Europe: naissance d’une puissance edit

4 mars 2022

La vitesse et la puissance de la réaction européenne ont frappé tous les observateurs. Avec la capacité de résistance du peuple ukrainien, et le tournant à 180 degrés de la politique allemande de défense, c’est assurément une des surprises stratégiques de la crise actuelle. Pourtant, un coup d’œil sur les quinze dernières années montre qu’au fil des crises successives l’Union européenne a appris à réagir de plus en plus vite et de plus en plus fort. Quels sont les éléments de continuité, et quelles sont les nouveautés de la séquence en cours ?

Avec l’invasion russe de l’Ukraine, on retrouve, accéléré à un point encore jamais vu, un rythme caractéristique de la réaction européenne face aux crises. Un rythme à trois temps, à la manière d’une valse.

Le premier réflexe des Européens est le mauvais, avec les querelles sur l’intensité des sanctions à l’égard de la Russie, les intérêts vitaux des uns et des autres en matière énergétique ou commerciale, la volonté de préserver les anciens équilibres, et le règne de la règle… Mais la cacophonie européenne cette fois-ci n’a pas duré.

Car dans un deuxième temps, avec une célérité qui ne manque pas de surprendre, l’Europe franchit les lignes jaunes des règles communautaires, s’invente de nouvelles compétences et lance de nouveaux chantiers. C’est ainsi qu’elle débloque 500 millions d’euros de fonds communautaires pour acheter des armes et les livrer à l’Ukraine. C’est ainsi qu’elle invente le garrot monétaire en combinant gel des avoirs en devises de la Banque centrale, tarissement du marché des actifs et exclusion du système Swift.

Dans un troisième temps enfin, l’Europe de la Défense, voire l’armée commune, cette chimère des quarante dernières années, émerge comme une perspective ou un nouvel horizon de l’intégration.

Cette structure ternaire est caractéristique des réponses aux crises affrontées par l’Union depuis 2008. Un coup d’œil rétrospectif révèle une double logique : un spectaculaire apprentissage de la vitesse, et l’avènement d’une logique de puissance.

Quinze ans d’apprentissage

Qu’elle est loin, l’insoutenable lenteur de la crise de l’euro, quand les dirigeants européens multipliaient les sommets de la dernière heure, accouchant de solutions bancales tandis que les marchés testaient sans pitié les maillons faibles de la solidarité européenne. Il fallut alors près de quatre ans avant que le fameux « whatever it takes » de Mario Draghi lève enfin l’équivoque sur la fermeté de la réponse fédérale. Les marchés ne s’y trompèrent pas : la BCE assumait désormais, quand bien même cela n’était pas inscrit dans ses statuts, le rôle d’assureur de dernier ressort des États-membres. Les spreads retombèrent et s’il fallut quelques années supplémentaires pour traiter le cas de la Grèce, qui avait particulièrement souffert de ces atermoiements, la crise de l’euro était bel et bien terminée. Ses conséquences – surcroît de dette, croissance en berne de certains pays, tentations de l’exit ici ou là – sont toujours présentes en revanche.

Cette « mère des crises » offre un modèle extraordinairement précis de celles qui allaient suivre, avec la première exécution de la valse à trois temps – une première valse d’une lenteur insupportable.

Atermoiements et mesures qui portent à faux, d’abord, jusqu’à ce que la situation s’aggrave à un tel point que le sacro-saint respect de la règle soit intenable. Ce premier temps est aussi celui des égoïsmes et de la discorde, des attitudes non-coopératives, de la difficulté à s’entendre, et pour certains dirigeants de la lenteur à décider. C’est aussi le temps où les opinions nationales divergent, où les intérêts nationaux n’arrivent pas à s’aligner, où les journaux allemands traitent les Grecs de fraudeurs et où les Grecs traitent les Allemands de nazis. C’est aussi le temps où les institutions fédérales – BCE, Commission – brillent par leur absence.

Le second temps de la crise, quand l’aggravation progressive ne laisse plus aucune possibilité d’atermoyer, voit la rupture des tabous et l’innovation politique. On improvise alors dans l’urgence une nouvelle façon de faire.

Vient alors le troisième temps, celui de la consolidation de la décision et de ces inscriptions dans les règles. Ce troisième temps peut durer (on pense à l’Union bancaire toujours inachevée), jusqu’à ce qu’une nouvelle crise oblige à finir le travail.

Au sortir de la crise de l’euro, le sentiment qui dominait, à côté d’un évident soulagement, était le découragement : l’Union était décidément un paquebot bien lent, qui avait bien du mal à changer de cap. Il fallait beaucoup de foi pour parier sur elle, et elle n’était pas faite pour naviguer à vue, ni par gros temps. Heureusement, une crise comme celle de l’euro ne se produisait pas tous les quatre matins.

Or au fil des années qui suivirent d’autres crises survinrent, certaines tout aussi graves, et à chaque crise on constata ceci : la valse à trois temps était bien là, mais son tempo s’accélérait.

Le premier choc majeur fut la crise ukrainienne de 2013-2014. Son enjeu était d’ailleurs l’appartenance à l’Europe. La réaction des Européens se fit pourtant attendre quelques mois, et si en février 2014 les Polonais, les Français et les Allemands furent en pointe, d’autres pays restèrent en retrait. Il fallut un drame imprévu, quand les séparatistes pro-russes abattirent un avion de ligne transportant des passagers néerlandais, pour qu’à l’été 2014 l’Europe unie sorte un jeu de sanctions conséquentes. Déjà, à ce moment, on parla de surprise, et la contingence eut sa part dans cette décision. Mais un apprentissage avait commencé.

