Un pacte d’instabilité? edit
Des semaines de discussions laborieuses conduite sous la présidence espagnole de l’Union européenne (UE) et reflétant les clivages habituels, on serait tentés de dire culturels, entre Etats « dépensiers » et « frugaux », ont abouti à un compromis sur la réforme du Pacte de stabilité et de croissance (PSC) suspendu depuis 2020. Le règlement du Conseil[1], après avis du Parlement européen, doit entrer en vigueur en 2024. Quel jugement peut-on porter sur ce nouveau cadre budgétaire, qui constitue un enjeu crucial pour la bonne marche de l’Union économique et monétaire (UEM) ?
Pertinence d’un cadre budgétaire dans l’UEM
Une remarque liminaire : le PSC concerne les 27 membres de l’UE, mais il doit surtout fournir un cadre de coordination aux Etats de la zone euro et favoriser la cohérence de son policy mix, dans un ensemble où les autorités budgétaires nationales coexistent avec une autorité monétaire fédérale. Ce hiatus institutionnel n’est toujours pas levé. Il conduit à faire l’impasse sur une gouvernance économique spécifique à la zone euro, pour limiter les externalités liées aux divergences des dettes publiques et permettre aux gouvernements, en l’absence d’union politique, de disposer des marges de manœuvre contracycliques adéquates face aux chocs et aléas conjoncturels. En outre, si l’Europe a pu mobiliser à titre exceptionnel le programme NextGenerationEU, ce type d’instrument n’a pas vocation à jouer un rôle de stabilisation conjoncturelle ou même de solidarité intracommunautaire dans l’UEM.
Lors des discussions préalables au Traité de Maastricht prévalait l’hypothèse que la combinaison du marché unique et de la monnaie unique allait favoriser la convergence nominale et réelle des économies de la zone dont les gouvernements respecteraient un code implicite de « bonne conduite » réduisant la probabilité d’externalités significatives entre partenaires. Dans ces conditions, l’UEM pouvait se contenter d’une coordination macroéconomique a minima fondée sur la pression des pairs et d’un cadre budgétaire de nature prudentiel, fixant des seuils de référence de 60 % et 3 % du PIB pour les dettes et déficits publics. Il a été ensuite complété par l’adjonction d’une cible de déficit structurel à moyen terme (de 0,5 % ou 1 % du PIB) et d’un objectif de réduction annuelle de 1/20e par an des dettes excédant 60 % du PIB. Ces normes étaient assorties d’une clause de no bail-out des Etats et de l’interdiction de leur financement direct par la BCE.
L’échec du PSC
Il a été très peu respecté (moins d’une fois sur deux en moyenne et seulement une fois sur cinq pour certains pays comme la France ou l’Italie) ; le plafond des 3% a été régulièrement enfoncé, les normes de soldes structurels ignorées, alors que les trajectoires de dettes publiques divergeaient le plus souvent de leur référence initiale. En outre, la surveillance macroéconomique s’est révélée inapte à prévenir les déséquilibres (ayant notamment conduit à la crise de la zone euro de 2010-2014) et les marchés n’ont pas joué le rôle stabilisateur anticipé en complément des règles budgétaires, contribuant même à aggraver cette crise[2].
L’UEM n’a survécu qu’en sacrifiant de façon pragmatique certains de ses principes originels. La règle de no bail-out a été contournée par la mutualisation des risques sous l’égide de nouvelles institutions intergouvernementales (comme le Mécanisme européen de stabilité). La BCE a du mobiliser massivement ses instruments pour éviter la fragmentation de la zone euro, dans un rôle assumé d’assureur en dernier ressort de son intégrité (« Whatever It takes »).
Comment expliquer cet échec ? Glissons sur la supposée « complexité » de règles assez basiques et compréhensibles par des décideurs assistés d’escouades d’experts, ou sur leur nature abusivement coercitive, dont certains Etats ont pu régulièrement s’abstraire (sans être sanctionnés) quand d’autres s’y conformaient sans difficultés. Il faut plutôt admettre que la surveillance communautaire et la coordination intergouvernementale ont failli, le bouclier de l’euro et les garanties offertes par la BCE suscitant un aléa moral peu propice au respect d’une discipline collective.
