Un poutinisme français? edit
Quatre des candidats à l’élection présidentielle, Jean-Luc Mélenchon, Eric Zemmour, Fabien Roussel et Marine Le Pen, ont, depuis longtemps, manifesté leur compréhension, leur sympathie ou leur admiration pour Vladimir Poutine. Le total des intentions de vote présidentiel pour ces quatre candidats frisait les 50% à la veille de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Certes, tous les quatre ont opéré un virage sur l’aile et condamné l’agression contre l’Ukraine, les réalités étant trop fortes. Mais ils ont exprimé cette réprobation sur des positions proches et qui ne peuvent qu’interroger et inquiéter : l’insistance sur les responsabilités de l’OTAN, qui auraient amené la Russie à craindre, légitimement, pour sa sécurité, le refus de l’aide à la résistance ukrainienne, en matière d’armement particulièrement, le doute sur la pertinence des sanctions économiques, le retrait, total ou partiel de l’OTAN, au nom d’un « non alignement » (Jean-Luc Mélenchon) ou de « l’indépendance » de la France (Eric Zemmour). Ils n’ont donc pas rompu sur le fond avec leurs positions d’avant-guerre, témoignant ainsi de l’existence d’un véritable poutinisme français et du danger qu’il représente pour le pays.
Ces positions sont (volontairement) hémiplégiques. Que les États-Unis et les pays membres de l’Alliance Atlantique n’aient pas proposé un partenariat suffisamment équilibré avec la Russie désoviétisée, dans les années 1990, peut être discuté – même si un Conseil OTAN-Russie a été mis en place, que Vladimir Poutine a rapidement négligé. Mais qui menace aujourd’hui la Russie ? Qui a l’intention de l’attaquer ? Personne ! Il faut rappeler au contraire la faiblesse des réactions occidentales qui a suivi l’annexion d’une partie de la Géorgie, en 2008, et de la Crimée, en 2014. D’ailleurs l’OTAN, depuis sa création en 1949, n’a adopté en Europe qu’une attitude défensive. Nos quatre candidats, en revanche, font le silence sur le projet, pourtant explicite et annoncé, de Vladimir Poutine de réunir, à nouveau, les terres qu’il pense russes, la « petite » Russie”, à savoir l’Ukraine, et la « Russie blanche », à savoir la Biélorussie, notamment, tout en reconstituant ses zones d’influence – ce qui explique sa demande que l’OTAN abandonne les pays qui y ont adhéré depuis 1997.
L’affirmation répétée à de multiples reprises que ce sont les États-Unis qui ont voulu étendre l’OTAN, oublie, tout simplement, que ce sont d’abord les peuples de l’Est de l’Europe qui ont demandé instamment de devenir membres de l’OTAN et d’adhérer à l’Union Européenne ! Berlin, 1953, Budapest, 1956, Prague, 1968, l’Ossétie et l’Abkasie, 2008, la Crimée, 2014, sont autant de dates qui en expliquent les raisons. Et ce qui se passe actuellement avec la Suède et la Finlande, qui remettent en cause leur statut de neutralité, résulte à l’évidence de la réalité de la menace russe. La grande négociation que ces candidats réclament ne pourrait aujourd’hui, faute d’un rapport de force suffisant, se faire qu’aux conditions léonines du maître du Kremlin.
Enfin, penser que la France, seule, pourrait jouer un rôle clef dans le monde et s’instituer comme la “puissance médiatrice” est une illusion. L’utilisation du général De Gaulle est faite pour impressionner, mais elle est largement fallacieuse. Dans les grandes crises, après 1945, son soutien n’a jamais manqué aux États-Unis, comme dans la crise de Cuba en 1962. Et il s’est bien gardé de faire sortir la France de l’Alliance Atlantique. Après avoir échoué à établir un directoire, au sein de l’Alliance, avec les États-Unis et le Royaume-Uni, il a joué habilement d’une autonomie relative dans le cadre, bien dessiné, de la guerre froide.
Malgré l’évidence de l’entière responsabilité de Poutine et du comportement sauvage de l’armée russe d’occupation, ces quatre candidats ne cèdent pas sur l’essentiel de leurs positions antérieures. Cela nous conduit à nous interroger sur le phénomène du poutinisme français.
Si les quatre candidats expriment dans plusieurs domaines les positions communes qui les ont amené à montrer une grande complaisance, pour ne pas dire plus, à l’égard de Poutine, il serait cependant erroné de confondre les différentes sources auxquelles ils ont puisé les idées qui ont nourri leur poutinisme. Mélenchon et Roussel d’un côté, Le Pen et Zemmour de l’autre se sont rapprochés du dictateur russe par des chemins pour partie différents voire opposés.
