Migrations: les cinq étapes d’un changement de rapport de force dans l’UE edit

10 juillet 2018

De janvier à juin, en un semestre à peine, des élections présidentielles tchèques à la présidence autrichienne du Conseil de l’Union européenne, les rapports de force ont sensiblement évolué en Europe. L’hostilité aux migrations du Groupe de Višegrad (ou V4) ont cessé d’être des thèses marginales ou contestatrices et sont devenues centrales pour l’Union européenne. Elles sont désormais portées par le chancelier autrichien ainsi que par les ministres de l’Intérieur allemand et italien. Dans la perspective des élections suédoises et allemandes de l’automne et dans celle des élections européennes de 2019, les migrations et l’islam sont devenus le point de cristallisation des alliances et des lignes de fracture en Europe.

Pour mesurer les conséquences de ce nouveau rapport de force, il convient de retracer les cinq étapes de sa consécration. Ils sont comme les cinq actes d’une pièce où se joue le destin de l’Europe.

Janvier : l’élection présidentielle tchèque, une gigantomachie continentale

Le premier acte est constitué par un résultat électoral apparemment strictement national : la victoire de Milos Zeman aux élections présidentielles tchèques avec plus de 52% des voix. Comme je l’avais indiqué dans Telos, les enjeux du débat étaient aussi continentaux. En effet, à l’échelon local, la campagne s’était cristallisée sur l’opposition des styles entre, d’une part, Zeman, figure historique de la dissidence anti-communiste, ancien social-démocrate admirateur explicite de la Russie et de la Chine et, d’autre part, Jiri Drahos, académicien renommé mais novice en politique, pro-européen déclaré soutenu par une coalition hétéroclite. La campagne avait été un plébiscite « pour ou contre » le sortant, Milos Zeman mais aussi un référendum sur l’Europe.

Dans cet Etat membre du Groupe de Višegrad, l’immigration et l’asile sont devenus des marqueurs idéologiques bien plus que des questions de politiques publiques concrètes. Le pays est largement épargné par les afflux de migrants des années 2015-2016. Il est en outre largement sécularisé. Mais il perçoit l’essor de l’islam sur le continent et la répartition obligatoire des demandeurs d’asile entre les Etats-membres de l’Union comme des atteintes inacceptables à sa souveraineté.

Cette élection a largement contribué, au début de 2018, à placer l’asile, les quotas et les migrations au centre d’une « gigantomachie » européenne d’autant plus que la figure de Zeman avait recueilli des soutiens bien au-delà de l’Europe centrale.

Avril : la réélection triomphale d’Orban et « l’orbanisation » de l’Europe

Le deuxième acte de cette transformation du rapport de force européen a eu lieu en Hongrie. En effet, le 8 avril, le parti au pouvoir, le Fidesz, et son allié, le KNDP, ont remporté plus de 49% des voix et une très large majorité en siège au Parlement hongrois (133 députés sur 199). Sur le plan intérieur, cette élection a conduit à une nouvelle nomination de Viktor Orban à la primature et au repli du parti extrémiste Jobbik, exproprié de ses propres thèmes et supplanté dans son électorat.

Sur le plan extérieur, cette élection a fait changer de statut le leader hongrois, et sa politique de fermeture des frontières avec les Balkans. Viktor Orban y a trouvé la stature d’un leader européen car, pour Marine Le Pen comme pour Matteo Salvini, le Premier ministre hongrois donne le bon cap.

Cette réélection a eu un « effet de souffle » continental en raison de ces soutiens, en raison également de la présidence hongroise du groupe de Visegrad de juin 2017 à juillet 2018. Viktor Orban a désenclavé le V4 en l’ouvrant largement à des soutiens venus de partout en Europe.

La nouvelle victoire d’Orban aux élections législatives est bien plus qu’un triomphe électoral national, ce peut être le début d’une « orbanisation de l’Europe » selon l’expression de Sylvain Kahn. En effet, en ce qui concerne les migrants, les demandeurs d’asile et les musulmans, les clivages classiques ne sont plus opérants : les lignes de partage ne séparent plus l’est et l’ouest mais passent à l’intérieur de chaque pays.

Mai-juin : les crises italienne et allemande ou la « notabilisation » du V4

Les troisième et quatrième actes de cette métamorphose des rapports de force en Europe sont constitués par les crises politiques au sein des exécutifs en Italie et en Allemagne, selon deux dramaturgies bien différentes.

