Vous avez dit souveraineté? edit

12 juin 2020

La pandémie de Covid a été l’occasion de voir s’épanouir le thème de la souveraineté dans le débat public : le constat s’est largement répandu, selon lequel la crise avait révélé une érosion dangereuse de la souveraineté de la France et de l’Europe dans de nombreux domaines, agricole, numérique, industriel, sanitaire, politique, et qu’il fallait à présent inverser le mouvement et reconquérir ce qui avait été perdu.

Cette vague de réflexions et de propositions, d’importance et de qualité très inégales, va du farfelu au plus sérieux : à la première extrémité de ce spectre, on peut mentionner cette prise de position d’un collectif qui comprend Cécile Duflot et la Confédération paysanne, intitulé : « La souveraineté alimentaire sera paysanne ou ne sera pas », et qui préconise entre autre :  « des paysan·ne·s protégé·e·s et reconnu·e·s avec l’arrêt immédiat de tous les accords de libre-échange » ; à l’autre extrémité, les déclarations réitérées d’Emmanuel Macron depuis le début de la crise en faveur d’une souveraineté retrouvée de la France et de l’Europe. Ainsi dit-il, le 12 mars : « déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner, notre cadre de vie, au fond, à d’autres est une folie. Nous devons en reprendre le contrôle, construire plus encore que nous ne le faisons déjà une France et une Europe souveraine. »  Et le 30 : « le jour d'après ne ressemblera pas au jour d'avant. Nous devons rebâtir notre souveraineté nationale et européenne. »

Ces idées ont eu leur impact ; leur retombée dans le réel la plus notable a été la déclaration franco-allemande du 18 mai 2020 proposant un emprunt de l’UE de 500 Milliards d’euros à l’appui de la relance des économies européennes. La déclaration commence par l’annonce, moins remarquée, de l’intention des deux pays de « relancer notre souveraineté sanitaire stratégique par une « stratégie santé » de l’UE », dont elle donne les grandes lignes. Plusieurs ministres ont également placé leurs initiatives de crise sous le signe de la souveraineté : il en va ainsi de Bruno Le Maire qui a déclaré le 21 mai au Figaro : «  notre objectif c’est la souveraineté économique de la France », tandis que Didier Guillaume affirmait en avril : « la souveraineté économique de la France et de l’Europe passera forcément par la souveraineté alimentaire », ce dernier objectif faisant l’objet d’une mobilisation depuis plusieurs mois des principales organisations agricoles.

La nouveauté, dans le contexte de la  pandémie n’est pas tant qu’on y parle de souveraineté, que l’unanimité des mouvements politiques à le faire, et à le faire à tout propos : Jean-Luc Mélenchon (« la souveraineté, la relocalisation, c’est une politique écologique, autant qu’une politique sociale »), François Bayrou (« je suis blessé que depuis plusieurs années les Etats-Unis décident pour les autres. Notre souveraineté est abandonnée à la puissance américaine »), Boris Vallaud (« il faut réaffirmer notre souveraineté et agir sur le réel »), Marine Le Pen (« je suis heureuse s'il [Emmanuel Macron] a pris conscience qu'il faut faire du patriotisme économique, être indépendants, souverains et particulièrement quand il s'agit de la santé des Français»). On peut aussi citer la « souveraineté industrielle », que réclame la CGT,  la souveraineté numérique, ainsi que le thème des frontières et du contrôle de l’immigration, que recouvre l’appel à la souveraineté de nombreuses personnalités de droite.

Cependant, le retour en force du thème de la souveraineté avait largement précédé la pandémie. Dans son discours prononcé à la Sorbonne en février 2017, le président nouvellement élu, tout en condamnant le « souverainisme de repli », appelait à la refondation d’une « Europe souveraine, unie et démocratique », car « l’Europe seule peut assurer une souveraineté réelle, c’est-à-dire notre capacité à exister dans le monde pour y exister dans le monde actuel pour y défendre nos valeurs et nos intérêts. » Et d’identifier six « clés » pour la souveraineté européenne : une capacité d’action militaire autonome,  la maîtrise des frontières, accompagnée d’un partenariat avec l’Afrique, une transition écologique incluant la sécurité alimentaire, la puissance économique, industrielle et monétaire. Hubert Védrine, parmi d’autres, a fait écho à ces préoccupations : « les élites doivent écouter les demandes d’identité, de souveraineté et de sécurité des peuples », dit-il un an après, fustigeant particulièrement ce qu’il appelle « les élites européistes » d’avoir négligé ces demandes.

