Les jeunes et la police: un état des lieux edit

23 juin 2020

Les récents événements – le meurtre de Georges Floyd aux Etats-Unis et la vague d’indignation mondiale qui a suivi – ont remis sur le devant de la scène médiatique et politique la question de l’action policière. En France, faisant suite aux polémiques qui avaient déjà émaillé l’action de la police lors du mouvement des Gilets jaunes, certains dénoncent sa violence gratuite et le supposé racisme endémique des policiers. Le comité de soutien d’Adama Traoré a rapidement fait le parallèle avec le cas de Georges Floyd et en a profité pour relancer la contestation de l’enquête et des expertises médicales qui avaient conclu à la non-responsabilité des gendarmes dans le décès du jeune homme. Plusieurs rassemblements ont eu lieu à ce sujet, regroupant des milliers de personnes, dont de nombreux jeunes.

L’objet de ce papier n’est pas de revenir sur ces affaires précises, mais de tenter de prendre du recul et d’esquisser un bilan des rapports conflictuels entre la jeunesse (ou une partie d’entre elle) et les forces de l’ordre. La question est loin d’être nouvelle. Les émeutes de 2005 qui avaient embrasé une partie des banlieues françaises avaient en grande partie pour origine la conflictualité latente entre les jeunes des quartiers et la police. L’enquête que nous avions menée avec quelques collègues à Aulnay-sous-Bois en 2006 à ce sujet montrait bien que les rapports très tendus entre les jeunes et la police avaient été au cœur de la révolte. Le racisme des policiers était alors rarement évoqué, mais le thème de l’humiliation ressentie lors des contrôles, jugés par beaucoup abusifs et discriminatoires, était omniprésent. Une partie des jeunes faisait état d’une véritable haine à l’égard de la police, faisant écho au slogan apparu depuis et diffusé par l’extrême-gauche radicale « tout le monde déteste la police ». Dans les quartiers mêmes où nous avions enquêté tout le monde ne détestait pas la police, mais une partie des jeunes faisait état de sentiments virulents à son égard. Qu’en est-il aujourd’hui ?

Une majorité de jeunes a confiance dans la police

Tout d’abord, si on élargit la focale à l’ensemble de la jeunesse, force est de constater qu’une large majorité de jeunes déclare faire confiance à la police. Les enquêtes sur les valeurs conduites en France et dans plusieurs pays européens posent la question depuis 1981. En 2017, date de la dernière enquête, 70% des jeunes français de 18 à 29 ans déclarent avoir confiance dans la police. Cette confiance dans la police a d’ailleurs augmenté depuis le début des années 1980. A l’époque ce n’était qu’une courte majorité de jeunes (51%) qui déclarait faire confiance à la police. Dans les années qui ont suivi ce taux de confiance a progressivement augmenté. Néanmoins, comparé aux autres pays européens, la France se distingue par un taux de confiance des jeunes assez nettement moins élevé et par un écart plus fort entre le niveau de confiance des jeunes et celui des adultes (nettement plus élevé). Au Danemark, par exemple, 89% des jeunes disent faire confiance à la police, autant que les 30-49 ans et plus que les 50 ans et plus (82%). Il y a donc bien une certaine spécificité française avec une jeunesse en moyenne plus défiante à l’égard de la police que ses homologues européens de l’Europe de l’ouest (en dehors de l’Espagne où la défiance est encore plus forte) et que les adultes français. Reste à savoir si cette défiance s’exerce spécifiquement à l’encontre de la police où si elle est le résultat d’une défiance générale à l’égard des institutions qui, on le sait, caractérise notre pays.

Pour mener l’enquête il faut à nouveau resserrer la focale et se demander si certaines catégories de jeunes ne sont pas plus fortement en tension avec la police que d’autres. La police est notamment souvent accusée de racisme ou de comportements discriminatoires à l’égard des jeunes d’origine étrangère, victimes par exemple, de ce qu’on appelle les « contrôles au faciès ». Ces jeunes d’origine étrangère font-ils moins confiance à la police que les jeunes d’origine française ? Il semble bien que ce soit le cas, puisque, toujours selon l’enquête valeurs, 58% des jeunes d’origine étrangère (ayant au moins un parent né à l’étranger) déclarent avoir confiance dans la police contre 74% des jeunes d’origine française. Ce résultat doit certes être interprété avec prudence car le nombre de jeunes d’origine étrangère enquêtés n’est pas très important (130), mais l’écart est néanmoins assez net.

Cependant, le fait que les jeunes d’origine étrangère fassent moins souvent confiance à la police ne nous dit rien sur les causes de cette défiance plus forte. Est-elle due au comportement des policiers – au fait par exemple qu’ils tiendraient des propos racistes, humiliants ou discriminatoires –  à celui des jeunes ou à un ressenti spécifique ? Pour tenter d’éclaircir la question il faut pousser l’investigation encore un peu plus loin et se reporter à des enquêtes plus détaillées qui ont été menées sur les rapports des citoyens avec la police. On pense notamment à une enquête du défenseur des droits sur les relations police-population en examinant le cas des contrôles d’identité et à l’enquête dirigée par Sébastian Roché dans les Bouches-du-Rhône en 2016 sur « les adolescents et la loi ».