Les mondes en miroir de Poutine et de l’extrême gauche
Chez Jean-Luc Mélenchon et Fabien Roussel la vision de la Russie poutinienne, et de son rôle dans le monde, s’inscrit, plus ou moins consciemment, dans une culture d’origine communiste, forgée pendant la guerre froide. Mélenchon et Roussel n’ont certes pas suivi le même parcours politique, mais avec le temps les différences entre la ligne trotskyste et le communisme orthodoxe s’amenuisent. Plus largement, même si le Parti communiste n’a plus son influence d’hier, une culture communisante diffuse demeure dans la société française, comme l’a montré Marc Lazar dans son livre Le Communisme, une passion française (2002). Elle est d’autant plus prégnante qu’un certain anti-américanisme a existé et existe au-delà des frontières du communisme, à droite, avec la critique gaulliste, à l’extrême-droite, plus encore, avec le rejet de la civilisation libérale anglo-saxonne, à gauche, dans d’autres partis et chez nombre d’intellectuels de gauche. Malgré les transformations profondes survenues après l’effondrement de l’ URSS, la Russie demeure aux yeux des deux candidats comme un bastion important du camp anti-américain. C’est dans cette logique que Jean-Luc Mélenchon appelle depuis longtemps à établir un partenariat avec la Russie : « la peur des Russes est absurde, disait-il le 11 mars 2019. Ce sont des partenaires naturels. » Important sa vision géopolitique dans le débat français, il dénonçait alors « la paranoïa russophobe » d’Emmanuel Macron. Développant son programme pour la Défense Nationale, il déclarait : « les Russes sont des partenaires fiables, alors que les États-Unis ne le sont pas ». Mélenchon a du reste en commun avec Poutine de voir le monde en « blocs », dans lesquels les nations souveraines ne jouent qu’un rôle mineur. L’Union Européenne elle-même est à ses yeux « inféodée » à la politique américaine. À la veille des élections européennes de 2019, il déclarait que la France avait « intérêt à avoir des députés qui ne participeront pas à l’hystérie antirusse et pro-OTAN qui sévit au Parlement européen ». Entre l’hostilité à l’Amérique et le peu de crédit accordé aux autres nations occidentales ou à l’UE, la vision de Mélenchon a plusieurs points en commun avec celle du Kremlin.
Mais il y a plus. Il existe chez lui une détestation de la démocratie libérale. Jean Luc Mélenchon valorise les « révolutions citoyennes », même quand elles aboutissent (comme c’’est souvent le cas) à des régimes autoritaires. Son admiration pour le régime chaviste du Venezuela, même si il prend garde de ne plus en parler dans la campagne, ne s’est jamais démentie. Louant Hugo Chavez, il déclarait en 2013 : « Ce qu’est Chavez ne meurt jamais. C’est l’idéal inépuisable de l’espérance humaniste, de la Révolution. » C’est ce type de régime qu’il entendait alors substituer chez nous à « l’infecte social-démocratie ». « Chavez n’a pas seulement fait progresser la condition humaine des Vénézuéliens, il a fait progresser d’une manière considérable la démocratie, disait-il encore. » Sa conception de la démocratie est aux antipodes de la conception occidentale. « Cessons de nous rabâcher que nous avons des valeurs en commun avec les Nord-Américains ! Ce n’est pas vrai que nous défendons les mêmes principes », déclarait-il le 30 novembre 2020.
L’attitude de la Russie poutinienne est à ses yeux purement défensive. Elle ne fait que résister à la menace américaine. « Je ne crois pas à une attitude agressive de la Russie ni de la Chine », déclarait-il ainsi le 12 novembre 2021.
Ne voyant le mal que dans un seul camp, il s’abstient de critiquer le caractère dictatorial du régime poutinien, tout comme il n’a jamais critiqué les régimes castriste et chaviste. La Russie est forcément du bon côté alors que, comme Mélenchon le déclarait le 10 février dernier, « les États-Unis d’Amérique ont décidé d’annexer l’Ukraine dans l’Otan et la Russie se sent humiliée, menacée, agressée ». C’est chez Mélenchon, qui se flatte d’être sagace, un étonnant point aveugle. Il lui est très difficile, et jusqu’à ces derniers jours quasiment impossible, de reconnaître dans les motivations de Vladimir Poutine la volonté d’empêcher (et de détruire) tout ce qui pourrait constituer une attraction pour les libertés démocratiques dans la Russie même et les pays qui lui sont proches. Car autant que l’existence de l’Ukraine, c’est la révolution de Maidan que Poutine n’a pas acceptée.