En outre, la pertinence théorique ou empirique des référence uniformes de 3 % et 60 % du PIB a été mise en cause. La première ignore en effet les besoins différenciés d’espace contracycliques des Etats ; la seconde est devenue irréaliste pour plusieurs pays contraints à des ajustements trop sévères pour être crédibles (en dépit d’une configuration très favorable où les taux d’intérêt réels des emprunts d’Etat étaient inférieurs au taux de croissance de l’économie). Quant à la cible de solde structurel à moyen terme, variable la plus pertinente pour évaluer les politiques budgétaires discrétionnaires, elle est restée sous les radars de la surveillance. La communication des gouvernements (tacitement approuvée par la Commission), a érigé le seuil de 3% en cœur de cible alors qu’il en était le plafond. Le déficit structurel français n’a ainsi jamais été inférieur à 2% (ou même à 3% de 2002 à 2014), contredisant l’assertion couramment répandue d’un « corset » budgétaire sacrifiant la croissance. Les pays ayant le mieux respecté les règles budgétaires sont d’ailleurs ceux où le revenu par habitant a le plus progressé.
Qu’attendre du nouveau cadre budgétaire ?
Les objectifs affichés de la réforme du PSC sont de « simplifier le cadre budgétaire de l’Union » tout en favorisant son « appropriation » par les Etats pour qu’il soit mieux respecté et plus efficace. Dans une première étape, la Commission adressera aux Etats dont le déficit est supérieur à 3% du PIB et la dette supérieure à 60% du PIB une « trajectoire technique fondée sur les risques différenciés » sous forme de programmes nationaux pluriannuels de dépenses garantissant de façon « plausible » la soutenabilité des dettes publiques à un horizon de quatre ans. Un délai supplémentaire de trois ans leur sera toutefois accordé s’ils engagent des réformes structurelles confortant leur croissance potentielle et les objectifs – notamment climatiques – de l’Union.
Ces trajectoires de dépenses devront être compatibles avec une réduction annuelle de 1% des ratios de dette publique (s’ils dépassent 90% du PIB) ou de 0,5% (s’ils se situent entre 60% et 90%). La convergence des déficits totaux vers le seuil de 3% sera assurée par une réduction annuelle de 0,4% du déficit primaire (ou 0,2% en cas d’extension à 7 ans de la période d’ajustement), portée à 0,5% dans le cadre de la procédure amendée de déficit excessif, de façon à préserver une marge minimale de 1,5% par rapport au seuil de 3%. Enfin, dans une phase transitoire jusqu’à 2027 et pour « ne pas compromettre les bénéfices du programme de relance et de résilience de l’UE » (?) les Etats pourront déduire les charges liées à la hausse des taux d’intérêt (créant au passage une étrange asymétrie, la baisse antérieure des taux n’ayant jamais été prise en considération…). Vous avez dit « simplicité » ?
La définition de l’indicateur de dépenses, « variable opérationnelle unique », laisse encore plus perplexe. Net des charges d’intérêt sur la dette (et des dépenses financées sur fonds européens), il est supposé « non affecté par le jeu des stabilisateurs automatiques conjoncturels » alors que seule la composante cycliques des dépenses de chômage en est exclue. Un artefact hybride, dont sont aussi retirées les mesures fiscales discrétionnaires (or les actions de politique économique combinent des dépenses et des prélèvements sous forme de « dépenses fiscales »), ou encore les dépenses « ponctuelles » (« one-off ») ou « temporaires » (non explicitées). Un indicateur en fin de compte peu lisible et exposé aux risques de multiples échappatoires et manipulations comptables.
La négociation intergouvernementale a donc accouché d’une étrange usine à gaz, qui empile de nouvelles normes chiffrées à certains égards redondantes, s’ajoutant aux références des 3% et 60% (totems ou tabous que certains gouvernements auraient volontiers sacrifiés mais dont le maintien s’imposait pour aboutir au compromis final) et dont la mise en œuvre parait problématique.
Dans la discussion, plusieurs membres du Conseil, en premier lieu le ministre français, ont requis plus de flexibilité pour faciliter une meilleure appropriation des règles par les Etats-membres. Cette revendication de flexibilité peut faire sourire, émanant de ceux ayant le plus souvent négligé les règles communautaires. Quant à l’argument de complexité, il peut se retourner au vu du caractère très alambiqué du nouveau dispositif.
La notion d’appropriation est à double tranchant. Les trajectoires nationales de dépenses devraient en principe être discutées au sein des parlements nationaux, soumis au jeux et enjeux partisans. C’est le jeu de la démocratie. Mais la multiplicité des variables à la main des gouvernements laisse douter de la possibilité de dialogues ouverts et transparents. En outre, si la Commission doit jouer un rôle central dans la phase du « dialogue technique », les gouvernements auront le dernier mot pour statuer des trajectoires nationales de dépenses. L’appropriation nationale des règles risque ainsi d’être acquise au détriment de l’appropriation collective d’un système dépourvu de boussole commune. Quant au rôle de vigie attendu d’un European Fiscal Board « plus indépendant et renforcé », l’expérience a montré que les avis et recommandations des comités consultatifs d’experts ou de « sages », certes utiles, ne troublent pas plus le sommeil des décideurs qu’ils n’infléchissent leurs politiques.
