La pensée magique de la mixité sociale edit
La mixité sociale s’est imposée comme un mantra dans le débat politique. Manuel Valls dénonce un « apartheid territorial, social, ethnique » et veut le briser en imposant une « politique de peuplement » sans que l’on sache très bien d’ailleurs ce que recouvre cette expression qui évoque plutôt, paradoxalement, des expériences historiques, souvent violentes, visant à renforcer la concentration sociale et ethnique : épuration ethnique, formation de ghettos, apartheid en Afrique du sud, politiques de peuplement liées aux entreprises de colonisation.
Mais la question est essentielle est la suivante : quel bien est supposée faire à la société la mixité sociale ? Curieusement (mais faut-il s’en étonner ?), dans le débat politico-médiatique cette question reste un impensé. La mixité semble devoir agir comme un filtre magique qui pacifie les relations sociales et tire l’ensemble de la société vers le haut. Essayons néanmoins de décrypter les bonnes ou les mauvaises raisons qu’il y aurait à vouloir l’imposer.
Ségrégation et mixité sociales sont les deux faces d’une même pièce mais l’effet éventuellement négatif de la première et positif de la seconde peuvent être spécifiques et doivent être distingués. La question de la ségrégation est d’abord celle de son degré et du diagnostic que l’on peut faire à cet égard. C’est une question difficile car elle dépend de la finesse du découpage spatial que l’on retient. Par exemple Eric Maurin et Emond Préteceille, deux spécialistes français de la question, ont des points de vue assez différents (le premier parle d’une logique de « séparatisme social », le second ne souscrit pas au constat d’une généralisation de la ségrégation), en partie pour des motifs méthodologiques.
Quoi qu’il en soit, il est clair que la France est très loin de connaître la ségrégation ethnique qui prévaut aux Etats-Unis : en 2000, un Noir y habitait en moyenne dans un quartier peuplé à 51% de Noirs (alors qu’ils ne représentent que 12,5% de l’ensemble de la population américaine), alors qu’un Blanc vivait en moyenne dans un quartier composé de 80% de Blancs et seulement de 7% de Noirs. Alors qu’en France elle est limitée à certaines zones circonscrites du territoire, aux Etats-Unis, la ségrégation territoriale est un phénomène national massif. Ce phénomène massif crée des ghettos urbains caractérisés, comme l’a montré le sociologue américain Julius Wilson, par l’isolement social c’est-à-dire la disparition des liens avec les groupes d’origines sociales et ethniques différentes. C’est cet isolement, cette coupure des liens sociaux qui peut renforcer les effets de la pauvreté et, par un cercle vicieux, se perpétuer à travers la famille et la communauté.
Cette intensité de l’isolement social de pans entiers du territoire, que renforce également aux Etats-Unis l’abandon par l’Etat de ces segments du territoire national, n’a pas son équivalent en France. Bien sûr, il ne faut tirer de ce constat général l’idée qu’il n’existe pas dans notre pays de zones déshéritées et enclavées, ce serait absurde. Le journaliste Massimo Prandi, dans une remarquable enquête sur la Grande Borne (Les Echos du 5 mars), cité d’origine d’Amedy Coulibaly, montre par exemple un cocktail explosif d’enclavement géographique (par un triangle de trois grands axes routiers), de chômage massif (40% des moins de 25 ans), d’échec scolaire (la moitié des jeunes sans diplôme), et de délinquance (le cannabis génère 2,5 millions de recettes hebdomadaires). Mais tout n’est pas sombre dans ce tableau : il y a aussi un foisonnement d’initiatives (zone franche, créations de PME, réfection d’immeubles, dynamisme associatif…).
La question cruciale est de savoir si le fait de résider dans ces parties du territoire, celles qu’on appelle en France les Zones urbaines sensibles (ZUS) constitue en soi un handicap pour leur habitants, notamment en termes d’accès à l’emploi et de revenus. En effet, il faut bien distinguer deux effets possibles dans le destin social que connaissent ces habitants : un effet qui tient à leurs caractéristiques personnelles et un effet qui tient à leur environnement résidentiel. Cet effet d’environnement peut être dû à un mauvais appariement spatial (« spatial mismatch ») qui éloigne physiquement et sur le plan informationnel les habitants de l’emploi et crée donc une barrière pour y accéder. Des effets de voisinage peuvent aussi affecter l’acquisition de capital humain (les résultats scolaires). Bien sûr, effets individuels et effets résidentiels sont liés puisque les personnes résidant dans les ZUS sont, sur bien des plans, nettement défavorisées (en termes de diplôme et d’origine sociale notamment). Mais la question est de savoir si, en comparant deux populations ayant les mêmes caractéristiques, l’une vivant en ZUS et l’autre non, la première souffrira d’une pénalité supplémentaire en termes d’accès à l’emploi ou de revenu. Des études menées à ce sujet en France par Thomas Couppié, Jean-François Giret et Stéphanie Moullet sur des jeunes sortant du système éducatif en 1998 montrent que l’effet de discrimination territoriale est relativement faible, nettement plus faible que l’effet des caractéristiques individuelles.
