Y a-t-il démoyennisation de la société française? edit
Cette thèse de la démoyennisation, développée par Jean-Laurent Cassely et Jérôme Fourquet dans un livre dont Telos a rendu compte, avait été introduite par Jérôme Fourquet dans une note de la Fondation Jean-Jaurès parue en mai 2019 : « La fin de la grande classe moyenne ». Il se fonde principalement sur l’évolution de l’offre de consommation pour la soutenir. Mais si l’on revient aux données de base sur l’évolution de la structure sociale et des revenus, elle ne paraît pas validée.
C’est Henri Mendras, dans un livre désormais classique (La Seconde Révolution française, Gallimard, 1988), qui a promu l’idée de la moyennisation de la société française, autour de ce qu’il appelait la « constellation centrale » : une vaste classe moyenne regroupant la majorité des cadres, des professions intellectuelles supérieures, des professions intermédiaires, des employés et d’une partie des ouvriers. Cette constellation centrale était appelée selon lui à réunir, aux côtés d’une constellation populaire, l’essentiel de la société, ne laissant à ses marges que des franges d’exclus et de privilégiés. Pour figurer cette nouvelle structure sociale, Mendras prenait l’image de la toupie qui remplacerait celle de la pyramide[1].
Cette thèse pourrait certainement être critiquée (et elle l’a été), mais tout en la citant Jérôme Fourquet ne la discute pas vraiment dans le détail. Il s’en sert simplement de point d’appui pour avancer la thèse inverse : la fin de la classe moyenne. Il le fait essentiellement, et de manière très imagée et parlante, en étudiant l’évolution de l’offre de consommation. Il décrit ce qu’il appelle « un marché secondaire » de la consommation – la montée du hard-discount et de marques bon marché comme les modèles du constructeur automobile Dacia – et il voit dans le succès de ces produits et de cette offre pour « une clientèle à moindre pouvoir d’achat », une preuve de la démoyennisation.
Mais cet argumentaire peine à convaincre car cette « classe à moindre pouvoir d’achat » a toujours existé et elle était même plus nombreuse pendant les Trente Glorieuses (simplement le sentiment qu’on pouvait s’en extraire était sans doute plus fort). Le fait qu’une nouvelle offre de consommation se développe en direction de cette clientèle ne prouve pas qu’elle n’existait pas auparavant, ni qu’elle serait plus nombreuse aujourd’hui, ni qu’elle se serait transformée dans sa composition.
Si l’on veut vraiment traiter la question de la classe moyenne, il faut donc prendre un chemin plus direct et étudier l’évolution de la structure sociale (dans sa composition) et l’évolution des revenus des différentes franges qui la composent. Jérôme Fourquet le fait de manière trop rapide et sans caractériser de manière assez précise ce qui définit la classe moyenne. Il écrit qu’en France « la part des emplois d’ouvriers, d’employés et de professions intermédiaires a régressé alors que les emplois des classes supérieures (managers et ingénieurs) et inférieures (travailleurs des services) augmentaient sous l’effet de la mondialisation et du progrès technologique ». Certains éléments de cette phrase sont exacts (croissance des cadres, baisse des ouvriers, augmentation des emplois de service), mais d’autres sont faux (la baisse des professions intermédiaires) ou doivent être précisés et nuancés (la baisse du nombre d’employés). On connait de manière fiable l’évolution des catégories socioprofessionnelles grâce aux enquêtes de l’INSE (les enquêtes Emploi notamment). Dans un papier précédent de Telos j’en avais présenté certains résultats et je reproduis ici deux de ces graphiques.
Figure 1. Évolution de la structure sociale en France depuis 1936 (% de la population active)
Source : INSEE, enquêtes Emploi et recensements
Si l’on s’en tient à la définition de Mendras, la figure 1 n’alimente pas la thèse de la fin de la classe moyenne : la « constellation centrale » gagne en effet des effectifs avec la croissance continue de la part des professions intermédiaires et des cadres et des employés jusqu’au tournant des années 2000. Ce sont les ouvriers qui connaissent une chute impressionnante de leurs effectifs à partir du début des années 1980 (quand la gauche accède au pouvoir !). Cette baisse du nombre d’ouvriers est évidemment causée comme le dit Fourquet par la désindustrialisation, mais contrairement à ce qu’il avance elle a plus touché les ouvriers non qualifiés que les ouvriers qualifiés (figure 2).
En réalité on assiste plus à une recomposition de la classe populaire qu’à la fin de la classe moyenne : les ouvriers (et surtout les ouvriers non qualifiés) laissent progressivement la place aux travailleurs peu qualifiés des services. Mais ces groupes sociaux peuvent difficilement être rangés dans la classe moyenne. Sur ce sujet d’ailleurs Jérôme Fourquet a des pages tout à fait justes sur les « salariés de la logistique et les ‘métiers du care’ » qui étaient très présents sur les ronds-points de Gilets jaunes. Il s’agit bien d’un nouveau prolétariat dans les métiers des services, peu représenté et défendu par les instances syndicales traditionnelles et les partis de gouvernement.
Figure 2. La recomposition des classes populaires
Sur le plan des revenus également, les données n’alimentent pas la thèse d’un décrochage de la classe moyenne. La dernière édition 2021 de l’Insee Références « Revenus et patrimoine des ménages » montre que les 40% des Français les plus modestes – ce qu’on peut considérer comme le bas de la classe moyenne – comparés aux 10% des Français les plus riches, ont conservé pour ainsi dire la même part de la somme totale des niveaux de vie entre 1996 et 2018 : en 1996 ces deux parts étaient presque équivalentes (22,7% contre 22,9%) et elles restent très proches en 2018 (22,2% contre 24,8% soit une part du dernier décile 1,12 fois plus élevée). Même si l’écart s’est un petit peu creusé l’évolution reste modeste et ne vient pas à l’appui d’un réel déclassement de la classe moyenne.
Au total, la partie la plus convaincante de la thèse de Jérôme Fourquet concerne l’irruption sur la scène sociale et politique d’une nouvelle classe de salariés, des salariés peu qualifiés de la logistique, de la distribution, des services à la personne dans les « métiers du care » et le secteur hospitalier. Ce sont ces groupes de métiers que Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely ont dénombrés sur un groupe Facebook de Gilets jaunes de Cavaillon. Mais ces salariés, les nouveaux prolétaires de la société tertiaire, n’ont pas grand-chose à voir avec la classe moyenne. Ils progressent à mesure que la classe ouvrière décline, engendrant une recomposition profonde des classes populaires.
Sans doute pour alimenter sa thèse (contestable) de sécession des élites et de polarisation de la société française, Jérôme Fourquet a-t-il voulu l’interpréter comme une rupture et un déclassement des classes moyennes. Il est possible qu’à l’avenir un tel mouvement s’enclenche (c’est effectivement le cas, comme il le remarque, aux États-Unis), mais les données ne valident pas, pour le moment, son avènement en France.
[1] Lorsqu’on leur propose plusieurs images censées figurer la structure sociale, les Français choisissent d’ailleurs préférentiellement cette image de la pyramide, figurant ainsi une société avec beaucoup de pauvres et une classe moyenne assez réduite.
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