Les bouleversements géostratégiques dans le Sud-Caucase edit

16 avril 2021

La « guerre des Cinq Semaines» dans le Haut-Karabagh, qui couvait depuis plusieurs années (« guerre des Quatre Jours » en avril 2016), a soudainement éclaté le 27 septembre 2020.

L’Azerbaïdjan souhaitait récupérer ses territoires conquis par les Arméniens en 1994 en invoquant le principe du droit international de l’intangibilité des frontières. Bakou rappelait que le pouvoir soviétique avait attribué en 1921 l’ancienne « Région autonome du Haut-Karabagh » à la RSS d’Azerbaïdjan.

L’Arménie, de son côté, avait « libéré » en 1994 le Haut-Karabagh, à majorité arménienne, et occupé sept districts azerbaïdjanais le ceinturant. Retranché dans leurs positions montagneuses qu’ils pensaient inexpugnables, les Arméniens adhéraient au contraire au principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.

Des positions inconciliables

Les efforts de médiation dans ce conflit, qui n’a jamais été vraiment « gelé », conduits depuis des années par les trois co-présidents, France, Russie et Etats-Unis, du groupe de Minsk, n’ont jamais pu rapprocher ces deux positions inconciliables.

L’Azerbaïdjan a entrepris une modernisation conséquente de son outil militaire, en puisant dans son budget de défense, supérieur au total du budget national arménien. Bakou a acquis auprès de la Turquie, qui l’a toujours inconditionnellement soutenu sur les plans politique et diplomatique, mais aussi auprès d’Israël, les drones qui ont fait la différence sur les champs de bataille. L’Azerbaïdjan aurait consacré plus 24 milliards de dollars entre 2009 à 2018 à la remise à niveau de sa défense.

Ce pays a également consacré des efforts importants, avec l’aide de la Turquie, à la formation de son armée et à l’amélioration de sa tactique militaire. Les deux pays ont mené des exercices communs alors que l’Azerbaïdjan a repris des tactiques utilisées par les Russes et les Turcs en Syrie et dans le Donbass.

L’Arménie, au contraire, s’est contentée du maintien du statut quo acquis il y a vingt-six ans, persuadée que son armée, ainsi que celle du Haut-Karabagh, étaient invincibles.

Erevan semble aussi avoir espéré un soutien en sa faveur de son protecteur russe, déployé sur son territoire (base de Gyumri, protection de ses frontières extérieures par les garde-frontières russes) et en vertu de leur alliance au sein de l’OSTC (Organisation du Traité de Sécurité collective).

L’écrasante victoire de l’Azerbaïdjan a coûté très cher à l’Arménie sur les plans humain (3 400 tués, contre 1 500 du côté de Bakou, chiffre très minimisé), matériel (l’Azerbaïdjan aurait détruit pour 4,8Mds$ d’équipements), mais surtout territorial.

L’accord de cessez-le-feu du 10 novembre a en effet entériné la perte des sept districts azerbaïdjanais occupés mais aussi du tiers du Haut-Karabagh, dont la ville de Choucha.   

Cette victoire a bouleversé la situation géostratégique du Caucase du Sud et a conduit les grandes puissances à s’engager davantage dans la région.

La Russie en arbitre ?

Parmi les voisins immédiats, c’est en premier lieu le cas de la Russie.

L’accord de cessez-le-feu, négocié et signé sous l’égide du président Poutine, est un grand succès qui a permis à son pays de conforter sa position d’arbitre et de conserver l’initiative diplomatique. Les deux autres co-présidents américain et français du groupe de Minsk (créé en 1992 par l’OSCE pour encourager une résolution pacifique du conflit) ont été écartés de la négociation par Moscou. Cependant, il ne semble pas que cette enceinte soit pour autant mise au rebut. Les Russes pourraient en effet y recourir pour solliciter les organisations internationales humanitaires et, le cas échéant, « canaliser » les Américains et les Européens dans de prochaines négociations politiques, notamment sur le statut du Haut-Karabagh.

Le déploiement de près de 2000 garde-frontières pour garantir l’application du cessez-le-feu renforce la présence de la Russie dans le Caucase du Sud en complétant les bases déployées en Arménie et en Géorgie (Abkhazie et Ossétie du Nord).