Autrement dit, les difficultés que peuvent connaître ces jeunes pour accéder à l’emploi et pour obtenir une rémunération correcte sont beaucoup plus liées à leur niveau d’étude ou à leur origine ethnique (il y a une véritable pénalité ethnique à l’embauche) qu’à leur origine résidentielle. Thomas Couppié et Céline Gasquet montrent même que pour les jeunes d’origine maghrébine, l’effet de quartier est nul.
Cela a d’importantes conséquences car si ce résultat est solide cela signifie que disperser ces habitants sur le territoire ne résoudra pas leurs problèmes. Diluer la pauvreté dans l’espace a peu de chances de la réduire.
Cependant il y a une autre face de la question, la face positive de la mixité sociale. Elle repose sans doute sur l’idée intuitive que le mélange de populations d’origines et de niveau socio-culturel différents est positif, notamment par un effet d’attraction « vers le haut » des personnes défavorisées.
Des effets de ce type ont été très étudiés en sociologie de l’éducation dans le domaine des effets de pairs sur la réussite scolaire (l’impact des interactions entre élèves à l’école). Le résultat d’ensemble qui se dégage de ces travaux est qu’il existe un effet de pairs sur les comportements, moins sur les aptitudes, que cet effet se détecte surtout dans les classes et qu’il s’exerce à la fois par un effet négatif des moins bons élèves et un effet positif des meilleurs.
Mais à l’échelle d’un quartier ou d’une ville ces effets restent très incertains, surtout si la « politique de peuplement » consiste dans des transferts relativement massifs de population défavorisée (résultant de l’application de la loi SRU) dans des communes plus favorisées. Il est très peu probable qu’à l’échelle locale une véritable mixité, c’est-à-dire des interactions régulières entre habitants de différentes origines, se mette naturellement en place. Il suffit pour s’en convaincre de faire le constat des stratégies d’évitement scolaire de certains parents qui craignent pour leurs enfants les conséquences néfastes d’un environnement social défavorisé.
En réalité, la politique d’habitat social sous forme de quotas de logements sociaux, comme l’impose la loi SRU, a toutes les chances de recréer à l’échelle locale de petits ghettos.
Ne serait-il pas préférable de faire confiance à l’initiative individuelle, le rôle des politiques publiques consistant à compenser le handicap économique qui constitue un frein à la mobilité ? C’est la politique qu’ont choisie les Etats-Unis en renonçant à la construction de logements sur fonds publics au profit d’une politique de bons de logement (« vouchers ») attribués aux ménages pauvres et qui leur permettent de choisir leur propre logement sur le marché locatif libre. Les évaluations qui ont été menées (aux Etats-Unis, contrairement à notre pays, on évalue les politiques) sont plutôt favorables.
Une politique visant à améliorer le sort des populations des quartiers déshérités devrait avoir une double composante, une composante « place » (la revitalisation endogène des quartiers par l’amélioration de l’environnement urbain et des conditions de vie des habitants) et une composante « people » (visant à favoriser la mobilité résidentielle comme voie de sortie de la pauvreté par une politique du type de celle des « vouchers » américains).
Dans un article de son blog du Monde sur la mixité sociale Thomas Piketty ne propose rien de moins que de mettre en place un système d’affectation des élèves dans les collèges, y compris les collèges privés, qui fasse en sorte qu’on aboutisse dans chaque établissement à un taux d’élèves défavorisés compris entre 10% et 20%. Cette proposition pose deux problèmes que l’article de Piketty laisse totalement de côté : la mixité sociale augmente-t-elle véritablement les chances de réussite des élèves défavorisés ? Peut-on dans une société démocratique contraindre à ce point les choix individuels pour faire le bonheur des gens – si tant est que la réponse à la première question soit positive – à leur place ?
L’idée que la mixité sociale est intrinsèquement bonne est si profondément ancrée dans l’imaginaire collectif français que personne ne se pose la question d’examiner les faits qui pourraient valider ou invalider cette croyance. Dans un article précédent de Telos, je montrais pourtant qu’elle reposait sur des bases très fragiles. Depuis, de nouveaux travaux ont accru le doute. Dans son article, Thomas Piketty ne parle que de l’affectation des élèves dans les établissements, mais les faits qu’il dénonce (la surreprésentation d’élèves défavorisés dans certains établissements) sont évidemment liés à la sectorisation scolaire, et en arrière-plan, à l’inégale répartition des différents groupes socioprofessionnels sur le territoire (à Paris en l’occurrence dans l’article de Thomas Piketty). Or, précisément, la politique de logement social à la française est, sur le plan résidentiel, à peu près l’équivalent de ce que propose Piketty dans le domaine scolaire : une affectation autoritaire et uniforme sur l’ensemble des communes d’un taux de logements sociaux (20% puis 25% avec la nouvelle loi due à Cécile Duflot).
