La doctrine Trump vue de Moscou edit
Le Kremlin ne peut que se féliciter de la nouvelle Stratégie de sécurité nationale des États-Unis qui, comme le dit son porte-parole, « correspond en grande partie à notre vision des choses ». De fait, ce texte laisse entrevoir un lâchage de l’Ukraine, il traduit la volonté de Trump d’intégrer la Russie dans un nouvel équilibre européen et officialise une proximité idéologique avec le régime Poutine (mépris du droit, Europe décadente, retour des sphères d’influence).
Une Stratégie qui « correspond en grande partie à notre vision des choses »
La publication par l’administration Trump de sa « Stratégie de sécurité nationale » (NSS)[i] suscite de nombreuses réactions, qui mettent en évidence la rupture que ce document de référence représente par rapport aux précédentes éditions dans la politique étrangère des États-Unis[ii]. C’est le cas en Russie également, où il est qualifié de « révolutionnaire » par certains, de « contre-révolutionnaire » par d’autres, ou de « profession de foi idéologique », et abondamment commenté par les officiels et les experts en relations internationales. Pour le porte-parole du Kremlin, les corrections apportées à ce texte par rapport aux versions antérieures « correspondent en grande partie à notre vision des choses »[iii]. « L’administration actuelle se distingue radicalement des précédentes, explique Dmitri Peskov. Actuellement, le Président Trump dispose d’un fort soutien interne, ce qui lui donne la possibilité de corriger cette stratégie conformément à ses conceptions ». La porte-parole du Ministère des Affaires étrangères (MID) y voit quant à elle « la reconnaissance de la faillite du modèle globaliste » [iv]. Les analystes notent avec satisfaction que l’administration Trump renonce aux fondements de la politique étrangère et de défense des États-Unis en vigueur des décennies durant. Éditorialiste de l’agence officielle Ria-novosti, Alexandr Iakovenko salue l’élaboration à Washington d’une « grande stratégie » qui, affirme cet ancien diplomate, fait écho à la « doctrine de politique étrangère » de la Russie, publiée en 2023, fondée en particulier sur la reconnaissance de « la différence culturelle entre la Russie et l’Occident »[v]. Escomptant une victoire de JD Vance à la prochaine élection présidentielle, puis sa réélection, l’ancien ambassadeur de Russie voit dans la NSS un « programme d’action au minimum sur douze ans ». Vu de Moscou, cette nouvelle Stratégie procède du constat tardif que les États-Unis ne disposent plus des ressources nécessaires pour mener « des guerres sans fin » et de la fin du monde unipolaire.
Dès lors, il est logique que l’Amérique se concentre sur la défense de ses intérêts nationaux fondamentaux et en tire les conséquences en renonçant par exemple à la promotion de « la liberté et de la démocratie » dans le monde. Ce repositionnement a des conséquences encore inimaginables il y a peu et bénéfiques pour la Russie, se félicite Fiodor Loukjanov, qui aurait pu imaginer en effet que figure noir sur blanc dans ce texte le fait que l’OTAN n’a pas vocation à s’élargir sans limite [vi]. Du point de vue russe, ce revirement justifie à posteriori les deux mémorandums adressés en décembre 2021, quelques semaines avant l’invasion de l’Ukraine, par le MID aux Occidentaux qui exigeaient le retour à la situation stratégique qui était celle du continent européen avant les élargissements successifs de l’OTAN. Fiodor Loukjanov souligne toutefois que la Russie doit être prête à réagir à « l’égoïsme illimité » qui inspire désormais la politique des États-Unis et les conduit à recourir à tous les moyens pour parvenir à leurs objectifs. L’optimisme d’Alexandr Iakovenko sur la longévité du trumpisme n’est pas non plus partagé par tous. Les responsables russes rappellent qu’au cours de son premier mandat, les velléités de Donald Trump d’un rapprochement avec la Russie ont été contrariées. En dépit de ces textes « joliment écrits et conceptuels », il arrive que le résultat soit « très différent en raison de ce qu’on appelle l’État profond », avertit Dmitri Peskov, qui déclare qu’il faut « suivre très attentivement la manière dont cette stratégie sera mise en œuvre ». « L’avenir dira » si l’administration Trump sera en mesure de tirer les conséquences des « grossières erreurs des élites américaines », souligne aussi le MID. Les experts russes conviennent qu’il n’y a aucune garantie susceptible de faire obstacle à un retour à la posture traditionnelle de Washington, ils notent qu’au Congrès la position des Républicains s’est fragilisée et rappellent que les élections de mi-mandat auront lieu dans moins d’un an.
