Le parti des classes malheureuses edit

12 mai 2021

Le sondeur et politologue Jérôme Fourquet vient de publier une note pour la Fondation Jean Jaurès, « 1988-2021 : Trente ans de métamorphose de l’électorat frontiste », consacrée à l’étude de l’électorat du Rassemblement national (RN) dans un contexte où Marine Le Pen est créditée d’intentions de vote élevées pour l’élection présidentielle de 2022. Il souligne, en premier lieu, « la solidité de cet électorat » et « l’ancrage profond de ce courant de pensée dans le paysage politique hexagonal ».

Même si, pour Jérôme Fourquet, « les structures socioculturelles de cet électorat ont connu des évolutions très marquées », celui-ci présente néanmoins deux caractéristiques spécifiques maintenant bien connues. La première est que le RN est « le parti des perdants de la nouvelle stratification éducative ». On a pu, en effet, observer à partir de 1995 une nette progression du vote des catégories les moins diplômées en faveur du FN/RN (Graphique 1).

Graphique 1 - Évolution du vote FN/RN au 1er tour de l'élection présidentielle en fonction du niveau de diplôme, 1988-2021

Source : Ifop, intentions de vote pour 2021.

La seconde caractéristique réside dans le fait que le FN/RN « va rencontrer un succès croissant auprès des ouvriers et des employés » puisqu’il « rassemble aujourd’hui plus de 40% des suffrages exprimés dans ces catégories ». Jérôme Fourquet en conclut qu’« en trente ans, le vote RN est devenu hégémonique dans les milieux populaires » (Graphique 2).

Graphique 2 - Évolution du vote FN/RN au 1er tour de l'élection présidentielle en fonction du niveau de la CSP, 1988-2021

Source : Ifop, intentions de vote pour 2021.

Ces données semblent faire écho à l’idée abondamment martelée par Marine Le Pen selon laquelle le RN est le premier parti ouvrier de France. En même temps, le directeur du CEVIPOF Martial Foucault appelle à la prudence : « Cessons de dire que le RN est le parti des ouvriers et des personnes sans qualification, mais plutôt qu’il est le parti des classes malheureuses ».

Qu’en est-il en réalité ? Les catégories populaires (ouvriers et employés) conservent tout d’abord un poids démographique significatif dans la population française. D’après l’INSEE, en 2020, elles représentaient 25,1% de la population et même jusqu’à 43,7% si l’on y rajoute les ouvriers et les employés retraités. Une enquête IFOP indiquait ainsi qu’au premier tour de la présidentielle de 2017, les catégories populaires représentaient 27,3% des votants.

Néanmoins, une proportion non négligeable d’ouvriers et d’employés ne s’inscrit pas sur les listes électorales et ceux qui le font préfèrent souvent s’abstenir, notamment lors des élections intermédiaires : seulement 44% de votants au sein des catégories populaires lors des Européennes de 2019 par exemple (enquête IFOP). En 2018, l’INSEE rappelait ainsi que « les taux d’inscription [sur les listes électorales] varient […] selon la catégorie sociale : les ouvriers, et encore plus les inactifs ou les chômeurs n’ayant jamais travaillé, sont ainsi les groupes sociaux les moins souvent inscrits ». Une autre enquête de l’INSEE indique que seuls 26,1% des ouvriers et 30,3% des employés votent systématiquement, contre 45,1% des cadres supérieurs. Les ouvriers sont également la CSP la plus nombreuse à s’abstenir systématiquement. D’ailleurs, 24% des CSP- se sont abstenues au premier tour de la présidentielle de 2017, contre 13% des cadres.