Fabien Roussel s’est montré dans le passé moins partisan que Mélenchon d’un partenariat avec la Russie poutinienne et moins confiant dans Poutine. Lors de la visite du président russe en France, en août 2019, il déclarait : « Je ne dis pas que Vladimir Poutine est un grand démocrate, ça se saurait », et le 21 février dernier : « Je ne suis pas pro-Poutine ». Néanmoins, comme Mélenchon, il n’a pas porté une grande attention au traitement par Poutine de ses opposants. Ainsi, en avril 2021, au moment où Alexeï Navalny, enfermé, faisait une grève de la faim, il insistait surtout sur le fait qu’ « Alexeï Navalny est connu pour des propos racistes, antisémites et pour sa ligne nationaliste, donc je regrette que l’UE en fasse un symbole unique ». Plus proche de la Chine que de la Russie, le 5 juillet 2021, dans une interview accordée à l’agence chinoise Xinhua, le secrétaire national du PCF faisait l’éloge de ce pays et de ses prouesses économiques, environnementales et scientifiques et saluait le choix du PCC « d’écrire sa propre histoire ».
Mais si Roussel paraît davantage « non aligné » qu’un Mélenchon clairement pro-russe, il le rejoint finalement sur l’essentiel du point de vue de la stratégie géopolitique. Le 27 février, quatre jours après l’agression contre l’Ukraine, il déclarait dans Le Journal du Dimanche : « La France doit sortir de l’OTAN, et, comme première étape immédiate, sortir du commandement intégré, comme ce fut le cas entre 1966 et 2009. »
L’extrême droite fascinée par la force
La complaisance des candidats d’extrême-droite vis à vis du poutinisme puise à des sources pour partie différentes. C’est avant tout une valorisation des dirigeants forts qui se veulent de « grands patriotes » et défendent des valeurs conservatrices. « Je rêve d’un Poutine français », avouait Eric Zemmour, en 2018. Marine Le Pen faisait part elle aussi de son « admiration », dès 2011, il est vrai dans un journal russe. On retrouve plus qu’un écho dans ces attitudes de la fascination qui existait dans les extrêmes droites françaises des années 1930 pour Hitler et son régime, qui avait pu détruire les gauches allemandes et se présentait comme un rempart face à l’URSS. Ce que la République française, avec ses valeurs libérales et son régime parlementaire, ne pouvait pas faire, un pouvoir fort, incarné par un dirigeant charismatique pouvait le réaliser.
Comme leurs homologues d’extrêmes gauche les deux candidats d’extrême droite accordent peu de valeur à la démocratie libérale. Mais cela provient d’abord de leur attirance pour les grandes nations puissantes dirigées par des hommes forts, qui à leurs yeux garantissent la stabilité de l’ordre international. C’est une raison qui explique que les libertés des peuples ne soient guère prises en compte et que les seuls intérêts légitimes des nations soient pour eux ceux qui sont interprétés par leurs dirigeants. Dans le fond, les régimes populistes évoluent tous en ce sens.
Mais il n’y a pas que le « réalisme » politique qui fonde leur attitude à l’égard de la Russie poutinienne. Ce qui les séduit aussi chez Vladimir Poutine est évidemment son nationalisme, et plus largement qu’il défende les valeurs de la civilisation chrétienne contre des démocraties libérales décadentes travaillées par l’individualisme libéral et prônant un « faux universalisme ». Victor Orban a paru à Marine Le Pen et à Eric Zemmour un Poutine près de chez nous. Ils n’ont pas pu percevoir que le nationalisme, lorsqu’il devient une doctrine, ne peut qu’amener à l’autoritarisme, au bas mot, et devient alors un danger pour tout le monde. C’est le sens de la fameuse formule de François Mitterrand, en 1995, lors de son dernier discours devant le Parlement européen : « le nationalisme, c’est la guerre ! » Ce rappel, a paru à certains être daté ; son actualité est pourtant d’une brulante actualité.
Ainsi l’extrême gauche et l’extrême droite, par des chemins différents, se rejoignent-elles dans une extraordinaire indulgence vis-à-vis de la dérive poutinienne, que leurs récentes et maladroites prises de distance ne peuvent faire oublier. Les fondamentaux, du reste, ne varient pas : haine de l’Amérique pour les uns, fascination de la force pour les autres, mépris de la démocratie libérale et de l’Europe pour tous. Le poutinisme français n’est pas un accident.
Dans ces conditions, une fois n’est pas coutume, la campagne présidentielle devrait mettre au premier rang les questions de politique extérieure et faire de la défense de la démocratie libérale et de la liberté des peuples l’enjeu central de la consultation. Le fait qu’une moitié des électeurs s’apprêtaient à voter pour l’un de ces quatre candidats à la veille de l’invasion montre à quel point il est urgent de mener ce débat.
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