Un constat partagé sur une Europe qui renonce à ses valeurs
La NSS acte le poids déclinant de l’Europe sur les plans stratégique et économique, constatent les analystes russes, elle réaffirme cependant « l’importance stratégique et culturelle de l’Europe pour les États-Unis », qui doit aussi permettre d’éviter « la domination d’un adversaire sur le continent ». Ils concluent néanmoins que l’Europe a perdu sa place centrale dans la politique étrangère des États-Unis et qu’elle est désormais « marginalisée » ou « vassalisée ». « Depuis longtemps, Trump méprise les élites européennes, désormais c’est officiel » (Rossiiskaïa Gazeta). Pour autant on ne peut parler d’une indifférence de l’administration Trump à l’égard du continent européen, tempère Fiodor Loukjanov[vii]. La nouvelle Stratégie américaine mêle en réalité deux approches, explique-t-il, d’une part, l’Europe est invitée à prendre à bras le corps ses nombreux problèmes et à ne pas se décharger de ses responsabilités sur les États-Unis, d’autre part, Washington incite les peuples européens à la résistance face à une politique « libérale et mondialiste » de l’UE, jugée néfaste, et à lui substituer un agenda « national-conservateur » – ce qui est en réalité un appel au « changement de régime » – afin de renforcer l’influence des États-Unis sur le continent et dans l’hémisphère occidental. Les experts russes ne manquent pas de noter que la « défense de la démocratie » évoquée dans la NSS - thème assez surprenant chez Donald Trump – est circonscrite au continent européen, en réalité les critiques adressées aux capitales d’Europe occidentale s’expliquent, vu de Moscou, par une volonté américaine d’obtenir des concessions en matière économique et commerciale.
Les pronostics très pessimistes du Président des États-Unis sur l’avenir de la civilisation européenne (« L’Europe méconnaissable dans vingt ans ») illustrent ses convergences avec la Russie de Poutine sur le thème d’une Europe décadente, submergée par l’immigration et d’une UE perçue comme autoritaire qui s’en prend à la liberté d’expression, porte atteinte à la souveraineté des États et devient agressive. La porte-parole du MID évoque à ce propos « la coïncidence objective des vues traditionnelles de la Russie et les appréciations lucides des nouveaux dirigeants américains sur les événements véritablement inquiétants qui se déroulent sur le vieux continent ». « L’engagement diplomatique important » des États-Unis, mentionné dans la NSS, destiné à rétablir la stabilité stratégique sur le continent – objectif salué à Moscou – et qui vise à réduire le risque de conflit entre la Russie et les États européens est, pour les analystes russes, la preuve que Washington entend toujours s’ingérer dans ces relations. Mais ce passage témoigne aussi de la volonté des États-Unis de favoriser l’émergence d’un nouvel équilibre sur le continent avec l’aide de la Russie et de réintégrer celle-ci dans le « concert européen ». La Russie n’est en effet plus présentée comme une menace dans la NSS, elle est largement épargnée par la critique. Néanmoins, des interrogations se font jour sur certains aspects de la politique de défense des États-Unis, le MID déclare être toujours dans l’attente de précisions sur le projet de « dôme d’or » et sur la compatibilité de ce système anti-missiles avec les arsenaux nucléaires existants. Il relève aussi une volonté de la part de l’administration Trump de « chercher à exclure par tous les moyens disponibles la Russie des marchés mondiaux de l’énergie ».
