Sortie du nucléaire français: une influence allemande, vraiment? edit

Sept. 13, 2023

Lors des auditions parlementaires menées par le député Schellenberger, une thèse a émergé, défendue principalement par l’ancien président d’EDF, Henri Proglio. Les gouvernements allemands auraient mené, principalement à l’échelle européenne, une lutte acharnée contre le nucléaire français et pour le démantèlement d’EDF. « Les Allemands ne pouvaient pas supporter l’idée de garder à leur porte un pays, un concurrent, qui disposait d’un atout compétitif tel qu’EDF, explique M. Proglio. Depuis vingt-cinq ou trente ans, l’obsession allemande est de détruire EDF. Ils y ont réussi. »

Cette thèse pose au moins trois problèmes. Elle suppose un contrôle total de Bruxelles par Berlin et une servitude volontaire de la France. Elle exonère les forces politiques françaises de toute responsabilité dans la programmation de la sortie partielle du nucléaire. Elle méconnaît les responsabilités propres d’EDF et d’Areva, l’échec de l’EPR, et les complaisances à l’égard d’Engie. Voyons ces éléments plus en détail.

Partons de ce qui s’est joué à Bruxelles. Pourquoi diable la France aurait-elle accepté le diktat allemand et aurait consenti à son propre affaiblissement ? La réponse est triple.

Tout d’abord, la France a fondamentalement adhéré au programme du marché unique et donc à l’ouverture des marchés publics dans le domaine des services publics en réseau. Rappelons-en les éléments constitutifs : stricte définition du monopole naturel au transport, service public étroitement défini, ouverture du marché de la fourniture, désintégration verticale, délégation de la régulation à Bruxelles.

Ensuite, dans le grand jeu bruxellois la France a souvent défendu avec acharnement ses intérêts agricoles et n’a jamais considéré le joyau de sa politique énergétique comme d’égale dignité. Tout au plus a-t-elle cherché à ménager des transitions pour éviter l’embrasement social compte tenu de la puissance de la CGT dans ce secteur.

Enfin, la France a fait preuve d’un zèle remarquable dans la transposition des directives européennes, notamment dans l’ouverture de son marché aux exploitants alternatifs, ce qui a contribué  à l’affaiblissement progressif d’EDF.

Mais tout ne s’est pas décidé dans un cadre européen. Les considérations politiques domestiques ont joué également. Il faut citer ici le rôle des écologistes français, que n’ignore pas du reste Henri Proglio, l’opportunisme de François Hollande prêt à fermer l’essentiel du parc pour grappiller des voix puis s’assurer le soutien des écologistes au Parlement, et la lente érosion du soutien public et politique au nucléaire en France. Cette érosion s’est nourrie des crises de Tchernobyl et Fukushima, de l’hiver nucléaire qui s’emparait de la planète à chaque crise et de la montée d’une conscience écologique qui en France a pris depuis les origines la forme d’une hostilité au nucléaire. Le machiavélisme allemand n’est a priori pour rien dans la montée de cette conscience antinucléaire française sauf à faire l’hypothèse avancée par certains que l’Allemagne aurait mené une guerre d’influence, financé les think tanks et ONG antinucléaires français[1] et travaillé inlassablement au sabotage de la filière française. La montée en puissance des partis écologiques en France, leur puissance électorale grandissante et le déclin relatif de la gauche française ont conduit au compromis historique Aubry-Duflot en novembre 2011, mis en œuvre après l’élection de François Hollande l’année suivante. À défaut de programmer la sortie du nucléaire, la loi de transition énergétique votée en 2015 inscrivait dans le marbre de la programmation Énergétique le déclin progressif du nucléaire avec comme objectif un mix 50/50 à l’horizon 2025 puis 2030.

La conversion d’une partie de la classe politique à un mix partiellement dénucléarisé a été aussi nourrie des échecs d’EDF et du système nucléaire français. On en citera seulement trois éléments. L’interminable chantier de l’EPR a fait douter jusqu’aux militants les plus résolus du nucléaire. L’envolée des coûts du nouveau nucléaire ne pouvait pas non plus ne pas questionner… ce que les comptables de la Cour des Comptes se sont plu à illustrer. Enfin la rivalité d’Areva puis ses difficultés techniques et industrielles et enfin sa quasi faillite ont illustré un problème plus large, la perte de compétences dans le secteur.

