Les relations euro-américaines après le voyage de Biden edit

24 juin 2021

Le G7 et la tournée européenne de Biden ont consacré un rapprochement des Européens et des Américains en ce qui concerne les relations avec la Chine et avec la Russie. Après l’intempérance et les initiatives imprévisibles de son prédécesseur, qui avaient gravement dégradé l’image des États-Unis en Europe et alimenté des versions extrêmes de la recherche d’autonomie stratégique européenne, il suffisait au président américain, en un sens, de « ne pas être Trump ». Pour autant des différences subsistent, qui demandent à être scrutées de près si l’on veut apprécier les perspectives.

Après l’abandon de la vision optimiste de l’évolution « occidentale » de la Chine et de la Russie que nous avions partagée à une époque pas si lointaine, la vitesse de maturation des analyses respectives n’a pas été la même ; ceci est vrai en particulier pour la Chine, mais aussi dans une certaine mesure pour la Russie.

Il est normal qu’une superpuissance mondiale comme les États-Unis réagisse plus rapidement aux changements de scénario. Il existe également d’autres raisons liées à des facteurs structurels. L’Europe est plus dépendante du commerce international que les États-Unis, et il est donc compréhensible que les considérations économiques aient une plus grande influence sur l’évaluation de ses intérêts stratégiques. Enfin, les Etats-Unis sont une fédération, alors que l’Europe ne l’est pas ; ses décisions sont donc conditionnées par le consensus des pays membres, qui restent jaloux de leurs propres prérogatives, notamment en matière de politique internationale.

Le fait que l’Allemagne, le pays le plus important de l’UE, soit également le plus réticent, pour des raisons historiques, à assumer des responsabilités internationales et à faire rentrer ses intérêts économiques dans des considérations stratégiques plus larges n’aide pas. Le fait que l’autre pays clé, la France, ne se soit jamais complètement débarrassé des ses habitudes néogaullistes n’aide pas non plus ; il n’est jamais bon pour un président français en campagne électorale de paraître trop proche des États-Unis. Enfin, les craintes compréhensibles des Européens quant à la précarité de la scène politique américaine n’aident pas.

Pour autant, même si les rythmes diffèrent, les analyses respectives vont fondamentalement dans le même sens. Preuve en est qu’il a suffi d’un changement de rythme et de ton du côté américain pour obtenir, en Cornouailles et à Bruxelles, un degré d’unité que peu de gens croyaient possible il y a peu.

Il faut noter que la situation est assez différente en ce qui concerne la Russie et en ce qui concerne la Chine. Sur le premier point, l’unité de l’Occident, à quelques exceptions marginales près, est fondamentalement assurée. Le langage très ferme des communiqués du G7 et de l’OTAN en est la preuve. Cela est dû à une plus grande perception de la menace russe de la part des Européens et au fait que Poutine est objectivement plus faible, contraint par une économie asphyxiée et presque entièrement dépendante des exportations d’hydrocarbures ; ce qui, d’ailleurs, ne l’empêche pas de multiplier les actes agressifs que l’on connaît. Il restait le problème de Nordstream2 ; une question qui a été excessivement soulignée et également mal gérée, en particulier par l’Allemagne. On a permis qu’elle devienne un test d’autonomie européenne vis-à-vis de la Russie, alors qu’en réalité, leur besoin d’exporter du gaz vers l’Europe est plus important que notre besoin d’en importer. La véritable question était de savoir quels dommages cette infrastructure pouvait causer à l’Ukraine et à la Pologne. L’Allemagne aurait dû faire des propositions appropriées il y a longtemps, comme elle semble enfin décidée à le faire maintenant, sans laisser la question prendre la dimension d’un drame transatlantique.

La question chinoise, en revanche, est beaucoup plus compliquée et, dans ce cas, la maturation des Européens a été plus lente qu’aux États-Unis et elle s’est faite en ordre dispersé. Les recnontres récentes ont ceci d’important qu’elles consacrent une convergence substantielle des analyses. Certes, malgré l’attrait des trois mots magiques « coopération, concurrence et rivalité », il ne s’agit pas encore d’une politique. Biden a décidé de mettre au centre de son action la défense des valeurs démocratiques face aux autocraties. C’est un bon point de départ pour rassembler les alliés, mais ce n’est pas encore une stratégie dans laquelle les valeurs et les intérêts devront nécessairement être conciliés. Les États-Unis sont encore en train de définir, dans un débat interne animé, les éléments d’une stratégie opérationnelle, ce qui explique, au moins en partie, certaines réticences européennes. En gros, nous voulons comprendre où notre allié nous emmène.