Une position sur l’Ukraine largement influencée par le discours russe
La NSS conduit les responsables russes à se montrer raisonnablement optimistes sur une coopération américano-russe afin de mettre un terme au conflit ukrainien. Dmitri Peskov espère que « le travail constructif en commun se poursuivra pour identifier une solution pacifique », son homologue du MID note également que « certaines formulations du document sur la crise ukrainienne créent les conditions de la poursuite des efforts constructifs pour rechercher un règlement de paix ». Maria Zakharova souligne les dissensions existant sur l’Ukraine entre Washington et les capitales européennes (« le parti de la guerre »), elle dénonce « la politique ouverte de sabotage de Bruxelles à l’égard des efforts de paix de Donald Trump en Ukraine » et espère que cette nouvelle Stratégie va ramener les Européens à la réalité. Les trois paragraphes consacrés à la guerre en Ukraine ne peuvent que satisfaire Moscou. À aucun moment la Russie n’est désignée comme l’agresseur, ses crimes de guerre ne sont pas mentionnés, pas plus que le respect du droit international. La NSS se borne à appeler à une cessation rapide des hostilités en Ukraine pour permettre sa reconstruction et « sa survie en tant qu’État viable ». La première version du plan russo-américain en 28 points de règlement du conflit, qui proposait d’instaurer un dialogue entre la Russie et les membres européens de l’OTAN, dans lequel les États-Unis joueraient un rôle de « médiateur », est une autre illustration de la position d’arbitre que prétendent désormais occuper les États-Unis en Europe et d’un désengagement vis-à-vis de leurs alliés traditionnels et de l’Ukraine.
Le conflit russo-ukrainien est abordé d’abord dans sa dimension économique - le premier objectif énoncé est de « stabiliser les économies européennes » - les attentes jugées « irréalistes » des responsables européens sont fustigées, leur attitude s’expliquant par le fait qu’il s’agit de « gouvernements de coalition minoritaires instables ». Ce discours rejoint là aussi le narratif officiel russe qui oppose les dirigeants européens à leur peuple et explique leur fermeté à l’égard du Kremlin par leur faiblesse interne et par la nécessité de brandir une menace externe. La NSS souligne les effets négatifs de l’embargo sur les importations d’énergie russe, autre argument récurrent de la propagande de Moscou. L’approche mercantiliste des questions internationales promue par Donald Trump, présente dans la NSS, n’est pas celle de Vladimir Poutine qui a une vision géopolitique du monde et qui subordonne l’économie aux enjeux stratégiques, mais le Kremlin a pris en compte cette différence en incluant dans son équipe de négociation Kirill Dmitriev, président du Fonds russe d’investissements directs, par ailleurs lié à la famille Poutine, qui a pris progressivement l’ascendant sur le MID et sur Sergueï Lavrov. La composition des équipes de négociation de part de d’autre – MM. Witkoff, Kushner et Dmitriev – montre que le Kremlin a su s’adapter à cette nouvelle donne sans renoncer à ses objectifs et en faisant miroiter à Donald Trump de juteux contrats en Russie. Le long entretien accordé par le Président Trump à Politico au lendemain de la publication de la NSS dans lequel il concentre pour l’essentiel ses critiques sur les Européens qui « parlent, mais ne produisent rien », exprime son impatience à l’égard de Kiev et appelle (à l’instar de la Russie, qui, dit-il, a « pris l’avantage ») à des élections rapides en Ukraine affaiblissent la position du Président Zelensky. Dans cet entretien, le locataire de la Maison blanche accuse également ce dernier de se servir de la guerre pour se maintenir au pouvoir et laisse entendre qu’il pourrait priver l’Ukraine du soutien américain, propos qui ne peuvent que ravir les autorités russes[viii].
