Traité simplifié, 1. Une victoire polonaise ? edit

27 juin 2007

Ainsi, le Conseil européen a accouché d'un traité. Ou plutôt d'une promesse de traité puisque, contrairement à ce que l'on a beaucoup entendu ces derniers jours, le texte reste à négocier en détail, à signer et à ratifier par les 27 Etats membres, et n'entrera en vigueur qu'en 2009 au plus tôt. Durant les deux jours du sommet, la presse européenne a rendu compte, heure par heure, des progrès des négociations qui ont débouché in extremis sur un compromis. Le président polonais Lech Kaczynski et son double Jaroslaw resté à Varsovie ont largement pesé sur la négociation et poussé leurs partenaires dans leurs retranchements. Comme souvent en matière européenne, l'important pour les différents acteurs était de sauver la face : José Manuel Barroso entendait éviter à l'Union une nouvelle humiliation ; Angela Merkel voulait conclure le semestre de présidence allemande sur un succès ; Nicolas Sarkozy tenait à faire une entrée réussie sur la scène européenne ; Tony Blair désirait pour sa part la quitter sans avoir faibli ; les frères Kaczynski se faisaient fort de défendre le statut de « grand » pays de la Pologne ; les représentants des Etats ayant ratifié la Constitution entendaient en préserver les dispositions-clés. D’une manière générale, l'objectif du sommet était de permettre aux représentants des différents Etats membres de repartir avec la satisfaction d'avoir été entendus ou, à tout le moins, de n'avoir pas consenti de concession excessive.

Le compromis final n’a été arraché qu’au prix d’une énième reformulation des dispositions relatives au vote à la majorité qualifiée, à la demande des responsables polonais. Leurs prédécesseurs s’étaient déjà longuement opposés à l’introduction du système de la double majorité des Etats et de la population dans la Constitution européenne, beaucoup moins favorable à la Pologne que le compromis arraché lors du sommet de Nice. En coordonnant leurs efforts, les frères Kaczynski ont obtenu que l’application du système de double majorité des Etats et de la population soit reporté de 2009 à 2014, et qu’une phase transitoire leur permette de préserver leur influence jusqu’en 2017, grâce à un mécanisme proche du compromis de Ioanina et à la possibilité de demander ponctuellement le retour au système de vote actuel.

On pourrait objecter qu’il ne s’agit là que d’une victoire symbolique, concédée pour faire passer à Lech Kaczynski la pilule d’un traité reprenant de nombreuses dispositions de la défunte constitution. L’examen attentif du fonctionnement du Conseil révèle en effet que le recours au vote y est rare. Les données de l’Observatoire des institutions européennes montrent que, malgré l’accroissement massif du nombre d’Etats membres et l’entrée en vigueur de l’obscur système de vote négocié à Nice, le Conseil n’a pas connu de blocage majeur. Il faudrait certes se pencher sur l’évolution du nombre de votes informels et de constats implicites de désaccord, de renvois de textes au COREPER ou encore de retraits de propositions par la Commission. Les informations fiables manquent sur tous ces points.

Si l’on s’en tient aux seuls votes formels, on constate néanmoins que l’élargissement n’a pas suscité d’évolution notable du recours à cet outil. Au contraire, le passage au vote reste stable (aux alentours d’un cinquième des textes environ), tandis que la durée moyenne de la décision au Conseil a sensiblement décru. On note par ailleurs que, contrairement à une idée répandue, les « anciens » Etats membres expriment plus fréquemment leur désaccord que les nouveaux. Un universitaire polonais spécialiste de l’UE, rapportait ainsi que le président Kaczynski s’étonnait en privé du caractère très pacifique du Conseil : « Mais pourquoi ne vote-t-on jamais au Conseil ? ». On peut donc relativiser la concession faite à la Pologne, en rappelant que les procédures de vote constituent davantage un garde-fou ou un instrument de pression ponctuel qu’une modalité habituelle de la décision et que, dès lors, le détail des pondérations importe peu. De ce point de vue, les concessions faites au Président polonais auraient permis de sauver des dispositions clés de la Constitution, et n’aurait pas plus d’importance que le « filet démographique » concédé aux grands Etats à Nice, qui n’a pas connu d’application concrète. De nombreux commentateurs estiment de ce fait que le futur mini-traité est un succès majeur d’Angela Merkel, José Manuel Barroso et Nicolas Sarkozy.

On peut en douter. En premier lieu, et sans entrer davantage dans ce débat, on remarquera que le futur traité ne sera pas à la hauteur de la crise de confiance dont souffre l’Union, et que son principe n’a été arrêté qu’au prix d’un processus diplomatique heurté, obérant toute possibilité de nouvelle négociation à moyen terme sur les dossiers qui sont réellement cruciaux pour l’avenir de l’Europe : réchauffement climatique, politique énergétique, migrations, frontières… En deuxième lieu, il faudrait rappeler que les opposants à une intégration européenne de type fédéral ont obtenu satisfaction sur un grand nombre de points. Enfin, pour ne parler que des dispositions relatives au vote au sein du Conseil, on peut estimer que c’est précisément parce que la victoire des frères Kaczynski est symbolique qu’elle pose problème.

Par ce coup d’éclat, les responsables polonais ont en effet réussi à imposer dans le débat public l’idée que la construction européenne n’est pas une aventure collective, portée par un sens de l’intérêt général et une certaine idée de l’Europe, mais un processus conflictuel, fait de « gagnants » et de « perdants ». Les dispositions relatives au vote à la majorité qualifiée réaffirment avec force le caractère éminemment intergouvernemental du fonctionnement de l’Union, et accréditent l’idée qu’il faut l’analyser en termes de rapports de forces nationaux. Ce résultat n’est pas surprenant : en donnant la priorité à la réforme des institutions – et, plus spécifiquement, à la réévaluation du poids des différents Etats en leur sein – les responsables européens ont pris le risque considérable de réactiver le conflit de Nice, et compromis toute chance de redonner à la construction européenne le souffle qui lui fait défaut.

Olivier Costa est chercheur au CNRS (Laboratoire Science politique, relations internationales, territoire, à l'IEP de Bordeaux).