Un point désormais acquis est que le scénario chinois n’a rien à voir avec celui qui caractérisait autrefois la guerre froide. L’importance économique de l’URSS était pratiquement nulle, tandis que la Chine est la deuxième plus grande économie du monde et qu’elle est désormais fortement interconnectée avec ses voisins d’Asie, avec l’Europe et avec les États-Unis. En outre, la menace stratégique que représente la Chine est complètement différente, même si, d’un certain point de vue, elle est plus sérieuse en raison de son plus grand potentiel économique, politique et, en perspective, également militaire. Le défi chinois n’est pas véritablement idéologique, il est plutôt l’expression d’un nationalisme forcené. Tous les nationalismes agressifs nourrissent l’opinion publique du souvenir des « humiliations » subies du fait de l’ennemi potentiel. C’était le cas de l’Allemagne wilhelmienne avec la France ; pour la Chine, c’était l’Occident avec le traité de Nankin et les capitulations.  Enfin, ce qui a été construit face à l’URSS était une alliance solide et cohésive ; rien de comparable n’existe, pour le moment, parmi les alliés potentiels de l’Amérique dans l’Indo-Pacifique. On peut tirer de tout cela quelques conclusions provisoires, qui peuvent également être déduites des communiqués longs et détaillés des trois réunions européennes de Biden.

La première est que personne, pas même aux États-Unis, ne pense sérieusement à un découplage économique avec la Chine. Nous ne l’accepterions pas, les autres pays asiatiques l’accepteraient encore moins, et ce ne serait pas possible pour les États-Unis non plus. La futilité des gestes de Trump suffit à le montrer. Malgré le langage parfois encore protectionniste adopté par l’administration Biden, la mondialisation ne semble pas remise en cause.  Face à cela, cependant, il y a une prise de conscience croissante des deux côtés de l’Atlantique qu’un défi technologique doit être relevé. Il y avait déjà une réaction aux pratiques prédatrices des entreprises chinoises en matière de technologie. Nous en avons tous pris conscience lors de la pandémie, lorsque nous avons découvert des dépendances excessivement dangereuses à certains matériaux et technologies. Enfin, il y a eu l’affaire de la participation de Huawei à la construction des réseaux 5G en Europe. Le changement d’attitude des Européens est également visible dans des pays comme l’Allemagne qui sont plus engagés commercialement avec la Chine. Même Angela Merkel a déclaré que l’accord d’investissement UE-Chine, qui semblait être le couronnement de la présidence allemande de l’UE l’année dernière, ne sera pas ratifié si la Chine ne modifie pas ses pratiques en matière de travail forcé (ce qui signifie jamais). En langage diplomatique, cela signifie que l’accord déjà gelé par le Parlement européen est définitivement mort. Il existe une autre raison qui rend inévitable un certain degré de découplage technologique. L’économie numérique est en train de devenir l’épine dorsale de l’ensemble de l’économie mondiale, y compris en ce qui concerne la réponse au changement climatique. Il est urgent de la réglementer. Jusqu’à récemment, les règles du jeu étaient essentiellement fixées par l’Europe et les États-Unis, avec des perspectives très souvent mal assorties et sources de nombreuses frictions. Aujourd’hui, la Chine élabore ses propres règles sur l’avenir de l’internet dans l’espoir de les exporter vers les pays émergents et d’en faire la nouvelle norme mondiale. Elles sont fondés sur le contrôle de l’État sur l’internet. Le problème est qu’il s’agit d’une approche non négociable car elle repose sur des valeurs incompatibles avec les nôtres. Il est urgent que l’UE et les États-Unis s’entendent, et cette idée est clairement exprimée dans les communiqués finaux des réunions Biden. Ainsi, non seulement la perspective d’un découplage technologique se profile, mais aussi la forte probabilité qu’il soit étendu au fonctionnement d’Internet, avec des conséquences difficiles à évaluer pour l’économie mondiale. La Chine elle-même s’est pourtant engagée dans cette voie ; d’une part en promouvant ses propres règles, d’autre part en lançant une politique industrielle visant délibérément la recherche de l’autonomie technologique. La question cruciale pour la politique industrielle et la promotion des règles est donc de savoir si l’Europe et les États-Unis chercheront à être autonomes chacun de leur côté, ou s’ils tenteront de le faire ensemble. Les réunions de ces derniers jours sont encourageantes à cet égard. Sur le plan réglementaire, les conclusions sont d’ailleurs largement inspirées des positions européennes.