Or cette politique technocratique et autoritaire a lamentablement échoué comme l’a montré un récent rapport de la Cour des comptes sur le logement social en Ile de France. Près de la moitié des locataires du parc social dépassent le plafond de ressources ! L’attribution des logements reste très opaque, le maintien dans les lieux de locataires ne répondant plus aux critères d’attribution est fréquente, la modulation des loyers en cas de progression des revenus est peu appliquée. Tout ceci, alors que 500 000 foyers sont en attente d’un logement social en Ile-de-France. Bref le système semble gangréné par le clientélisme et la bureaucratie. Vouloir contraindre en appliquant aveuglément des règles bureaucratiques ne conduit qu’à des détournements ou des passe-droits et laisse généralement sur le carreau ceux qui devraient prioritairement bénéficier de ces mesures.
Mais qu’en est-il sur le plan scolaire ? On dispose de quelques études sérieuses pour se forger un point de vue. Aux Etats-Unis, le programme Moving to Opportunity qui proposait à des familles pauvres des bons de logement pour quitter des quartiers défavorisés a été évalué, notamment sur le plan de la réussite scolaire des enfants (voir le récent livre de Cahuc et Zylberberg, Le Négationnisme économique, pour une description plus détaillée). Mais notons tout d’abord la différence de philosophie avec ce que propose Piketty : inciter individuellement plutôt que contraindre collectivement. Malgré tout, ce programme aboutit à des résultats contrastés selon l’âge des enfants. En particulier les enfants de plus de 13 ans ne tirent aucun bénéfice de ce changement d’environnement social et scolaire. Pire, leurs résultats sont même moins bons que ceux du groupe témoin. Cela jette un doute sérieux sur l’opportunité de la mesure préconisée par Piketty et cela rejoint beaucoup d’autres travaux (ceux de James Heckman notamment) : passé l’enfance, il est très difficile de réorienter positivement les trajectoires des jeunes qui présentent des déficits cognitifs et des handicaps culturels. Bien sûr les élèves entrent au collège en moyenne dans leur douzième année, mais souvent plus tard pour les élèves en difficulté : avec au moins un an de retard pour 32% des élèves de nationalité étrangère, 21% pour les boursiers et les élèves d’origine sociale défavorisée, contre 12% pour l’ensemble (Insee première, n° 1512, septembre 2014). Il est donc peu probable que ces élèves qui accèdent au collège en retard et qui sont issus de milieux défavorisés puissent tirer bénéfice du seul fait d’être affecté dans un établissement au public socialement plus favorisé. En sociologie de l’éducation, l’évaluation des « effets de pairs » – l’idée intuitive que le mélange des populations tire l’ensemble vers le haut – montre que cet effet existe mais qu’il est modéré, qu’il joue plus sur les comportements que sur les aptitudes et qu’il s’exerce plus au niveau des classes que des établissements.
En réalité, en mettant l’accent exclusivement sur la question de la mixité sociale, on laisse de côté une des causes fondamentales des inégalités scolaires : la qualité de l’éducation. Les élèves de milieux défavorisés souffrent, tout particulièrement en France, d’une éducation mal adaptée pour tout un ensemble de raisons structurelles bien connues : le système d’affectation des professeurs, la prédominance d’un enseignement de type très académique, la très faible formation pédagogique des enseignants français comme le pointe un récent rapport de l’OCDE (Regards sur l’éducation, 2014). Ces traits présents dans la plupart des établissements exercent des effets particulièrement délétères sur la réussite des élèves de milieu défavorisé qui ont, en moyenne, plus de difficultés à s’adapter aux exigences de l’École. Changer l’affectation de ces élèves ne gomme en rien ces facteurs négatifs profondément ancrés dans la culture du système éducatif.
Aussi, plutôt que de se focaliser sur une politique d’affectation des élèves en fonction de leur environnement social dont les résultats sont, au mieux, incertains, il faudrait enfin tirer les leçons de la multitude de rapports (depuis le déjà ancien rapport Thélot qui disait tout) qui pointent l’inadaptation d’un système scolaire, resté à bien des égards élitiste dans son contenu et ses méthodes, à l’avènement d’une école de masse.
En dernier lieu, la proposition de Thomas Piketty choque sur le plan éthique. Comment peut-on penser qu’une autorité administrative puisse à ce point contraindre les choix individuels, refuser par exemple à des élèves leur inscription dans une école privée ? Piketty parle d’exigence démocratique, en réalité ses propositions nous en éloignent. L’enfer, on le sait, est pavé de bonnes intentions et l’histoire foisonne d’exemples où un pouvoir au nom d’idéaux apparemment respectables entrave les libertés individuelles, parfois jusqu’au pire.
Bien sûr personne ne pense qu’une société meilleure se construit naturellement et que l’intervention de la puissance publique est inutile. Mais les propositions de Thomas Piketty reposent implicitement sur l’idée que la société est un jeu à somme nulle opposant systématiquement les vainqueurs et les vaincus de la compétition sociale, et qu’il faut donc châtier les premiers pour faire le bonheur des seconds. Dans ce cadre l’intervention publique est pensée essentiellement sur le mode de la contrainte. En réalité, des institutions comme l’École, fruit de siècles d’histoire, ont leur vie propre et produisent des effets sociaux, parfois inattendus. Il faut les évaluer, éventuellement les corriger, en faisant confiance aux acteurs par des incitations plutôt que par des interdictions.
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