Cette propension à valoriser la souveraineté et à dénoncer ses ennemis n’est pas seulement française. Elle est européenne et mondiale. La reconquête de la souveraineté est invoquée de façon incessante par Boris Johnson pour justifier le Brexit, et par les leaders centre-européens pour résister aux interventions de Bruxelles dans leurs affaires. Habituelle dans les discours de politique étrangère russe et chinois, la souveraineté a fait une entrée spectaculaire dans le discours américain avec l’intervention de Donald Trump devant l’assemblée générale des Nations unies en 2018 (10 mentions du mot dans un discours de dix minutes) et 2019 (5 mentions). Barack Obama, ne l’employait jamais, George W. Bush l’avait fait une fois, pour célébrer, devant l’assemblée générale de 2004, « la souveraineté retrouvée de l’Irak ».

La phrase-clé des discours précités de Trump est : « Les Etats-Unis ne vous diront pas comment vous devez vivre, travailler ou prier. En échange, la seule chose que nous vous demandons c’est de respecter notre souveraineté ». Avec ces quelques mots, il répudie la tradition interventionniste et universaliste de la diplomatie américaine, et avertit tous ceux qui, à ses yeux, ont acquis une influence indue sur l’économie, le mode de vie ou les opinions de son pays : la Chine, l’Union européenne, la bureaucratie onusienne, etc.

Bref, le mouvement est universel : partout, l’on veut de la souveraineté. Comment l’interpréter et faut-il trouver cette vogue heureuse ou s’en alarmer ?

La volonté d’autonomie émanant de sociétés qui veulent décider par elles-mêmes et le sentiment que la mondialisation allait trop loin étaient déjà à l’œuvre depuis plusieurs années, notamment en France ; la crise du Covid n’a fait qu’accentuer cette double demande, d’ailleurs compréhensible et légitime. La vulnérabilité de l’économie française au déplacement des chaînes de valeur, la nécessité pour elle de corriger ce mouvement sont par ailleurs nécessaires. Le mot souveraineté fait écho à ces diverses préoccupations, tout relevant d’un registre politique élevé qui valorise ceux qui l’emploient, mais au prix d’une emphase certaine et d’un certain décalage avec la réalité.

On peut s’y résigner, comme Giraudoux évoquant les discours de congrès radical « dont, disait-il, les mots les plus simples sont le mot sublime et le mot éperdu ». On peut aussi s’en inquiéter, et ce pour trois raisons : la souveraineté, concept important et légitime, ne contribuera pas à répondre aux demandes d’être davantage maître de son destin qui émanent des sociétés ; il est, dans l’ordre international, un aveu de faiblesse et une source de divisions pour l’Europe ; il recèle enfin des potentialités d’exclusion et d’intransigeance qui risquent d’avoir leur dynamique propre.

Si le problème est de réduire la dépendance à l’égard de l’étranger, de décider davantage par soi-même, de « reprendre le contrôle » selon l’expression de Boris Johnson qu’a aussi employée Emmanuel Macron, le concept de souveraineté risque de s’avérer inopérant. Un Etat souverain est un Etat indépendant, dont les décisions ne peuvent lui être imposées par un autre. L’article I paragraphe 2 de la Charte dit ainsi que  l’ONU «  est fondée sur le principe de l'égalité souveraine de tous ses membres ».  Il s’agit d’une égalité de droit, qui n’empêche pas les Etats de de conclure des obligations qui réduiront leur liberté d’agir à l’avenir ; le principe d’égalité souveraine pose que ces engagements, pour être valides, doivent être le fait d’égaux en droit et être librement consentis. La souveraineté des Etats n’est rien d’autre que leur faculté de s’engager librement les uns vis à vis des autres. C’est l’idée que les relations entre Etats sont d’ordre non pas hiérarchique mais contractuel, qu’elles sont fondées sur la liberté et non sur la contrainte.

Cette liberté serait enfreinte si un Etat devait subir des obligations qui lui auraient été imposées par la force ou auxquelles il n’aurait pas librement consenti. L’article I paragraphe 2 lui permettrait, dans ce cas, de faire valoir un vice du consentement, qui rendrait nulle cette obligation. L’indépendance que désigne dans l’ordre international  le mot souveraineté c’est celle de la volonté, ce n’est pas l’indépendance de fait des hommes et des économies.