La Turquie en puissance régionale

La Turquie a fait une entrée fracassante dans la région. La Russie, qui a noué avec ce pays un « partenariat conflictuel » très pragmatique en Syrie et en Libye, a réussi à encadrer son influence diplomatique et militaire dans le Caucase du Sud, où ce pays n’a jamais eu de présence historique continue et prépondérante.

La seule concession russe est la création, sur le territoire azerbaïdjanais, d’un « Centre de contrôle » russo-turc du cessez-le-feu, dont les inspections se font strictement par drones à l’exclusion de toute patrouille sur le terrain. 

La Turquie compte néanmoins renforcer son influence économique, diplomatique (« Plateforme de coopération élargie » signée avec Bakou et théoriquement ouverte à Erevan), militaire et culturelle dans la région.

Bakou et Ankara envisagent de lancer un vaste programme de reconstruction d’infrastructures, laissées à l’abandon pendant 26 ans d’occupation arménienne. Un premier projet, mentionné dans l’accord de cessez-le-feu, prévoit de tracer une route reliant, par le territoire arménien du Zanguézour, l’exclave azerbaïdjanaise du Nakhitchevan à Bakou. De même l’Azerbaïdjan souhaiterait réhabiliter la longue voie ferrée qui part de la Russie et longe la Caspienne puis la frontière iranienne, laissée à l’abandon depuis la fin de l’URSS. Traversant les territoires azerbaïdjanais et arménien, elle permettrait de relier directement la Russie à l’Arménie, avec des extensions vers la Turquie et l’Iran.

Plusieurs projets de gazoducs (« Southern Corridor », TANAP) entre la Turquie et la Caspienne, puis, par mer, le Turkménistan, pourraient servir de vecteur d’influence de la Turquie dans les républiques ex soviétiques d’Asie Centrale turcisées (outre le Turkménistan, l’Ouzbékistan, le Kirghizstan et le Kazakhstan).

Mu par l’idéologie panturquiste plutôt que par le néo-ottomanisme, Ankara compte devenir un hub entre l’Asie et l’Europe et se raccrocher au projet chinois de la Belt and Road Initiative (BRI), tout en contournant la Russie.

L’Iran en recul

L’Iran, ancienne puissance tutélaire du Caucase du Sud jusqu’à sa conquête par l’Empire russe aux XVIIIe et XIXe siècles, n’est pas resté passif devant l’éclatement du conflit. Sa première réaction a été d’appuyer la médiation russe.

Puis, sans doute par opportunisme, l’Iran a brusquement décidé de soutenir l’Azerbaïdjan. Pourtant il existe une grande méfiance entre les deux pays, Téhéran craignant un renforcement d’Israël, son pire ennemi allié à l’Azerbaïdjan, à ses frontières nord. Bakou, pour sa part, appréhende de possibles revendications irrédentistes de l’Iran qui accueille une forte minorité azérie (près du triple de sa population).

Au total, l’Iran a subi un recul stratégique dans le Caucase du Sud.

Réengagement américain

Les changements géostratégiques dans le Caucase du Sud n’ont naturellement pas échappé aux puissances globales comme les Etats-Unis, la Chine et l’UE.

L’engagement des Etats-Unis dans la région est fort, aussi bien dans le domaine diplomatique (Washington co-préside le groupe de Minsk), énergétique (Amoco, Pennzoil, UNOCAL, Exxon, ont signé en 1994 avec l’Azerbaïdjan le « Contrat du siècle » organisant l’exploitation de ses réserves offshore), de sécurité et de défense (coopération avec la Géorgie au sein des Conseil de Partenariat euro-atlantique, du Partenariat pour la Paix et du Processus de planification et d’examen – PARP de l’OTAN).

Préoccupés par les élections et la pandémie, les Etats-Unis de Trump n’avaient accordé que peu d’attention à la guerre du Haut-Karabagh, attitude qualifiée d’« inexplicablement passive » par le candidat Biden. Mais la nouvelle administration a rapidement confirmé sa volonté de se réengager au sein du groupe de Minsk afin d’aboutir à « une paix durable reflétant les intérêts des Arméniens et non pas seulement d’Aliev, d’Erdogan et de Poutine ».

