Capitalisme de connivence et retour de bâton populiste edit

12 avril 2018

Au premier abord, le documentaire de Robert Reich (tiré de son best-seller Saving Capitalism: For the Many not the Few) pourrait passer pour un brûlot altermondialiste. Pourtant, à y regarder de plus près, les critiques sans concession émises par l’ancien secrétaire au Travail de Bill Clinton constituent une défense de la démocratie bien plus qu’une dénonciation de l’économie de marché. En ce sens, malgré leur virulence, ses diatribes sont à la fois essentiellement politiques et typiquement américaines, ce qui ne les rend que partiellement exportables tant elles semblent éloignées de certains dogmes anticapitalistes bien ancrés de ce côté-ci de l’Atlantique. Il est donc nécessaire d’analyser de près son discours afin de lever certains malentendus, tout en y trouvant de riches enseignements sur la colère et la frustration qui n’a cessé de monter aux États-Unis depuis vingt ans pour aboutir à la victoire du populiste Donald Trump en 2016.

Robert Reich se refuse à opposer l’État et le marché. Si certains pensent que ce dernier peut être régulé ou dérégulé, ce n’est pas ainsi que les choses fonctionnent. En réalité, explique-t-il, il y a forcément une régulation ; toute la question étant de savoir laquelle. L’État ne cesse jamais d’intervenir, et le débat doit donc porter sur la nature des règles qu’il entend instaurer. Une fois établi ce principe cardinal, l’ancien secrétaire au Travail de Bill Clinton, devenu professeur à Berkeley, constate comme tant d’autres que depuis 1980 la richesse globale de la première puissance mondiale a doublé tandis que le revenu médian stagne, engendrant inévitablement la colère des classes moyennes américaines. D’autant qu’en 2014 la part des bénéfices avant impôt des entreprises a battu un record vieux de 85 ans, alors qu’en parallèle celle des salaires dans le PIB a dégringolé.

C’est là bien sûr un constat bien connu, mais tout l’intérêt du propos de Robert Reich réside dans l’analyse qu’il fait des causes du phénomène. Pour lui en effet, ce sont les règles du marché édictées par le pouvoir politique qui font que l’argent circule désormais vers le haut et passe des Américains moyens aux grandes sociétés, directeurs d’entreprises et autres actionnaires, dans une sorte de vaste redistribution à l’envers. Ce cercle vicieux vient de ce que le phénomène de concentration au sommet ne concerne pas uniquement les revenus et les patrimoines mais aussi le pouvoir politique, qui est la véritable cible de Saving Capitalism. Ce faisant, l’élite a de plus en plus de moyens d’influer sur les règles du jeu et de les orienter en sa faveur. Pour dire les choses autrement, le problème n’est pas l’économie de marché (et c’est en cela que Reich se distingue clairement de notre extrême gauche européenne et notamment française), mais bien le capitalisme de connivence. C’est d’ailleurs ce qui explique que les slogans du Tea Party et ceux d’Occupy Wall Street sont si étrangement proches, comme on peut le voir dans l’un des passages les plus saisissants du film (tout comme cette autre scène, où l’on voit l’ancien secrétaire au Travail de Bill Clinton s’entendre comme larrons en foire avec Dave Brat, un représentant républicain ultraconservateur, pour dénoncer le « crony capitalism » et les excès de toute « corporate policy »).

Bob Reich revient longuement sur l’histoire de cette prise en main du pouvoir politique par le lobby des affaires et des grandes entreprises et la fait remonter au début des années 1970. Depuis lors, explique-t-il, l’influence des grandes entreprises n’a cessé de croître à Washington, y compris sous des présidents démocrates, ce qui explique que l’intéressé ait démissionné en 1997 pour protester contre la politique menée alors par Bill Clinton, sous l’impulsion d’autres conseillers, comme Robert Rubin, ancien PDG de la banque d’affaires Goldman Sachs. Reich raconte par exemple l’impuissance qui a été la sienne à empêcher une exonération d’impôts pour les salaires des dirigeants d’entreprises, qui se sont alors envolés grâce à cette niche fiscale et via les stock options. Au total, Reich estime à environ 100 milliards de dollars les subventions et autres exonérations pour les entreprises, qui n’ont selon lui aucun fondement économique mais sont le simple résultat du lobbying frénétique des intérêts concernés. Le propos de Robert Reich a d’autant plus de force que les discours qu’il a prononcé alors pour dénoncer ce qu’il jugeait être une grave dérive résonnent aujourd’hui de manière éclatante, comme en témoignent ces quelques phrases, prononcées au milieu de la décennie 1990 et si prémonitoires : « Nous vivrons bientôt dans une société à deux vitesses. D’un côté une poignée de privilégiés et de l’autre de nombreux Américains qui sont les laissés pour compte du système. Leur colère et leur déception pourraient aisément être manipulées. S’il vient à s’exprimer, ce ressentiment de masse pourra altérer la structure, l’intégrité morale de notre société ».