La mondialisation, globalement considérée, a été consentie ; elle résulte d’un ensemble d’engagements entre Etats de nature commerciale, financière, technique, qui ont rendu possible l’internationalisation des échanges, des chaînes de production et des paiements. Ensuite, il y a le poids respectif des économies, la bonne foi dans la mise en œuvre des engagements, la réciprocité des avantages : nul doute qu’il y a beaucoup à faire pour rendre la mondialisation plus égale, corriger ses excès, rendre ses règles plus équitable et son fonctionnement plus respectueux d’intérêts communs comme l’environnement. Quel degré de dépendance voulons-nous accepter dans tel ou tel domaine ? L’ouverture que nous acceptons dans l’un, quelle doit être sa contrepartie dans tel autre ? 

Mais l’on quitte ici le champ des principes, auquel appartient la souveraineté, pour rentrer dans celui du jeu des intérêts et de l’équilibre des obligations, par essence relatif. Sauf à vouloir prouver que la mondialisation nous a été imposée, que nous l’avons subie sans y consentir, ce qui n’aurait pas de sens, la souveraineté n’a pas sa place dans ce débat, peut-être à une exception près.

Il y a, en effet, un domaine où  la souveraineté est en cause dans l’armature juridique et institutionnelle de la mondialisation, c’est celui du système international de paiements. Celui-ci est, en effet, un système soumis au droit américain, tout en étant un véritable bien commun mondial. C’est ce qui a permis aux Etats-Unis de mettre en place un mécanisme de sanctions global entièrement à leur discrétion, et auquel les Etats sont universellement soumis sans l’avoir accepté. On peut y voir un abus de droit sinon une atteinte à leur souveraineté. Henry Paulson, dans la dernière livraison de Foreign Affairs, met d’ailleurs en garde les Etats-Unis contre cet abus, dont il craint qu’ils n’incitent les autres Etats à mettre en place un système de paiements mondial concurrent. Quoi qu’il en soit de ce sujet, d’ailleurs peu évoqué dans les appels actuels à un regain de souveraineté, il reste que le contrôle, l’indépendance ou l’autonomie qu’il s’agit de reprendre relèvent de l’ordre relatif des intérêts et de la puissance, non des exigences de liberté et d’égalité en droit des Etats à quoi s’identifie le principe de souveraineté dans l’ordre international.   

Si l’on quitte le droit, toujours dans les relations entre Etats, pour s’intéresser à la politique, l’on est amené à faire un double constat : la souveraineté est traditionnellement un argument de faiblesse ; il divise les Etats, et particulièrement les Européens.

Le mot « souveraineté » appartient au vocabulaire post-colonial ou de l’après-défaite. En 1920, à peine écartée la menace des vainqueurs de la grande guerre, Atatürk fait proclamer la « fête de la souveraineté » ; depuis associée à la fête de l’enfant, elle est fêtée tous les ans en Turquie comme « fête de la souveraineté et de l’enfant ». L’Argentine a son « jour de la souveraineté », qui commémore l’échec face aux forces argentines d’une expédition militaire franco-britannique menée en 1845 pour en obtenir le remboursement de ses dettes.

Dans les années 1960, l’on est d’autant plus enclin à se dire souverain qu’on l’est de façon récente ou précaire. La souveraineté est omniprésente dans le discours diplomatique du tiers-monde, de l’Algérie par exemple. Le Général de Gaulle n’emploie quasiment jamais le terme en référence à la France (sinon pour dénoncer son abandon par Vichy). Pour lui, l’effort à accomplir c’est à conforter dans les faits « l’indépendance » du pays, en particulier par rapport aux blocs, et le mot revient sans cesse dans le discours de politique étrangère gaullien.

Il est dans l’ordre des choses que, les plus puissants se mêlant des affaires des autres, atténuent pour ce faire la portée de la souveraineté, qu’invoquent de leur côté les plus faibles pour s’en protéger. Au lendemain de l’invasion de la Tchécoslovaquie en 1968, l’URSS invente ainsi la « doctrine Brejnev » de souveraineté limitée pour la justifier ; après l’invasion de l’Irak en 2003, les Etats-Unis caressent l’idée d’une « souveraineté relative » permettant d’intervenir dans les Etats qui manqueraient au devoir élémentaire de protéger leur population. Le débat qui s’ensuit aux Nations-Unies sur « la souveraineté des Etats et la responsabilité de protéger » est peu conclusif : il y a bien une responsabilité de protéger, reconnue du bout des lèvres, mais celle-ci s’exercera dans le respect de la Charte, c’est-à-dire de la souveraineté des Etats, et du rôle du Conseil de sécurité. Ce sont les pays du tiers-monde et les grands émergents qui se montrent les plus réticents à accepter une limitation quelconque de leur souveraineté. La Russie n’a, depuis lors, cessé de défendre le principe de souveraineté, dont Serguei Lavrov a récemment déclaré qu’il était « au centre » de la politique étrangère de la Russie. Que les Etats-Unis, avec Trump, endossent à leur tour le concept signifie-t-il leur passage à la défensive face à la montée de la Chine, comme l’est la Russie face à l’OTAN et à l’Amérique depuis la chute de l’URSS ? Il faut se garder de sur-interpréter ce que dit Trump, qui parlait sans doute d’abord  à son électorat patriote et protectionniste ; mais ce tournant mérite attention.

