Simplifier, mission impossible? edit
Gabriel Attal puis Bruno Lemaire ont promis de s’attaquer au chantier de la simplification, comme d’autres avant eux. Pour avoir des résultats durables et significatifs, ils devront s'attaquer à trois problèmes. Tout d’abord, les actions efficaces prennent du temps et nécessitent plus d'un mandat politique pour passer de la prise de conscience aux solutions puis à leur implémentation : le premier défi est d'inscrire cette action dans une durée qui dépasse un mandat et d'aller au-delà de la loi fourre-tout de « diverses mesures de simplification ». Ensuite, les acteurs de la puissance publique comme les Français appelés à juger de leur action mesurent mal le coût macroéconomique de la complexité. Enfin les démarches entreprises pour la réduire sont souvent mal conçues et ignorent les bonnes pratiques connues depuis des décennies. La simplification nécessite à la fois un changement culturel et des moyens.
Le coût de la complexité
S’il est difficile d’estimer le coût de la complexité administrative, il existe quelques études qui tentent d’en estimer la charge. Une étude récente[1] estime ainsi le coût de la complexité imposée aux entreprises à près de quatre points de PIB. Le classement « Doing Business » de la Banque Mondiale donne lui aussi une place médiocre à notre pays – en 30e position, loin derrière le Danemark (meilleur européen), les États-Unis ou le Royaume-Uni.
Tableau 1. Estimation du coût des formalités pour les entreprises
On ne trouve pas d’étude similaire qui estime la charge pour les ménages, mais un sondage récent[2] comparant le nombre de contacts avec l’administration confirme que la France est le pays qui demande le plus d’interactions. C’est aussi le pays qui est jugé le plus bureaucratique d’Europe.
Tableau 2. Nombre de contacts avec l’administration dans les douze derniers mois selon le pays2
Tableau 3. Réponses à la question « Quels sont les termes qui décrivent le mieux votre administration2 ? »
Il convient de noter que ces enquêtes ne tiennent compte que la complexité directe, celle qui concerne le temps perdu dans des formalités administratives. Il faudrait y ajouter la complexité indirecte. Par exemple les réglementations poussent désormais les banques à multiplier les demandes d’informations sur leurs clients[3], le plus souvent via des formulaires papier non pré-remplis, qui consomment un temps non comptabilisé dans les enquêtes ci-dessus.
La complexité administrative a un donc coût important en France et largement supérieur à celui des pays comparables. Cette complexité agit comme une taxe : elle aura un effet distorsif sur les choix des Français, et un effet récessif sur l’activité – moins de PIB (mais aussi moins de temps libre). Il s’agit néanmoins d’une taxe particulièrement stupide, puisqu’elle appauvrit ceux qui en portent la charge sans donner un centime aux finances publiques. C’est également une taxe fortement régressive, car elle représente un fardeau parfois impossible à acquitter pour plus modestes – qui renonceront à bénéficier de leurs droits – alors que les plus aisés ou les mieux informés trouveront facilement un contact pour accéder à un bon médecin spécialiste, cheminer à travers la carte scolaire ou comprendre les subtilités de la réglementation fiscale et en tirer parti.
Simplifier les textes des autres tout en ajoutant les siens
Nombreux sont les gouvernements qui ont annoncé s’engager en faveur de la simplification. Ils ont parfois obtenu des succès isolés tels que la refonte d’un code, le prélèvement à la source, des formulaires administratifs en ligne ou la déclaration d’impôts préremplie. Mais, paradoxalement, aucun n’a tenté de juguler le mal à la racine en s’attaquant aux raisons qui font que nos textes sont excessivement compliqués, ne serait-ce qu’en se limitant à ses propres textes. Le dernier exemple en date est le désormais célèbre barème de prime réparation – 7 euros pour un trou de pantalon, 18 euros pour une semelle en gomme, 8 euros pour une petite braguette ou 15 pour une grande.
La complexité administrative a parfois été un moyen de concilier des promesses ambitieuses et des moyens insuffisants : si les droits sont suffisamment difficiles à exercer, les annonces les plus généreuses peuvent ne rien coûter. La contrainte sur les budgets étant croissante, faire suivre une annonce d’un texte (qui coûtera cher en coûts administratifs cachés, mais rien sur le budget) est plus facile que de la faire suivre d’une intervention directe de l’État.
La complexité peut aussi être le fruit de la volonté de nos différents échelons politiques d’être visibles sur les sujets importants pour les Français – l’aide aux demandeurs d’emploi est ainsi partagée entre plus d’une dizaine d’acteurs, qu’on a cru bon de regrouper il y a quelques années en créant un acteur supplémentaire (les Maisons de l’emploi). Cette approche du « guichet unique » est d’ailleurs emblématique d’une approche de la simplification condamnée à l’échec : au lieu de simplifier les structures, on cache la complexité derrière un acteur supplémentaire. Au lieu de définir des nouvelles structures plus simples et efficaces, on continue à dépenser des ressources sur des structures inefficaces, que l’on compense en dépensant des moyens supplémentaires alloués à un guichet.
Simplifier en faisant simple
La première chose à faire pour œuvre en faveur de la simplification est d’assurer que les nouveaux textes sont simples. D’abord en en limitant le nombre – une loi ne devrait pas être la réponse à une actualité, mais le résultat d’une analyse de fond sur les causes d’un problème, conduisant à des solutions efficaces et dont les modalités de mise en œuvre sont suffisamment claires pour assurer que l’ensemble fonctionne. Faute de quoi une loi en apparence simple peut conduire à une circulaire de 140 pages et plonger nos concitoyens dans le monde de Kafka.