L’enquête du Défenseur des droits confirme tout d’abord que la très grande majorité des personnes interrogées (un échantillon représentatif de 5000 personnes âgées de 18 à 79 ans) font confiance à la police (82%, l’enquête ne livre pas le % de jeunes ayant confiance dans la police, mais il n’y a pas de raison qu’il soit très différent du résultat de l’enquête valeurs dans laquelle 78% de l’ensemble des personnes interrogées déclaraient avoir confiance dans la police).

Les contrôles d’identité: source de tensions

Néanmoins, malgré cette confiance d’ensemble assez élevée, les tensions avec la police sont notables parmi ceux qui ont affaire à elle, particulièrement lors des contrôles dont ils sont l’objet. Certes, la majorité des personnes ayant été contrôlées qualifient le comportement des policiers de « poli », y compris les jeunes de 18-24 ans (63%), mais une minorité non négligeable de ces mêmes jeunes dénoncent des brutalités (18%) ou des insultes (9%).  Ces tensions sont encore plus fortement évoquées par les jeunes d’origine étrangère. Par ailleurs, les contrôles pratiqués sur les jeunes sont plus poussés que ceux pratiqués sur les adultes : un jeune sur deux ayant été contrôlé a été soumis à une fouille de vêtements ou de sacs, contre 1/3 des 25-44 ans, ce qui peut alimenter ces tensions.

La question commence à s’éclaircir : d’une part, les jeunes et surtout ceux d’origine étrangère, sont nettement plus contrôlés que le reste de la population (39% des jeunes ont été contrôlés au moins une fois ces 5 dernières années, contre 16% de l’ensemble) ; d’autre part, ces contrôles donnent plus souvent lieu à des incidents et des tensions lorsqu’ils concernent des jeunes et là encore plus souvent lorsque ces jeunes sont d’origine étrangère[1]. Mais pourquoi les jeunes et notamment ceux d’origine étrangère sont-ils plus contrôlés et pourquoi cela donne-t-il lieu plus souvent à des incidents ?

On arrive ici au nœud du problème. La thèse du défenseur des droits et celle de sociologues, spécialistes du sujet, comme Fabien Jobard (dans un article de la revue Population en 2012), est simple. Les pratiques de la police sont discriminatoires puisque les jeunes d’origine étrangère sont surreprésentés dans les contrôles. Le lien de causalité n’est pas explicitement énoncé, mais on comprend que ce ciblage sans justification sur ces populations spécifiques crée des tensions et mine la confiance dans la police dans cette partie de la jeunesse. Pourquoi ce raisonnement n’emporte-t-il pas totalement la conviction ?

La surdélinquance des jeunes

Notons d’abord une phrase étonnante du rapport du défenseur des droits : « des contrôles basés sur un profilage racial se focalisent par ailleurs sur des groupes de population qui ne sont pas plus susceptibles d’enfreindre la loi que les autres ». Cette affirmation est très contestable. Il n’y a pas beaucoup de travaux en France sur l’origine ethnique et la délinquance puisqu’il y a un tabou sur les statistiques ethniques, mais Sébastian Roché avait eu le courage de le faire en 2001 (La Délinquance des jeunes, au Seuil) dans une enquête de délinquance auto-déclarée qui montrait qu’il y avait bien une surdélinquance des jeunes d’origine étrangère. Par ailleurs, d’une manière générale les jeunes sont nettement surreprésentés dans la délinquance (voir à ce sujet le papier de Thierry Mainaud dans France Portrait social, Insee 2016). Ce n’est pas un phénomène marginal puisque 21% des hommes des générations nées en 1986 et 1987 ont été condamnés au moins une fois pour des faits commis entre 10 et 24 ans.

Dans une passionnante enquête[2] sur les collégiens des Bouches-du-Rhône, un département très urbanisé et qui comprend notamment l’unité urbaine de Marseille, Sébastian Roché et son équipe montrent que ces adolescents pourtant très jeunes (entre 12 et 15 ans), participent de manière assez active à l’économie parallèle et aux trafics locaux : un quart d’entre eux, par exemple, ont déjà eu un comportement d’achat ou de vente de faux. Ceux qui participent le plus souvent à ce commerce de contrefaçons sont également impliqués dans la vente de cannabis. La fréquence de ces actes augmente rapidement avec l’âge, doublant entre 10-12 ans et 15 ans. Sans surprise, les jeunes de banlieue vivant en HLM et ceux qui sont en difficulté scolaire sont les plus impliqués dans cette économie informelle. Il est donc clair qu’une partie, certes minoritaire mais significative, des jeunes, et plus souvent lorsqu’ils résident dans des banlieues défavorisées, qu’ils effectuent leur scolarité en filière professionnelle et qu’ils ont des difficultés solaires, participent à des activités illégales.