En Italie, suite à la dissolution du Parlement en décembre 2018, les partis de gouvernement ont été balayés et deux mouvements populistes se sont imposés : la Ligue menée par Matteo Salvini et alliée à Forza Italia a remporté 37% des voix sur un programme qui est passé de la défiance envers le Sud de l’Italie à une double hostilité aux migrants et à Bruxelles. Le mouvement 5 étoiles lui aussi a fait triompher la défiance à l’égard de la construction européenne, arguant du peu de solidarité des autres Etats-membres à l’égard de l’Italie durant les années de crise migratoire 2015-2016. Et les conséquences n’ont pas tardé à se faire sentir : à peine nommé ministre de l’intérieur, Matteo Salvini a entrepris de fermer les ports italiens aux ONG comme aux migrants. Il a réalisé les souhaits du V4 dans un vieux pays européen.

En Allemagne, la crise a précédé les élections au lieu de les suivre. En effet, le président de la formation bavaroise CSU, Horst Seehofer, allié de la CDU de la Chancelière Merkel, à l’approche des élections de l’automne, a réclamé l’expulsion des demandeurs d’asile présents en Allemagne mais ayant déposé leur demande dans d’autres Etats-membres de l’Union européenne. En mettant en jeu sa démission, il donne raison à Viktor Orban qui se proclame héritier légitime de la démocratie chrétienne allemande. C’est le V4 qui attire une large partie de la droite allemande aujourd’hui.

En dépit de leurs contextes très différents, ces deux crises ont fait du V4 un groupe de notables de l’Union européenne. Il ne s’agit plus de « thèses venues de l’est » mais de préoccupations internes aux anciens Etats-membres. L’effet de cette notabilisation s’est fait immédiatement sentir lors du sommet européen sur les migrations du 29 juin : c’est sur une base volontaire que la participation des Etats membres à l’accueil des demandeurs d’asile se fera. Une position défendue par le V4 y compris devant les juridictions de l’UE.

Juillet : la présidence autrichienne de l’Union européenne et la préparation des élections européennes de 2019

Le cinquième (et sans doute pas le dernier) acte de la consécration de l’agenda politique du V4 est le lancement de la présidence tournante du Conseil de l’Union européenne par l’Autriche, le 1er juillet, il y a quelques jours. En effet, cet événement synthétise les mouvements des derniers mois, en Europe centrale et orientale comme en Europe de l’Ouest et du Sud.

L’acteur principal d’abord : le très jeune (31 ans) chancelier d’Autriche, Sebastian Kurz, est issu d’une séquence politique nationale qui a vu se succéder une élection présidentielle disputée en 2016 où le candidat extrémiste du FPÖ, Norbert Hofer, a été battu de justesse par l’ancien Vert Alexander Van Der Bellen. À l’occasion de ce scrutin, les partis classiques sociaux-démocrates et démocrates-chrétiens avaient été relégués à des scores historiquement bas (autour de 11%). Mais le parti démocrate-chrétien ÖVP, emmené par Kurz et ouvert à une alliance avec le FPÖ, avait pris sa revanche aux législatives de 2017 en remportant 62 sièges sur 183 au Parlement et formant une majorité et un gouvernement avec le FPÖ. Sebastian Kurz est la synthèse d’un renouvellement de la communication de l’ÖVP et la continuation d’une tradition d’alliance avec le FPÖ. Il donne aux thèmes du Groupe de Visegrad la caution d’un jeune leader contribuant au renouveau de la vie politique, l’onction d’un pays qui n’a jamais appartenu au bloc soviétique et la garantie d’un Etat moderne et efficace.

L’intrigue ensuite : l’Autriche a choisi de placer sa présidence sous le signe de la protection et de la sécurité de l’Union européenne. Elle met ainsi l’accent sur la protection des frontières, externes et même internes, de l’Union. Et elle souligne sa volonté que la répartition des migrants entre les Etats soit réalisée uniquement sur une base volontaire. Autrement dit, la solidarité européenne ne s’exerce en la matière qu’au cas par cas et si les intéressés le veulent bien.

Le temps ensuite : cette présidence intervient après le pic des arrivées de migrants sur le territoire européen mais exactement au moment où les thématiques du groupe de Višegrad s’imposent sur les échiquiers politiques nationaux.

En moins de six mois, le programme anti-migration, anti-islam et anti-fédéraliste e du Groupe de Višegrad s’est désenclavé et est devenu l’enjeu central du débat européen et des débats nationaux. À la veille d’élections en Suède, en Allemagne et en Italie et dans la perspective des élections européennes de 2019, il est hautement nécessaire de prendre la dimension de l’enjeu. La question migratoire est le marqueur idéologique essentiel de l’Europe aujourd’hui. Qui est pour une gestion coopérative des migrations et de l’asile est labélisé « fédéraliste ». Qui est pour une approche identitaire et souverainiste est s’opposer aux empiètements de Bruxelles. C’est le plus éclatant succès de ces derniers mois pour les populistes européens : ils ont réussi à changer jusqu’à la formulation des clivages politiques et à la structuration des rapports de force. Les partisans de la construction européenne sont prévenus…