Enfin, il serait judicieux de consacrer des efforts plus importants pour améliorer la qualité des études d’impact. Ces études, qui accompagnent chaque projet de loi, sont censées éclairer les parlementaires et les citoyens sur l’impact du texte. En pratique, elles sont généralement indigentes, et très rarement assorties d’un chiffrage du coût de complexité induit.
Il existe par ailleurs des méthodes pour créer des processus administratifs efficaces, et elles ne datent pas d’hier. Le lean est ainsi né au Japon dans les années 1950 en réaction aux inefficacités induites par le modèle de production tayloriste et la bureaucratisation des entreprises industrielles associée à ce modèle. Ceux qui s’intéressent à la simplification administrative peuvent utilement s’inspirer des principes du lean. D’abord, en réduisant le silotage entre ceux qui conçoivent les règles et ceux qui les appliquent, les seconds étant généralement les mieux placés pour identifier les problèmes et y apporter une solution. Ensuite, en donnant des incitations et des moyens aux administrations pour lutter contre toutes les formes d’inefficacité : les stocks et les délais d’attente, les manipulations ou transferts inutiles de dossiers, les modalités de traitement excessivement complexes par rapport à l’objectif visé ou les sources d’erreurs telles que des instructions confuses.
Simplifier grâce au numérique, éviter «le 22 à Asnières»
Le numérique est évidemment un outil important pour simplifier – par exemple en évitant de demander une information qui est déjà connue, ou en automatisant certaines tâches. Des progrès ont été accomplis : on cite souvent l’administration fiscale avec impots.gouv.fr mais d’autres ministères ont appris à fluidifier le parcours des administrés. Ainsi quand vous commandez un passeport en ligne l’achat du timbre fiscal est intégré au parcours et l’attestation de domicile est faite automatiquement au moyen d’une connexion au fichier EDF.
À l’inverse, l’utilisation bureaucratique du numérique – c'est-à-dire pour produire des processus entièrement gérés par des programmes et incapables de gérer des cas atypiques ou non prévus initialement – est un risque réel. Comme en témoigneront tous ceux – dont l’auteur de ces lignes – qui se sont déjà trouvés coincés face à un chatbot incapable de répondre à son problème bancaire ou de mutuelle santé et trop mal conçu pour passer la question à un opérateur humain capable de chercher une solution qui n’a pas été prévue dans le programme.
Une utilisation inappropriée de l’IA pourra amplifier ce problème : confier à cette technologie des tâches qui la dépassent, c’est probablement faire des économies sur le traitement des cas simples, mais condamner les cas les plus compliqués à un enfer bureaucratique. Pour éviter ce type de complexité, il faut que les responsables de processus utilisent la technologie de façon pertinente : simplifier et automatiser les cas simples, garder le recours à une intervention humaine pour gérer les cas complexes. Et plus généralement comprendre que si la technologie peut beaucoup aider à automatiser certaines tâches, la responsabilité de l’efficacité d’un processus et de son amélioration ne pourra jamais se déléguer à un programme.
On notera que ce risque de « bureaucratisation par la technologie » ne date pas d’hier : le microprocesseur a été inventé en 1969, des années après que Fernand Raynaud tente en vain de joindre « le 22 à Asnières », peu aidé par des opératrices dépassées par l’organisation déficiente des standards téléphoniques.
Une approche industrielle des processus administratifs
La recherche du processus le plus efficace possible, qui est au cœur de la démarche industrielle, s’appuie à la fois sur la conception de processus initialement efficace et sur la démarche d’amélioration continue – afin de tirer parti de l’expérience tirée de la mise en application, mais aussi s’adapter à des spécificités locales, à des cas non prévus initialement ou à des évolutions du contexte. Appliquée à la production de réglementation, elle conduirait à analyser régulièrement l’efficacité des textes et la perception de ceux qui y sont assujettis, pour tirer rapidement les leçons de textes ou de processus de gestion inefficaces. La formation et le coaching font aussi partie de l’arsenal – de ce point de vue les écoles de la fonction publiques donnent souvent plus de place à l’écriture de textes conformes qu’à la production de processus les plus efficaces possibles. Pour preuve les titres les plus prestigieux de la fonction publique : conseil, inspecteur, auditeur ou administrateur. Le responsable de processus ou l’expert en excellence opérationnelle n’apparaissent pas dans cette hiérarchie.
On pourrait utilement compléter cet arsenal d’outils pour favoriser la modération législative et freiner la tendance à penser que la norme est une alternative indolore à une hausse de dépenses publiques de plus en plus difficile. Pour cela, il faudrait tenir compte du coût économique induit par tout texte supplémentaire et mesurer « l’impôt en temps » que payent annuellement les Français et leurs entreprises pour se conformer aux textes. Avec une estimation par sondage, possible pour un coût modeste, on pourrait fixer des objectifs de baisse de ce prélèvement qui coûte tant aux Français sans rien apporter aux finances publiques. Une telle mesure permettrait d’inscrire dans le long terme les ambitions de simplification et, surtout, d’en obtenir un impact qui dépasse les effets symboliques de la fin de quelques comités désuets.
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[1] Bruno Pellegrino et Geoffery Zheng, « Quantifying the Impact of Red Tape on Investment: A Survey Data Approach », CESifo Working Paper No. 1044, mai 2023.
[2] Eurobaromètre, mai 2023.
[3] Voir notamment https://en.wikipedia.org/wiki/Know_your_customer