En Europe, de même, la carte de l’attachement à la souveraineté recouvre celle des pays qui, comme la Pologne ou la Hongrie, l’ont recouvrée depuis peu. Leur argument est qu’ayant combattu pour recouvrer leur souveraineté, souvent seuls et sans l’aide de l’Occident, ils sont d’autant plus décidés à la conserver et à lutter contre ce qui la menace : selon eux, l’immigration, les remontrances des institutions européennes en matière d’Etat de droit et les atteintes à leur identité nationale.

Cependant, on peut s’interroger sur la sincérité de cette posture et se demander si, en Europe,  c’est l’attachement historique à la souveraineté qui explique la défiance envers l’Union Européenne ou l’inverse. Sans le Brexit, la souveraineté britannique n’aurait pas été le thème de campagne qu’il est devenu pour Boris Johnson. Ainsi, le débat sur la souveraineté des Etats tend-il à se polariser dans chaque pays autour de l’idée qu’on s’y fait de l’Union européenne, du développement de ses  compétences et de son rôle souhaitable. En même temps, si de nombreux Etats-membres se montrent défensifs ou critiques à l’égard de l’Union, et valorisent dans ce but leur souveraineté, ils le font en fonction de leur tradition constitutionnelle et de leur histoire politique, et donc chacun de façon différente. Car rien ne diffère tant d’un pays à l’autre en Europe que l’idée que l’on se fait de la souveraineté : en France, la souveraineté nationale appartient au peuple, en Grande-Bretagne, à la Reine en parlement, tandis que le mot est absent de la loi fondamentale, comme il l’était des constitutions de Weimar et de l’empire allemand.

Il en résulte que le thème de la souveraineté, qui n’unifie guère en Europe que les eurosceptiques, et encore superficiellement, est tout-à-fait impropre à rassembler les Européens pour relancer l’Union. A s’y employer, la France risque de s’isoler, face à des pays eurosceptiques qui y trouveront une opportunité de justifier leur posture, tandis que les autres, risquent de ne lui accorder qu’une incrédulité polie. L’évocation d’une souveraineté européenne n’est rien de plus au fond, sur un mode solennel et avec un vocabulaire différent, que le thème de l’Europe qui protège, utilisé en France depuis le référendum de 1992 sur le traité de Maastricht pour désamorcer le trouble de l’opinion sur l’intégration européenne. Mais l’écart entre les mots et la réalité est ici trop grand pour permettre aux Européens de s’y identifier.

Les Etats exercent en commun, au sein de l’Union Européenne, des compétences dont certaines, comme la monnaie, relèvent normalement d’Etats souverains. Ils ont accepté et reconnu que l’Union Européenne constitue un ordre juridique propre, supérieur à ceux des Etats et qui s’impose à eux. Cela ne fait de l’Union Européenne ni un Etat fédéral, ni une entité souveraine, même en devenir, car ces compétences, comme les ressources qui lui permettent de les exercer, ne lui sont déléguées que par consentement unanime et explicite des Etats. Une souveraineté européenne supposerait une Union Européenne qui puisse étendre ses compétences et ses ressources sans l’accord de ses Etats membres, qui aie « la compétence de sa compétence », selon la définition allemande classique de la souveraineté, ce que les traités ne permettent pas (ils ont même été rendus plus contraignants encore à cet égard en 2007 par le traité de Lisbonne). C’est pourquoi l’idée d’une souveraineté européenne ne peut être au mieux qu’une métaphore, car elle est juridiquement vide de sens en l’état actuel et prévisible des traités. « La souveraineté ne peut être que nationale » disait logiquement le Conseil constitutionnel dans sa décision de 1976 sur l’élection du parlement européen au suffrage universel.