La crise des migrants, l’année suivante, fut une nouvelle épreuve et une exécution de la valse européenne : premier temps, face à une situation imprévue des règles inadéquates (le règlement de Dublin) et des comportements non coopératifs (des pays qui se repassent les migrants à ceux qui les refusent, en passant par ceux qui donnent des leçons de morale en ignorant les enjeux politiques chez leurs voisins). Second temps, l’invention dans l’urgence de solutions nouvelles, via des accords avec des pays tiers. Troisième temps, là encore toujours en cours, la rédaction de règles nouvelles et le renforcement des institutions et des outils fédéraux (dont Frontex). Il avait fallu près d’un an pour répondre à la crise ukrainienne, six mois suffirent pour la crise des migrants, pourtant plus complexe à régler.

Le Brexit, l’élection de Trump, le durcissement des relations entre la Chine et l’Occident auraient pu affaiblir l’Union, mais chacune de ces épreuves la vit au contraire serrer les rangs, réagir de plus en plus fermement et de plus en plus nettement. Les intérêts nationaux en jeu étaient pourtant forts, notamment pour les pays les plus intégrés dans le commerce mondial. Et jusqu’en 2017 en France, 2018 en Italie, des partis antieuropéens perturbèrent sérieusement le jeu politique, au risque de paralyser à nouveau l’Union. Les frictions avec la Pologne et la Hongrie compliquèrent également le jeu. Mais à chacune de ces crises, l’Union apparaissait de plus en plus comme un bloc. L’affirmation d’une Commission « géopolitique » par Ursula von der Leyen en 2019 apparaît dans ce contexte comme le reflet d’une évolution.

Pourtant, des propositions plus ambitieuses, portées notamment par les Français, avançaient peu. Le budget fédéral restait une chimère que n’accepteraient pas les pays frugaux, l’Europe de la défense n’avait guère de consistance et encore moins de budget, et quand en septembre 2017, dans son discours de la Sorbonne, Emmanuel Macron évoqua l’ « autonomie stratégique », beaucoup applaudirent le slogan mais, à peu de choses près, on en resta là.

Vint la crise du Covid. Trois temps à nouveau : deux ou trois mois d’atermoiements et de mesures mal ciblées, puis la proposition franco-allemande d’un plan de relance robuste, avant la reprise au vol par la Commission et la réponse spectaculaire qui permit aux pays européens de traverser la crise bien mieux qu’on ne l’aurait anticipé. Les vaccins virent une fois encore l’Europe accusée de retard, avant que n’apparaissent clairement les qualités de la réponse européenne, puissante et solidaire (entre membres et avec le reste du monde). Au sortir de la crise, plusieurs avancées majeures ont eu lieu, y compris sur des points bloqués depuis des années : budget fédéral et union de transferts, politique de la défense, nature et réglage des politiques industrielles. L’Europe a changé de visage, et de nature, en répondant à cette pandémie. C’est précisément ce qui se confirme aujourd’hui.

Un passage à la puissance

Remise en perspective, la réponse européenne à l’invasion russe de l’Ukraine est à la fois une nouveauté et une continuité. La nouveauté consiste dans la vitesse, dans l’unité, dans la puissance de feu financière, dans une façon aussi de ne pas laisser les intérêts économiques, souvent mal alignés sinon franchement divergents, prendre le pas sur les enjeux politiques. Les Européens ont fait ensemble des sacrifices, en assumant d’affronter un choc pétrolier et des chocs secondaires sur les matières premières. Ceux dont l’économie est la plus intégrée à celle de la Russie, soit comme fournisseur de gaz, soit comme marché d’exportation, ont accepté de prendre le choc de plein fouet. Les banques européennes vont elles aussi subir de lourdes pertes. L’inflation, déjà inquiétante avant cette crise, promet de nous poser de graves problèmes. Pourtant les Européens se sont engagés. L’évolution allemande en particulier est spectaculaire : c’est un chancelier social-démocrate qui, en quelques jours, a rompu avec la tradition de l’Ostpolitik portée par son parti, a renoncé au gaz russe dont dépend largement l’économie de son pays, et a décidé un changement d’échelle dans le domaine de la défense. Ce mûrissement accéléré a surpris les observateurs et on peut gager qu’il n’avait été anticipé ni par Poutine, ni par les Européens eux-mêmes.

Pour autant, il s’inscrit dans la ligne d’une évolution commencée il y a dix ans. Il y a bien ici une continuité, même si elle n’a rien d’un long fleuve tranquille. On peut décrire cette évolution comme une série de sauts fédéraux : l’Europe avance décidément par crises. Mais au-delà des événements successifs et des effets de cliquets qui en résultent, c’est aussi un apprentissage continu. Face à Trump hier, à la Chine, à la Russie, l’Europe apprend à parler le langage de la puissance. Elle le fait, c’est une des leçons de la crise actuelle, avec l’OTAN et les Etats-Unis, et non contre eux. Cet apprentissage est aussi celui du réalisme, de la force, des sacrifices. Il est inachevé, mais il n’est plus permis d’en désespérer.