Des affinités idéologiques officialisées
Les ressemblances entre les régimes de Trump et de Poutine ont été relevées, s’agissant en particulier du mépris de l’État de droit et de la vérité, de la valorisation du rapport de force, de l’instrumentalisation de l’humiliation et du ressentiment et de la construction de la figure de l’ennemi. Ces affinités sur le plan idéologique expliquent par exemple qu’en Allemagne un parti d’extrême-droite comme l’AfD puisse afficher une proximité avec Washington et Moscou, bien que, ces derniers temps, ses dirigeants cultivent leur relation avec l’administration Trump et prennent leurs distances par rapport au Kremlin [ix]. La nouvelle Stratégie de sécurité nationale américaine officialise ces convergences idéologiques autour d’une approche civilisationnelle, à laquelle la Russie de Vladimir Poutine, qui a théorisé « l’État-civilisation », ne peut que souscrire [x]. Tandis que la NSS met en garde l’Europe contre un « effacement civilisationnel » et l’appelle à « retrouver confiance en sa civilisation », Moscou dénonce l’abandon par l’Europe de son héritage religieux et culturel. Le Kremlin ne peut aussi que se réjouir du retour annoncé de la doctrine Monroe (1823), y voyant une étape dans la formation d’un monde multipolaire, qu’il appelle depuis longtemps de ses vœux[xi]. Comme le montre son comportement révisionniste dans son « Étranger proche » depuis une vingtaine d’années, la Russie peut sans difficulté reprendre à son compte, pour ce qui est de son voisinage, les objectifs énumérés dans la Stratégie américaine, qu’il s’agisse de « restaurer la prééminence américaine dans l’hémisphère occidental » ou bien « d’interdire aux concurrents extérieurs à l’hémisphère occidental de stationner des forces ou d’autres capacités menaçantes, de posséder ou de contrôler des actifs stratégiques vitaux ». Alors que la Russie entretient des liens étroits avec certains États d’Amérique latine (Cuba, Vénézuela…), ce retour de la politique des sphères d’influence, qui s’est traduit récemment par un usage de la force très contesté au large des côtes vénézuéliennes de la part de l’armée américaine, suscite peu de critiques à Moscou. Les responsables russes n’ont guère réagi aux menaces proférées par Donald Trump sur Panama et le Groenland, alors qu’ils se montrent prolixes sur les perspectives de coopération russo-américaines dans l’Arctique (cf. le projet de tunnel à travers le détroit de Béring évoqué par Kirill Dmitriev).
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[1] National Security Strategy of the United States of America, novembre 2025, whitehouse.gov.
[2] Cf. Riccardo Perissich, « L’Europe, Trump et sa vision du monde », Telos, 8 décembre 2025 ; Gilles Andréani, « Le spectre du trumpisme : à propos de la Stratégie nationale 2025 des États-Unis », Telos, 11 décembre 2025.
[3] « Peskov a noté que les modifications à la stratégie de sécurité nationale des États-Unis correspondent en grande partie à la vision russe » (en russe), interfax.ru, 7 décembre 2025.
[4] Foreign Ministry Spokeswoman Maria Zakharova’s answers to media questions regarding the US’s new National Security Strategy, mid.ru, 8 décembre 2025.
[5] Alexandr Iakovenko, « La grande stratégie de Trump et l’avenir de l’Europe » (en russe), ria.ru, 8 décembre 2025.
[6] « Loukjanov explique l’impact sur la Russie de la nouvelle doctrine de sécurité des États-Unis » (en russe), ria.ru, 6 décembre 2025.
[7] Fiodor Loukjanov, « A nouveau une maison commune européenne ? » (en russe), globalaffairs.ru, 8 décembre 2025.
[8] «Trump thrashes European leaders in wide-ranging interview: ‘I think they’re weak’», politico.com, 9 décembre 2025.
[9] Bernard Chappedelaine, « L’AfD en voie de dédiabolisation ? », Telos, 21 juillet 2025.
[10] Bernard Chappedelaine, « Au cœur de l’idéologie poutinienne, l’État-civilisation », Telos, 11 décembre 2023.
[11] Bernard Chappedelaine, « Ukraine : vers un nouveau Yalta ? », Telos, 24 janvier 2025 ; « Le monde multipolaire de Vladimir Poutine », Telos, 20 octobre 2025.