Une dernière raison pour être circonspect sur l’usage renouvelé de la souveraineté dans le débat public est que ce concept possède une aura sacrée qui permet de l’employer pour exclure et condamner.

Dans l’ordre interne, il désigne la source légitime du pouvoir et des institutions politiques, qu’il surplombe d’une autorité supérieure à toute autre. Il en résulte que la souveraineté est un absolu : c’est le mot qu’emploie Rousseau, et dans lequel la droite se retrouve (« la souveraineté ne peut être limitée, elle est absolue et infaillible », dit Joseph de Maistre). Des libéraux, comme Constant ou Guizot, ont pu s’alarmer de l’idée d’un pouvoir que rien ne venait limiter, mais sont restés isolés. La dispute séculaire française sur la souveraineté, finalement réglée par la constitution de la Vème République, a porté sur son titulaire -le peuple ou la nation- mais non sur sa nature – une, indivisible, inaliénable et imprescriptible - qui n’a jamais été mise en cause.

Il en résulte qu’en France la souveraineté relève du dogme, et ses manquements de l’hérésie. Peu après qu’elle eût opérée la translation de la souveraineté du Roi à la Nation, la révolution inventa le crime de lèse-nation. Ignorer ou compromettre la souveraineté c’est, dans notre pays, se mettre en marge du corps politique et s’exposer à l’anathème.   

Fort heureusement, la tradition constitutionnelle française fait sa place, à côté du caractère absolu de la souveraineté, à une idée qu’elle doit également à Rousseau, et qui voit dans la souveraineté un principe originel, mais appelé à rester inactif et extérieur au système politique afin de préserver la liberté. (Il faut lire à ce sujet l’essai lumineux de Richard Tuck, professeur à Harvard, « The Sleeping Sovereign », où il explore cette tradition qu’il fait remonter à Bodin et Hobbes, et montre la parenté sur ce point entre les conceptions française, anglaise et américaine, ouvrage hélas non traduit en français).

Qu’à l’inverse de cette tradition, l’on réveille le principe de la souveraineté, qu’on lui donne un contenu politique actif, est hasardeux, quand bien même il ne s’agirait que d’une simple emphase verbale. En effet, en politique, tout concept absolu est dangereux. Il y a, aujourd’hui, un plus juste équilibre à trouver entre l’ouverture mondiale des échanges et l’autonomie des Etats dans des domaines variés, qui vont de la santé au numérique, un besoin pour l’Europe de faire remonter vers elle les chaînes de valeur : c’est là un ensemble de problèmes relatifs par nature, et qui relèvent d’ajustements, de surcroît à faire en accord avec les autres Etats, pas d’une révolution. Les placer sous l’égide de l’absolu qu’est la souveraineté ne va pas aider à les régler ; cela peut même les exacerber, car la recherche de cet absolu ne peut, au fond, que décevoir.

Et, à la fin des fins, s’il s’avère que le peuple souverain ne l’est pas, si la reprise de contrôle qu’on lui a promise n’est pas là, à qui ce sera la faute ? Aux élites, pardi, et aux élites européennes, en particulier ! Quelque effort qu’on fasse pour distinguer la bonne souveraineté du « souverainisme de repli », il y a fort à craindre que le seul bénéficiaire du retour en force de cette aspiration à la souveraineté ne soit le populisme.   

Au total, la crise du Covid, dont on annonce qu’elle va séparer le monde d’hier du monde d’après, n’a pas encore produit une idée neuve. Elle a ancré les gens dans leurs convictions, et les a plutôt conduits à les amplifier qu’à en changer : les anti-mondialistes et les anti-capitalistes vérifient dans la crise la nocivité de l’économie de marché et du libre-échange, les écologistes se réjouissent de ce que la nature reprenne ses droits, Anne Hidalgo interdit la rue de Rivoli aux voitures.

Le thème de la souveraineté débordait, dès avant la crise, son champ d’influence naturel, celui des eurosceptiques et des souverainistes ; il a, depuis, continué d’élargir son audience et sa résonance est mondiale. C’est incontestablement là un phénomène nouveau. Mais l’idée ne l’est pas, sa complexité et ses dangers non plus. Procéder aux ajustements qu’appellent les excès de la mondialisation et une interdépendance inégale et mal régulée sera suffisamment difficile ; ce serait, pour l’Europe et pour la France, ajouter à la difficulté que de placer ces ajustements sous l’égide d’un concept aussi hermétique, diviseur et absolu que la souveraineté.