Retour de la politique industrielle edit

4 mars 2019

Tant que son économie affichait une santé insolente, l’Allemagne s’opposait souvent à la mise en œuvre d’une politique industrielle européenne, prônée par la France. Les Allemands y voyaient la marque des pires instincts français : le colbertisme et la volonté de puissance. Alors que son modèle industriel s’essouffle, voilà que l’Allemagne exprime son soutien à une politique industrielle européenne. Français et Allemands demandent une révision de la politique de la concurrence européenne qui fasse de la place à une politique industrielle commune. L’enjeu est considérable.

Le débat sur la politique industrielle est aussi vieux que l’industrie et on peut parier qu’il va continuer encore et encore. Une grille de lecture est de le présenter comme opposant les naïfs et les réalistes. Pour les réalistes, les naïfs croient dur comme fer en l’efficacité des marchés et aux bienfaits de la concurrence. Ils sont prêts à sacrifier sur l’autel de cette croyance des pans entiers de l’industrie, avec ses emplois et son savoir-faire. Pendant ce temps, les concurrents étrangers se développent grâce à la manne que leur procure leur politique industrielle. Pour les naïfs, les réalistes sont capturés par les lobbies industriels. Ils sont prêts à dépenser l’argent des contribuables pour pallier aux faiblesses d’entreprises qui préfèrent le statut d’assistés à la dure loi des marchés qui récompensent ceux qui innovent et développent des stratégies affutées. Les naïfs notent aussi que les pouvoirs publics n’ont pas l’expertise pour évaluer les succès de demain. Au-delà de ces arguments, que dit l’étude des faits ? Hélas, les résultats sont ambigus, la liste des succès étant aussi longue que celle des échecs. Chaque camp peut donc continuer à croire qu’il a raison et à citer des exemples qui confortent ses croyances tout en ignorant les exemples qui le dérangent.

Le débat n’est pas concluant parce que la question est complexe et ne peut être évacuée par une argumentation trop simple pour être complète et par des exemples partiels. Les naïfs ont raison : la concurrence est essentielle pour assurer la croissance. Les réalistes ont aussi raison : la concurrence est rarement parfaite. Mais il faut aller plus loin dans le raisonnement et expliciter les obstacles à la concurrence parfaite.

Certains sont « naturels », dans le sens où ils sont inhérents à certaines activités industrielles. Il en va ainsi des rendements d’échelle. Parce que développer un nouveau modèle de voiture demande des coûts de développement (pour l’essentiel, des coûts fixes) considérables, plus les ventes seront importantes, plus il sera possible d’amortir ces coûts. Sans surprise, seuls les grands pays disposent de producteurs nationaux. Dans l’aéronautique civile, où les coûts fixes sont gigantesques, en attendant l’inévitable concurrent chinois, il n’existe que deux compagnies, Boeing aux États-Unis et Airbus en Europe, en plus d’Embraer au Brésil (désormais contrôlé par Boeing) et de Bombardier au Canada (désormais contrôlé par Airbus). Toutes ces compagnies ont bénéficié d’aides publiques directes à leurs débuts, et plus discrètement indirectes maintenant. Beaucoup d’autres activités industrielles sont soumises aux rendements d’échelle.

L’autre déviation importance par rapport à la concurrence parfaite est liée à la recherche et développement. La mise au point de produits à forte composante technologique requiert la mobilisation d’experts pointus et de sous-traitants hyperspécialisés. Ici, c’est le réseau universitaire qui entre en jeu, y compris le lien entre recherche universitaire et développement privé. La recherche universitaire est largement financée par le secteur public, une autre entorse à la concurrence parfaite. Il n’est pas rare non plus que des chercheurs universitaires conduisent une partie de leurs travaux dans des entreprises privées, qu’ils ont souvent crées eux-mêmes. La frontière entre public et privé est des plus ténues.

Le dernier obstacle d’importance à la concurrence parfaite est la finance. Pour se développer, les entreprises ont besoin d’argent. Banques et marchés financiers sont là pour ça mais ils ont pour caractéristique (naturelle) de limiter les risques. D’où le reproche de ne pas se lancer dans des projets industriels difficiles.