Le Secrétaire d’Etat Blinken a annoncé la remise en cause de « l’assistance de sécurité à l’Azerbaïdjan » et s’est dit prêt à « suspendre les dérogations aux exigences – waivers of requirements- prévues par la section 907 du Freedom Support Act ».

Bakou a immédiatement dénoncé cette attitude « dictée par la diaspora arménienne », qui n’aurait pour résultat que de « pousser l’Azerbaïdjan vers des puissances régionales comme la Russie et l’Iran ».

Le Caucase du Sud ne figure certes pas parmi les toutes premières priorités de l’administration Biden. Toutefois, après un temps de réflexion et de consultation avec ses Alliés, il est très probable que Washington activera sa diplomatie dans la région, comme dans toute la zone post soviétique.

Le Caucase sur les Routes de la soie

La Chine voit le Caucase du Sud comme un prolongement de sa forte présence en Asie Centrale.

Après l’arrivée à Bakou en 2015 d’un premier train de marchandises chinois à travers le Kazakhstan, Pékin a engagé en 2018 plusieurs investissements en Azerbaïdjan (port d'Alyat sur la Caspienne pour 1,5Md$, aciérie pour 1,1Md$, ouverture par Huawei d’un centre de formation...), en Géorgie (centrale électrique pour 160M$, tunnel ferroviaire...) mais aussi en Arménie, où le nombre d’entreprises chinoises a plus que doublé entre 2016 et 2020.

Les Chinois semblent cependant hésitants à s’aventurer en masse dans cette région instable et lointaine, qui ne peut être atteinte qu’en traversant de vastes déserts et une mer Caspienne capricieuse.

A terme, seule une intégration progressive de la Russie au sein d’une « Pax Sinica » géoéconomique, où la Chine aurait un rôle dominant, pourrait renforcer l’intérêt de ce pays pour le Caucase du Sud en l’amenant à y reprendre des projets russes. 

En attendant, un tracé caucasien de la BRI ne serait pas viable comparé à celui, plus direct, par le Kazakhstan et la Russie. Un tracé iranien serait possible après la signature le 27 mars entre Pékin et Téhéran du « Pacte de coopération stratégique de 25 ans ». 

Un enjeu européen

L’Union Européenne attache une grande importance au Caucase dans le cadre de sa politique de Partenariat oriental (PO).

Les trois pays caucasiens sont partenaires de l’UE à des degrés divers. La Géorgie a signé un Accord d’Association et un Accord de libre-échange complet et approfondi (DCFTA). S’estimant suffisamment avancée dans ses réformes, la Géorgie envisage même de présenter sa candidature à l’Union en 2024.

L’Arménie a conclu un « Accord de Partenariat complet et approfondi (CEPA) » qui vient d’entrer en vigueur. Ne prévoyant pas de zone de libre-échange avec l’UE, ce texte reste compatible avec les engagements de Erevan dans le cadre de son appartenance à l’Union économique eurasiatique (UEEA).

L’Azerbaïdjan négocie avec l’UE un accord portant sur « les nouvelles priorités de partenariat » qui prendrait en compte, de manière différenciée et pragmatique, sa dimension de producteur et d’exportateur d’énergie.

L’assistance financière et technique de l’UE à ses partenaires est considérable. Au cours des derniers mois, l’UE leur a même accordé une forte assistance dans leur combat contre les conséquences sanitaires, médicales et économiques de la pandémie.

Sur la base de ses valeurs, l’influence de l’UE réside principalement dans sa capacité à encourager les pays concernés à engager des réformes démocratiques et à reprendre « l’acquis communautaire », en échange d’une forte assistance financière et technique.   

Mais, là comme ailleurs, l’UE est dans l’incapacité de transformer sa grande force d’attraction, son soft power inégalable et son économie considérable, en puissance géopolitique.

Ce conflit régional est en passe de devenir un conflit global mettant aux prises les très grandes puissances.

Les énormes atouts dont dispose l’UE pourraient être mis à contribution pour faire avancer les négociations politiques, en premier lieu en soutien aux trois co-président d’un groupe de Minsk revigoré.