L’action de la police est-elle discriminatoire?

Il n’est donc pas a priori très étonnant que les jeunes qui présentent ces caractéristiques aient plus de contacts avec la police et que ces contacts puissent être plus fréquemment conflictuels. Cela explique aussi que les jeunes d’origine étrangère soient plus souvent concernés. L’hypothèse du Défenseur des droits d’une politique discriminatoire des contrôles pourrait se concevoir si les jeunes d’origine étrangère étaient répartis aléatoirement sur le territoire. Mais ce n’est pas du tout le cas, ils sont au contraire très concentrés dans certaines zones et notamment dans les quartiers sensibles, précisément ces quartiers où ces activités illégales sont plus fréquentes : 49% des jeunes résidant en ZUS (Zones urbaines sensibles) sont d’origine extra-européenne, contre seulement 13% des jeunes résidant hors ZUS (enquête Emploi 2015).

Ce qui vient d’être dit relativise donc assez fortement l’idée d’une action discriminatoire de la police à l’égard des jeunes en général et des jeunes d’origine étrangère en particulier, sans l’abolir totalement pour plusieurs raisons que je voudrais évoquer rapidement. Une première question se pose : les contrôles d’identité qui sont l’occasion la plus fréquente des tensions avec les jeunes sont-ils un moyen efficace et approprié de s’attaquer aux activités illégales ? Certains jeunes d’Aulnay que nous avions rencontrés en 2006 considéraient que c’était de la poudre aux yeux, masquant l’impuissance policière à s’attaquer aux vrais foyers de délinquance. Seules des enquêtes de terrain approfondies permettraient de trancher cette question. On ne le fera pas ici. Il faut noter cependant qu’une partie notable des contrôles concerne des jeunes qui se déplacent en deux-roues ou dans les transports en commun (9% des jeunes interrogés par Sébastian Roché ont subi un contrôle à cette occasion), contrôles qui sont assez fréquemment l’occasion d’incidents parfois graves lorsque des jeunes veulent échapper à la police parce que leur deux-roues n’est pas réglementaire (ou a été « emprunté »).

Même dans l’hypothèse où il serait établi que le contrôle d’identité est un moyen d’action utile et efficace, il relève presque inévitablement d’une forme de discrimination statistique. La discrimination statistique ne relève pas de préjugés racistes, elle consiste à appliquer à l’ensemble d’un groupe des caractéristiques comportementales qui sont plus répandues dans ce groupe que dans d’autres, mais qui restent néanmoins minoritaires. Les jeunes, par exemple, sont victimes d’une discrimination statistique lorsque les assurances leur appliquent des tarifs plus élevés au motif qu’en moyenne les jeunes ont plus souvent des accidents. C’est vrai en moyenne mais cela ne s’applique pas à tous les jeunes. Certains, qui sont de très bons conducteurs, devront malgré tout payer plus cher leur assurance. Mutatis mutandis, il en est de même pour les jeunes des cités. Seule une minorité d’entre eux a des activités délinquantes (dans l’échantillon de collégiens des Bouches-du-Rhône, 17% déclarent par exemple avoir déjà « volé quelque chose dans un magasin ou un supermarché), mais ces comportements sont plus répandus que dans la population générale et les policiers intervenant dans ces cités auront tendance à considérer chaque jeune comme un suspect potentiel. Il peut arriver aussi (et ne n’est plus de la discrimination statistique) qu’une partie des policiers aient des comportements déplacés ou qui ne respectent pas la déontologie. On a vu qu’une partie des jeunes s’en plaignait. Ces aprioris sont évidemment regrettables et les mauvais comportements condamnables et on peut sans doute les réduire grâce à une meilleure formation des policiers de terrain. Ils sont aussi alimentés par le fait qu’une minorité non négligeable de ces jeunes est prête à en découdre avec la police : dans l’enquête de Sébastian Roché, 13% des collégiens trouvent justifié de « jeter des pierres sur une voiture de police » et 18% se disent prêts à participer à des « émeutes contre la police ». Une forme de cercle vicieux est ainsi enclenchée. Les conférences citoyennes sont à la mode aujourd’hui ; il serait peut-être judicieux de l’envisager sur cette question des rapports entre les jeunes et la police, peut-être à l’échelon local et là où les tensions sont les plus fortes.

[1] Le rapport ne croise malheureusement pas systématiquement l’âge et l’origine mais indique que les deux facteurs se renforcent.

[2] Les adolescents et la loi. Premiers résultats, Bouches-du-Rhône, février 2016, 9000 collégiens ont été interrogés