Dernier élément, évoqué du reste par Henri Proglio, les variations de la politique des gouvernements successifs qui ne se contentent pas de transposer les directives bruxelloises mais bricolent leurs propres solutions qui peuvent aggraver certains effets desdites directives. C’est le cas notamment avec la loi NOME de 2010 : cette Nouvelle organisation des marchés de l'électricité met en place l’ARENH, dont bénéficient les opérateurs alternatifs dans des conditions économiques et financières favorables sans qu’il leur soit fait obligation d’être de vrais exploitants alternatifs puisqu’ils n’ont pas d’obligation d’investissement et de production.

Si on écarte donc les scénarios complotistes, que reste-t-il ? Une accumulation de causes internes et externes, économiques et politiques, qui ne permet guère de se faire une religion.

Pour sortir de l’impasse la meilleure solution est de reprendre le fil de l’histoire. Tout commence avec la révolution thatchérienne. Partant du constat des dysfonctionnements des services publics en réseau et des effets sur la compétitivité britannique, Sir Keith Joseph, sociétaire du Mont Pèlerin, convainc la Première ministre britannique que la solution passe par le triptyque libéralisation, déréglementation, privatisation. Peu de temps après, Jacques Delors lance le programme du grand marché unique avec en son cœur l’intégration des grands services publics, souvent organisés en monopoles nationaux intégrés. La politique thatchérienne fournit le cadre programmatique dont va s’emparer la Commission européenne pour réaliser le programme du marché unique. La France n’ayant pas réussi à convertir l’Europe au colbertisme, compte tenu des orientations des pays partenaires, l’idéologie thatchérienne offre la solution qui concilie libéralisation et intégration du marché. Celle-ci permettait de s’attaquer aux monopoles nationaux sans remettre en cause les mix nationaux, en se focalisant sur les règles de l’échange et de la concurrence.

À partir du moment où la sécurité de l’échange et la compétitivité étaient assurés par le marché intégré et ouvert, l’évolution de chacun des mix nationaux pouvait être laissée aux dynamiques politiques propres à chaque État. C’est dans la rencontre entre ce nouveau cadre concurrentiel et les aléas de la décision politique nationale que va se jouer l’affaiblissement dramatique de la filière nucléaire française et d’EDF. La désastreuse loi NOME de 2010 est passé par un gouvernement de droite mais, sur la durée, la gauche de gouvernement – dans l’héritage duquel s’’est d’abord inscrit Emmanuel Macron devenu président – porte ici une responsabilité majeure. Jospin d’abord, puis Hollande, puis Macron vont adopter progressivement des agendas moins favorables au nucléaire, ils auront même le nucléaire honteux en s’attaquant à Superphénix, en retardant le lancement des EPR et en adoptant un objectif de mix 50/50 en 2025 qui n’a aucun sens ni industriellement, ni économiquement.

Au total, comme on peut le constater la malveillance allemande est loin de tout expliquer. Au-delà des petits jeux politiques qui ont favorisé l’agenda d’une minorité écologiste (courtisée par la gauche en France et par la droite en Allemagne), peut-être faut-il voir dans le cheminement parallèle de l’Allemagne et de la France des facteurs plus larges comme l’évolution des opinions publiques, le renchérissement du nucléaire compte tenu des exigences de sécurité, ou la conversion au marché d’élites naguère colbertistes.

[1] « Afin d’affaiblir l'industrie et l'économie française en général et assurer sa propre hégémonie dans ces domaines au niveau européen, l’Allemagne déstabilise la filière nucléaire française par le verrouillage des institutions européennes, la pression constante exercée sur la politique européenne et la pratique d’un encerclement cognitif sur le territoire français. Au moyen d’opérations d’influence anti-nucléaire sur le territoire français, et de déstabilisation de la chaîne d’approvisionnement en uranium à l’étranger, les fondations Heinrich Böll et Rosa Luxemburg œuvrent directement au ralentissement du développement de l’atome en France. » Rapport d’alerte de l’Ecole de guerre économique, juin 2023.