Ces limites des marchés sont bien connues. Ce sont les conclusions que l’on en tire qui font débat. La notion de rendement d’échelle justifie l’aide publique. L’argument est généralement admis en ce qui concerne une aide publique aux jeunes pousses, qui doivent croître pour être compétitives. Les naïfs répondent que les pouvoirs publics sont en général incapables de repérer les jeunes pousses qui ont des chances de se développer. Ils ajoutent que cet argument ne s’applique pas aux entreprises déjà bien établies et dont on veut faire des champions. Ces champions deviennent alors des monopoles qui maltraitent leurs clients et sont peu aiguillonnés par l’obligation d’innovation. Les réalistes répondent que les champions ont vocation à se battre sur les marchés mondiaux, ce qui évacue la question du monopole, face à d’autres champions soutenus par leurs gouvernements. C’est là le débat derrière l’affaire Alstom-Siemens. Le concurrent chinois qu’il s’agit de concurrencer vend l’essentiel de ses trains en Chine, si bien qu’Alstom et Siemens sont chacune trois fois plus grosses sur les marchés étrangers. En Europe, en revanche, une alliance Alstom- Siemens serait en position de monopole, ce qui lui permettrait d’extraire une jolie rente pour financer ses opérations internationales. La Commission a conclu que les consommateurs européens financeraient ainsi les consommateurs à l’étranger. Ce n’est pas incongru, ni même naïf.

Les deux autres causes d’imperfections des marchés soulèvent des questions différentes. La première, la recherche et le développement, revient à se demander pour quoi nous sommes moins bons que les autres. Que ce soit en Europe, aux États-Unis ou en Chine, l’argent public joue un rôle primordial. Toute la question est la manière dont cette manne est utilisée : directement via les entreprises ou via les universités et les centre de recherches. En Chine, la séparation entre public et privé est poétique. Aux États-Unis, l’essentiel est attribué aux universités et aux centres de recherches (qui sont parfois privés), avec des exceptions dans le domaine militaire. En Europe, les suggestions franco-allemandes en faveur d’une politique industrielle militent pour des aides importantes aux entreprises. Le même débat réapparaît. Les naïfs craignent que cet argent ne serve surtout à renflouer les profits des entreprises (on pense au CICE à la mode Hollande) et on répète que l’État est mal placé pour choisir quelles entreprises peuvent en faire bon usage. Les réalistes redoutent que la recherche universitaire soit trop détachée des enjeux économiques, ce qui revient à se demander pourquoi la situation est différente aux États-Unis et en Europe.

Un autre débat confronte l’idée selon laquelle les financiers sont tous motivés par les résultats immédiats, puisqu’ils déterminent les bonus de fin d’année, à celle qui décrit les politiques comme uniquement guidés par les prochaines élections. Les réalistes ne manquent pas de signaler que, sans argent public, Airbus n’aurait probablement jamais vu le jour. Ils considèrent que le monde de la finance a les yeux rivés sur le court terme, incapable de se projeter des années ou des décennies dans le futur. Les naïfs observent que beaucoup de jeunes pousses innovatrices trouvent sur les marchés les financements dont elles ont besoin. Ainsi les GAFAs, parties de légendaires sous-sols ou chambres d’étudiants mais aujourd’hui les plus grosses entreprises du monde, n’ont pas eu besoin d’argent public pour dominer le monde, au point de devenir des monopoles globaux inquiétants. Les investisseurs qui se précipitent sur les licornes, des entreprises qui n’ont pas dégagé le moindre profit depuis des années, doivent bien avoir une vision de très long terme.

On le voit, ces débats sont sans fin, avec de solides arguments de chaque côté. Mais cette revue des arguments révèle le fond du désaccord. Finalement, ce qui sépare naïfs et réalistes, c’est la capacité relative du secteur privé et du secteur public à faire les bons choix au bon moment. Même s’ils ne font pas systématiquement partie des adulateurs du secteur privé, les naïfs doutent du rôle de l’État. Ils pointent un manque de compétence, mais surtout ils redoutent la capture de l’État par les intérêts privés. Ils préfèrent améliorer ce qui ne va pas. En matière de recherche et de développement, ils plaident pour un système universitaire qui ne fuit pas les collaborations avec le secteur privé. En matière de financement, ils souhaitent un système financier plus diversifié et plus agile, ce qui demande une réglementation plus subtile. Ils pointent également du doigt les pesanteurs légales et fiscales qui font que Steve Jobs n’aurait jamais pu réussir en Europe. Les réalistes, eux, ont plus confiance dans la capacité de l’État à insuffler de l’énergie à un secteur privé trop craintif. Seul l’État, d’après eux, peut avoir la vue assez longue pour soutenir les lourds investissements que nécessite la lutte commerciale au niveau mondial. Et, surtout, ils craignent de livrer les entreprises nationales (ou européennes) à une concurrence faussée par les aides publiques que d’autres pays n’hésitent pas à déployer. Leur réalisme s’oppose alors à la naïveté des ceux qui croient que l’on peut gagner dans ces conditions. Mais les naïfs se rient de la naïveté des réalistes qui ne se rendent pas compte à quel point ils sont manipulés par les grandes entreprises.