La convergence sur la dimension stratégique de la question chinoise est plus difficile. Malgré un certain mécontentement du côté français, le long et articulé communiqué final du sommet de l’OTAN consacre son ambition d’être une alliance politico-militaire de portée mondiale. Mais là aussi, il y a beaucoup à faire. L’Europe est peu présente dans la région indo-Pacifique et son poids militaire y est presque inexistant. D’autre part, la menace chinoise n’est pas (encore ?) ouverte et directe, mais elle se manifeste par un travail constant de friction pour tester la détermination des Etats-Unis et de leurs alliés, en particulier en ce qui concerne Taïwan mais plus généralement dans le Pacifique. La Chine est désormais massivement présente en Afrique et la flotte hauturière chinoise est également présente dans l’océan Indien et même en Méditerranée. Ce qui se profile pour les Etats-Unis est avant tout une action d’endiguement visant à rassurer les alliés et à envoyer aux Chinois un message de détermination. Les Européens ne peuvent pas faire grand-chose de ce point de vue, mais il est intéressant de noter que la France, la Grande-Bretagne et d’autres pays ont prévu des missions navales dans la région. L’Europe, cependant, ne peut éviter de faire deux choix. Le premier concerne l’Allemagne, mais pas seulement elle, et nous oblige à abandonner l’illusion de séparer les considérations économiques et stratégiques. Le second nous obligera à nous engager davantage avec les alliés des États-Unis dans la région, y compris sur le plan politique.

L’inertie européenne, ou plutôt la volonté de maintenir un certain degré d’ambiguïté, ne sera pas seulement rendue plus difficile par la pression américaine. Paradoxalement, c’est précisément la politique chinoise qui limite notre marge de manœuvre. De la question de Hong Kong à la répression des Ouïgours au Xinjiang, en passant par d’autres sujets brûlants, les autorités chinoises ont pris l’habitude de réagir avec colère et une extrême violence à toute critique, même à l’encontre d’entreprises ou de particuliers. Toute volonté de dialogue de notre part est ainsi limitée et devient une manifestation de faiblesse. Le cas de l’Australie en est un exemple, mais il n’est pas le seul. Une telle réaction peut être considérée comme une erreur tactique et stratégique de la part d’un pays qui a des problèmes structurels majeurs et qui aurait plutôt intérêt à diviser ses adversaires potentiels. L’explication la plus plausible réside dans la logique du nationalisme. Celle de l’URSS s’est nourrie de la supériorité idéologique. Le nationalisme chinois, quant à lui, est alimenté par la conviction du déclin inévitable de l’Occident dans son ensemble, par le fait que le temps joue en leur faveur et que nous n’avons plus la force morale, plus encore que la force politique et économique, pour résister à la confrontation. D’autres dictateurs ont commis la même erreur il n’y a pas si longtemps en évaluant la faiblesse des démocraties ; nous savons comment cela s’est terminé. Le problème pour nous tous est donc d’éviter une telle conclusion.

Cela nous amène à la nécessité du dialogue, dont la rencontre entre Biden et Poutine a été un bon exemple. Cependant, il est important de comprendre l’objectif de ce dialogue, qui a existé et existe peut-être à nouveau avec la Russie mais pas encore avec la Chine. Le premier objectif, et le plus important, est de rétablir certaines règles du jeu plus ou moins explicites afin d’éviter que les incidents inévitables ne deviennent incontrôlables. Cela implique également une certaine compréhension de la maîtrise des armements, désormais non seulement nucléaires mais aussi ceux liés à l’espace et à la cyberguerre. Le second est d’explorer la possibilité d’une convergence sur des questions d’intérêt commun. Le plus important d’entre eux est le réchauffement climatique, sur lequel, au moins en paroles, tout le monde semble d’accord. Il y en a d’autres ; dans le cas de la Russie, les relations avec l’Iran. Toujours dans le cas de la Russie, l’espoir de tirer parti de la faiblesse désormais évidente de Poutine pour garder sous contrôle son rapprochement avec la Chine.

Il y a cependant un aspect du dialogue futur qui est peut-être encore plus important. En Cornouailles et à Bruxelles, Européens et Américains se contentent de fixer un ordre du jour. Il s’agit maintenant d’obtenir des résultats concrets, mais avec deux contraintes de calendrier qui semblent pousser dans des directions opposées. D’une part, des échéances électorales en France et en Allemagne qui limitent la liberté de mouvement de deux pays clés. D’autre part, le calendrier serré de la politique américaine. Éviter d’être pris en tenaille sera le principal défi des prochains mois.