En fin de compte, rien ne garantit que l’exécution du nouveau cadre budgétaire, en dépit de quelques innovations cosmétiques (comme le « compte de contrôle » des écarts aux trajectoires d’ajustement) soit à l’avenir plus efficace. Quant au régime de sanctions, il restera soumis au processus méandreux d’allers et retours entre la Commission, les Etats et le Conseil, pour aboutir à une amende symbolique réduite à 0,05% du PIB sur 6 mois (l’équivalent d’un peu plus de 1Md€, dans le cas hypothétique de la France) supposée plus dissuasive que celles de 0,2 à 0,5% n’ayant jamais été appliquées. Une sanction plus douloureuse pour l’égo des gouvernements que pour leurs finances publiques.
Au-delà du cadre budgétaire…
Le compromis, évoquant par abus de langage la « gouvernance économique de l’UEM », se borne en réalité à la révision d’un cadre budgétaire qui a souvent servi de bouc émissaire pour tous les dysfonctionnements de l’UEM mais ne peut à lui seul assurer ni la coordination optimale des politiques économiques ni la cohérence du policy mix de la zone euro. La nouvelle mouture du PSC, fondée sur une approche différenciée accommodant les divergences budgétaires, éloigne plus encore la possibilité de définir une orientation commune pour la zone euro, un fiscal stance face au monetary stance de la BCE. Or L’UEM est confrontée depuis la crise de la zone euro à une inversion de la dynamique de convergence. Les économies périphériques du Sud ont perdu l’essentiel du terrain gagné avant la crise et les principales économies divergent, comme en témoigne depuis plus de dix ans le recul du PIB par habitant de l’Espagne, de la France et de l’Italie par rapport à l’Allemagne ou aux Pays-Bas. Cette hétérogénéité croissante de la zone, en partie responsable de l’échec d’un cadre budgétaire fondé sur des règles uniformes, est restée dans l’angle mort des discussions d’un Conseil peu soucieux de s’attaquer résolument aux divers facteurs de fragmentation qui plombent le marché unique[3].
Il est douteux que le volet économique de l’UEM (son talon d’Achille, pour reprendre l’expression de Jacques Delors, qui l’avait identifié dès l’origine) en sorte renforcé. Oubliée, l’ambition affichée par certains responsables politiques d’un exécutif économique de la zone euro (distinct de l’UE) doté d’une réelle capacité d’impulsion et d’arbitrage ? Enterré, le rapport des cinq présidents[4] préconisant un Trésor de la zone euro « au plus tard d’ici à 2025 » ? Le nouveau PSC apparait comme l’ultime avatar d’une logique intergouvernementale où certains Etats ont obtenu de jure l’autonomie budgétaire qu’ils s’étaient déjà octroyé de facto. Les Etats « frugaux » (et particulièrement l’Allemagne, qui dispose de ses propres règles budgétaires[5] ) n’ont pour leur part accepté ce compromis qu’à contre–cœur. Ils ont sauvegardé les marqueurs iconiques du PSC originel sans obtenir de leurs partenaires les garanties de soutenabilité qui pourraient les inciter à prendre en charge des investissements d’intérêt commun, dans le prolongement du programme NextGenerationEU. Quant aux instances européennes, elles semblent avoir définitivement baissé les bras.
En arrière-plan semble prévaloir la conviction que la BCE, sous la pression des gouvernements et de l’opinion publique, continuera d’assumer son rôle d’assureur en dernier ressort et palliera, quoiqu’il lui en coûte, les failles d’une gouvernance économique dégradée pour préserver l’intégrité de la zone euro, perpétuant un policy mix intrinsèquement instable, sans garantie de viabilité à moyen et long terme de l’UEM.
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[1] Proposal for a REGULATION OF THE EUROPEAN PARLIAMENT AND OF THE COUNCIL on the effective coordination of economic policies and multilateral budgetary surveillance and repealing Council Regulation (EC) N° 1466/97, 20 décembre 2023.
[2] Pour une analyse plus détaillée, voir P. Jaillet et C. Pfister : « Quelles règles budgétaires pour quelle UEM », Revue d’économie financière N°146, 2022
[3] A cet égard, le rapport commandé à Enrico Letta par le Conseil et la Commission devraient prochainement leur fournir une feuille de route pour agir.
[4] Rapport des cinq présidents : « Compléter L’Union économique et monétaire », Commission européenne, 2015.
[5] Voir sur ce point la note récente de Charles Wyplosz publiée par Telos : « Discipline budgétaire : une leçon allemande », 24 novembre 2023.