marché peu glorieux : ils ont décidé de se soutenir mutuellement aux Nations unies chaque fois que les intérêts essentiels de l’un ou de l’autre venaient à être remis en cause, notamment par les Occidentaux. Si demain les Occidentaux venaient à poser la question du Tibet aux Nations unies Beijing saura compter sur le soutien de Moscou. Le veto russe est stratégique, celui de Beijing n’est que tactique.

La Chine, en effet, n’a pas d’intérêt majeur à soutenir le régime de Damas. Et à peine avait-elle voté contre la résolution marocaine qu’elle recevait une délégation de l’opposition syrienne . Mais, en votant contre la résolution des Nations unies, Pékin s’est déjugé. Car jusqu’à présent les Chinois avaient toujours justifié leur veto (Zimbabwe, Birmanie) par l’absence d’engagement des organisations régionales contre ces régimes. Et c’est le soutien de la Ligue arabe à une intervention en Libye qui les avait en quelque sorte forcés à ne pas s’opposer à la résolution 1973. Or dans le cas syrien, les Chinois ont bel et bien rompu leur engagement puisque la Ligue arabe s’est trouvée en première ligne pour faire voter cette résolution.

Derrière le blocage de la Chine et de la Russie, il y a à l’évidence la solidarité de régimes autoritaires qui ne souhaitent pas se voir un jour contestés par les autres membres du Conseil de sécurité s'ils étaient amenés à conduire des politiques profondément répressives. Mais cette explication, si importante soit-elle, ne suffit pas pour expliquer le comportement de ces deux États. Le fond de l’affaire est que la Russie comme la Chine sont des États souverainistes partisans d’une Realpolitik radicale et considérant les États comme de simples boules de billard. La responsabilité de protéger, qu’ils ont pourtant votée aux Nations unies, n’est à leurs yeux qu’un gadget entre les mains des Occidentaux.

Mais ce serait un profond contresens de croire que l’attachement à la souveraineté est le propre des régimes autoritaires. Jusqu’à ces dernières semaines, l’Inde a été par exemple un des plus ardents défenseurs du régime de Damas. Et le Brésil n’a pas brillé par sa grande lucidité depuis le printemps arabe. Tous les émergents représentés au Conseil de sécurité ont semblé regretter de ne pas avoir bloqué la résolution 1973 sur la Libye qui, à leurs yeux, a été détournée de son objectif alors qu’on voit bien, rétrospectivement, que seule l’intervention militaire de l’Otan a permis de déloger le régime du colonel Kadhafi. Cependant face à la violence de la répression et à l’engagement des États de la Ligue Arabe les Indiens et les Sud-Africains ont fini par changer d’avis.

Le Brésil a profité de ces crises pour demander une redéfinition du concept de responsabilité de protéger. Il propose d’y ajouter le principe de responsabilité pendant que l’on protège. Cette dernière repose sur l’idée selon laquelle la responsabilité de protéger doit être soumise aux principes préalables de la proportionnalité, du recours à la force en dernier recours et de l’évaluation des conséquences de ce recours à la force. En soit l’idée d’aménager des principes pour éviter des dérives n’est pas forcément une mauvaise chose. Mais remettre sur le tapis la question de la responsabilité de protéger dans le seul but de prévenir en fait l’usage de sanctions ou de la force contre des régimes qui tirent sans relâche contre des manifestations pacifiques risque de tuer ce principe. Ce qui est sûr c’est que plus que jamais la question de la souveraineté demeure une question fondamentale de l’ordre international et que son dépassement demeure toujours problématique pour le meilleur comme pour le pire.