Ukraine: un accord de libre-échange, mais avec qui ? edit

4 mai 2011

Depuis plusieurs années, l’Ukraine a semblé se diriger vers la conclusion d’un accord de libre-échange approfondi avec l’Union européenne. Les autorités ukrainiennes devaient lentement mais sûrement adopter l’acquis communautaire afin de pouvoir espérer profiter des potentialités offertes par la proximité du plus grand marché intérieur au monde. Or, la proposition concrète faite par Vladimir Poutine de rejoindre l’Union douanière avec la Russie, la Biélorussie et le Kazakhstan paraît être une tentative de contester ce bel ordonnancement.

L’enjeu d’un accord de libre-échange s’avère important pour les différentes parties prenantes, car il déterminera en partie l’évolution politique de l’Ukraine au cours des prochaines années. La préparation d’un accord de libre-échange constitue un élément fondamental de la politique européenne du Partenariat oriental, qui vise à intégrer les voisins européens de l’ex-espace soviétique (Biélorussie, Ukraine, Moldavie, Géorgie, Azerbaïdjan et Arménie). Afin de favoriser les réformes dans les pays voisins, Bruxelles compte une nouvelle fois s’appuyer sur l’intégration économique comme facteur d’attraction puisque dès les années 1990, la libéralisation des échanges se trouvait dans les programmes TACIS (Technical Assistance to the Commonwealth of Independant States).

Le Premier ministre polonais Donald Tusk entend faire du Partenariat oriental une priorité européenne pendant sa présidence européenne du second semestre 2011, souhaitant des avancées sensibles dans les accords d’associations avec l’Ukraine et la Moldavie. Ce défi paraît certainement difficilement tenable, tant l’attention des Européens semble se tourner dorénavant vers le Sud de la Méditerranée, déportant d’autant le centre de gravité géopolitique de la présidence polonaise. En effet, les mouvements révolutionnaires dans le monde arabe font apparaître par contraste la résilience autoritaire des États du Partenariat Oriental. La Biélorussie ou l’Azerbaïdjan ne soutiennent plus guère la comparaison avec la Tunisie ou l’Egypte en termes d’ouverture politique. Cela ne va pas sans conséquence pour les renégociations des futurs budgets européens, puisque les États-membres du Sud de l’Europe veulent rééquilibrer les arbitrages entre Est et Sud. Désormais, les voisins du Sud et ceux de l’Est apparaissent dans une certaine mesure en concurrence pour l’obtention des fonds européens qui seront distribués sur la période 2014 – 2020. Il faudrait toutefois nuancer en rappelant que la concurrence existe également au sein des Etats du Sud et parmi ceux de l’Est en vue de l’obtention de gratification de la part de Bruxelles. Dans ce cadre, faire du Partenariat oriental une priorité européenne avec un soutien financier adéquat relève de la gageure.

Si la proposition russe d’inclure l’Ukraine dans l’Union douanière Russie - Biélorussie - Kazakhstan a eu un certain écho, c’est qu’elle n’est pas peut-être sans intérêt pour les acteurs économiques ukrainiens. Ainsi, Vladimir Poutine a estimé en avril que l'Ukraine pourrait « gagner » entre 6,5 et 9 milliards de dollars par an, alors que son Produit intérieur brut (PIB) pourrait progresser de 1,5 à 2%. A contrario, si l’Ukraine ne joignait pas l’Union douanière, rien n’empêcherait Moscou de prendre des mesures protectionnistes. L’Union douanière n’est toutefois pas sans ambigüités pour les pays impliqués : la position russe vis-à-vis de l’OMC oscille entre la volonté de rentrer seul (position de Medvedev) et celle d’entrer en tant qu’Union douanière de trois pays (variante Poutine). Il faut noter que le fait que l’Ukraine fasse déjà partie de l’OMC n’induit pas une impossibilité de rejoindre l’Union douanière. A titre d’exemple, le président kirghize Almazbek Altambyev s’est proposé il y a quelques jours de rejoindre ladite Union douanière, alors que son pays est membre de l’OMC depuis 10 ans. La motivation de rejoindre l’Union douanière vient des avantages économiques espérés, à travers les activités de réexportation des biens chinois. Si l’économie ukrainienne reste bien plus pauvre en PIB par tête que le trio de l’Union douanière, son économie semble de nature différente des économies russe et kazakhe, qui s’appuient sur la rente énergétique. Il n’est donc pas certain qu’elle y trouve son intérêt sur le long terme, d’autant que les producteurs ukrainiens, y compris ceux des régions de l’Est et du Sud bien disposés envers la Russie, lorgnent sur les marchés européens.

Le débat actuel met surtout en relief une certaine fatigue des Ukrainiens face à une intégration européenne longue et coûteuse. En dépit d’une population éduquée et flexible, d’un marché du travail efficace et d’un gros marché intérieur, bien des difficultés subsistent au niveau des institutions économiques ukrainiennes. La capacité institutionnelle de l’État ukrainien, ainsi que la coordination politique et administrative restent des problèmes essentiels pour une pleine intégration européenne. Or, un accord de libre-échange approfondi suppose un énorme effort d’adaptation en termes normatifs, que ce soient les quotas sur les exportations ukrainiennes en produits agricoles, les services de transport et les noms des aliments liées à l'origine géographique. Si les dirigeants sont prêts au compromis, le Premier ministre ukrainien Mykola Azarov espérant toujours la conclusion d’un accord avec l’UE dès cette année, pour les Ukrainiens, la négociation ne doit pas être unilatérale. La question de l’accès de certains produits agricoles aux marchés européens suscite par exemple un vif intérêt dans les régions rurales. Certains groupes d’hommes d’affaires, jusqu’à présent protégés de la concurrence par des mécanismes de douanes ou des aides d’Etat, se verraient davantage exposés à la concurrence internationale, mais leur capacité de résistance à un accord de libre-échange reste limitée.

A Kiev, certaines publicités pour les fenêtres à double vitrage affichent des prix en euros dans les rues. L’UE – jusqu’à sa monnaie – garde une image forte, même s’il existe indéniablement une « fatigue ukrainienne » vis-à-vis de l’intégration européenne. Les interminables négociations, tant en matière de visas que d’accord de libre-échange, ont tendance à frustrer les Ukrainiens qui ont l’impression que l’on ne tient pas compte de leurs intérêts. Faire de la réadmission le principe cardinal de la politique européenne alors que les Ukrainiens attendent surtout de pouvoir voyager au sein de l’espace Schengen nuit à l’attractivité européenne. Il n’est donc guère étonnant dans ces conditions de voir les actuels dirigeants continuer la politique de leurs prédécesseurs en matière commerciale, attachés à la perspective d’un accord de libre échange avec l’UE, tout en abandonnant toute rhétorique à propos de l’OTAN et en marquant leur agacement en matière de circulation des personnes. La synthèse ne sera toutefois pas simple à trouver en matière commerciale, en tout cas tant que la Russie n’a pas rejoint l’OMC et que son économie reste insuffisamment diversifiée, puisque l’accord de libre-échange approfondi que propose l’UE s’avère aujourd’hui incompatible avec l’Union douanière.