On pourrait bien sûr, dans le détail, adresser certaines critiques à Reich (comme par exemple sur son analyse de la crise de 2008, quelque peu unilatérale). Mais là n’est pas le plus important. Le constat d’ensemble qu’il dresse reste difficilement contestable : aux États-Unis, les plus riches et les grandes entreprises sont indéniablement parvenus à avoir sur le pouvoir politique une emprise suffisamment forte pour infléchir durablement les règles en leur faveur. D’autant que cet ascendant a été considérablement accru par l’évolution du financement des campagnes électorales au bénéfice du monde de l’argent – tout particulièrement après l’arrêt historique de la Cour Suprême du 21 janvier 2010 autorisant les entreprises à financer les campagnes électorales (« Citizens United vs Federal Election Commission », qui annule des lois datant de l’époque où le « populiste » Teddy Roosevelt avait tenté de mettre un frein à la mainmise du Big Business sur la vie politique américaine). Si l’on ajoute à cela que désormais 42% des représentants sortants et 50% des sénateurs sortants se reconvertissent dans le lobbying (contre 3% en 1970), on comprend à quel point la (con)fusion de la puissance économique et du pouvoir politique est devenue une réalité tangible outre-Atlantique, à rebours même des principes sacrés du libéralisme, qui entend établir une séparation stricte des pouvoirs, et ce dans tous les domaines. Force est de constater que le capitalisme de connivence est devenu si prégnant aux États-Unis qu’il est désormais préférable de remplacer le terme « économie » par l’ancien vocable d’« économie politique », qui rend bien mieux compte de la réalité présente. Et cette politisation extrême de l’économie (à rebours de tous les poncifs sur le prétendu « recul de l’État ») explique en grande partie la perte de confiance spectaculaire des Américains dans leurs institutions. En effet, rappelle Reich, alors que 77% des citoyens US avaient confiance dans leur gouvernement en 1964, ils ne sont plus que 20% en 2017.

Une perte de confiance qui est à l’origine même de la dérive populiste. C’est en effet parce qu’ils pensent majoritairement que le système actuel ne profite qu’à une petite minorité que des millions d’Américains se sont reconnus dans les discours anti-establishment de Donald Trump ou de Bernie Sanders (comme naguère dans ceux du Tea Party). Car là se trouve bien le point central : le fossé n’est plus tant entre Démocrates et Républicains (Donald Trump n’a rien d’un républicain traditionnel !), qu’entre défenseurs et adversaires de l’establishment, c’est-à-dire de ces élites qui profitent à plein du capitalisme de connivence et du Corporate governement et qui tiennent le haut du pavé à Washington. Le grand paradoxe, c’est que les exclus de ce système proprement oligarchique ont cru trouver un recours dans un milliardaire de l’immobilier qui est pourtant un pur produit de cette promiscuité politico-économique. En effet, l’homme a édifié sa fortune à la fin des années 1970 et dans les années 1980 en obtenant des autorités politiques new yorkaises de spectaculaires cadeaux fiscaux (comme l’ont illustré les deux grands chantiers qui ont fait sa fortune et assuré sa célébrité : le rachat de l’hôtel Commodore et la construction de la Trump tower). L’intéressé assume d’ailleurs avec un incroyable cynisme ces relations incestueuses entre politique et business puisqu’on a pu l’entendre dire, durant l’un des débats de la primaire républicaine : « Notre système ne fonctionne plus. J’ai financé plein de gens. Il y a encore deux mois j’étais un homme d’affaires. J’ai donné à tous. Ils m’appellent, je donne. Vous savez quoi ? Quand j’ai besoin d’eux, trois ans plus tard, je les appelle, ils répondent. Ils répondent présents. Quand vous donnez, ils font absolument tout ce que vous voulez. C’est un système pourri (broken system) ». Que la colère des classes populaires à l’égard du capitalisme de connivence et du copinage entre les élites ait pu bénéficier à un individu tenant de tels propos a quelque chose de parfaitement stupéfiant (quelques scènes du film de Reich, dans lesquelles des électeurs de Trump sont interviewés, sont d’ailleurs riches d’enseignement de ce point de vue). Et il n’y a dès lors rien d’étonnant à ce qu’une fois à la Maison Blanche l’ancien magnat de l’immobilier se soit empressé de faire voter une loi fiscale qui favorise plus que jamais les plus riches et les grandes entreprises, ne faisant dès lors qu’aggraver la redistribution à l’envers dénoncée par Reich. Une ironie de l’histoire que les électeurs déshérités de M. Trump risquent bien de devoir payer au centuple.

Si nous avons beaucoup insisté sur la dimension typiquement américaine du propos, il convient néanmoins, pour conclure, de souligner qu’il n’est pas pour autant dénué d’intérêt pour nous Français, malgré les différences de contexte (sur la question des inégalités notamment). En effet, après avoir lu et écouté Reich, on ne peut s’empêcher de penser – plus que jamais – que notre gouvernement a une véritable obligation de réussite s’il ne veut pas que nous connaissions à notre tour la tragédie politique qui est en train de se dérouler de l’autre côté de l’Atlantique. On connaît le pari d’Emmanuel Macron : libérer les énergies pour relancer l’économie, y compris en galvanisant les « premiers de cordée » par une politique fiscale plus avenante, en espérant que toute la société profitera de ce dynamisme retrouvé. On doit d’autant plus espérer que ce pari sera gagnant que si tel n’était pas le cas, il est évident que le ressentiment populaire exploserait également chez nous, et que les populismes de tout acabit (sous une forme radicale avec M. Mélenchon ou Mme Le Pen, ou sous une forme aseptisée avec M. Wauquiez) auraient beau jeu d’attiser la colère en invoquant la suppression de l’ISF, les allègements fiscaux aux entreprises et autres « cadeaux aux plus privilégiés » accordés par le prétendu « président des riches »...