Le vote des catégories populaire et en particulier des ouvriers est assez diversifié. Comme l’écrit Jérôme Fourquet, « le vote ouvrier ne doit pas être perçu comme un bloc monolithique ». D’après l’enquête IFOP post-1er tour de la présidentielle de 2017, les suffrages des CSP- se répartissaient de la manière suivante : Le Pen (34%), Mélenchon (24%), Macron (16%), Fillon (10%), Hamon et Dupont-Aignan (5%). En définitive, 24% des catégories populaires se sont abstenues, 26% ont voté pour Marine Le Pen et 24% ont voté pour un candidat de gauche (si l’on calcule la part des suffrages exprimés par rapport au total des électeurs CSP-). De même, 24% des ouvriers ont préféré s’abstenir, 30% ont voté Le Pen et 26% à gauche. Enfin, ces catégories populaires représentent une part importante des électeurs de Marine Le Pen (42,5%), mais aussi des candidats d’extrême-gauche et de François Asselineau (plus de 50%) et, dans une moindre mesure, de Jean-Luc Mélenchon (33,1%). Les ouvriers en tant que tels représentent 20,4% des électeurs de Marine Le Pen et 14,3% de ceux de Jean-Luc Mélenchon.

Même s’il n’y a pas de consensus académique sur la question du vote FN/RN des catégories populaires et en particulier des ouvriers, il est néanmoins possible de s’accorder sur quelques points. On a pu, tout d’abord, observer une mutation spectaculaire du vote des catégories populaires depuis la fin des années 1970. Celles-ci votent de moins en moins à gauche et de plus en plus à droite et surtout à l’extrême-droite. C’est à partir de 1995 que la droite dans son ensemble est devenue systématiquement majoritaire dans l’électorat ouvrier au premier tour des élections présidentielles. Le succès électoral du FN/RN s’explique en grande partie par ce ralliement d’une partie du monde ouvrier et employé. C’est ce que la politologue Nonna Mayer a appelé l’« ouvriéro-lepénisme ».

Mais cela ne signifie pas pour autant, comme on l’a vu, que les catégories populaires, et tout particulièrement les anciens électeurs de gauche, ont massivement basculé en faveur des Le Pen et que l’électeur moyen du FN/RN est un ouvrier. Les ouvriers qui votent FN/RN sont des ouvriers qui se situent plutôt à droite de l’échiquier politique ou qui sont dans une logique ni droite, ni gauche. C’est beaucoup plus rarement le cas des ouvriers de gauche qui préfèrent plutôt s’abstenir. Le vote ouvrier FN/RN est également générationnel. Les anciennes générations d’ouvriers qui sont maintenant à la retraite et qui ont été sous l’influence du PC et votaient de façon automatique pour la gauche sont peu enclines à voter Le Pen. Ce n’est plus le cas pour les générations suivantes qui ont été marquées par la désindustrialisation, les désillusions par rapport à la gauche au pouvoir, le déclin du PCF, la montée du FN et d’une insécurité économique, sociale et « culturelle ».

En outre, il n’existe pas d’« électeur-type » du FN/RN comme le disait Nonna Mayer dès 1997 et cela reste vrai. L’« ouvriéro-lepénisme » correspond à un type spécifique d’électeur, mais il y en a d’autres. Ainsi, Arnaud Huc, qui a étudié l’électorat FN des Hauts-de-France et de PACA, a identifié « deux familles d’électeurs FN aux caractéristiques particulières » : « au nord de la France et dans le Pas-de-Calais en particulier, le vote FN est avant tout un vote populaire, un vote de villes en déclin économique », mais « dans le Sud, en revanche, et particulièrement dans les Bouches-du-Rhône, le vote FN n’est pas celui des "oubliés". […] le vote frontiste est élevé tant dans les communes "populaires" que dans celles plus "bourgeoises" ». En définitive, « là où les villes favorables à M. Le Pen se définissent par des marqueurs de popularité dans le Pas-de-Calais, ce sont plutôt, dans les Bouches-du-Rhône, les marqueurs "d’urbanité" et de dynamisme immobilier qui sont révélateurs d’un vote important pour le FN ».

Au final, ainsi que l’affirme Martial Foucault, « Ce n’est pas la condition socioprofessionnelle qui est déterminante, c’est la situation subjective et ressentie ». C’est également la thèse du démographe Hervé Le Bras : « Plus que la condition sociale ou la profession, ce qui regroupe les électeurs de ce parti, c’est plutôt le sentiment de ne pas s’en sortir face à la crise, et de ne pas avoir d’avenir. Le FN recrute dans une population plus large, comprenant des artisans et des commerçants, appartenant à une classe moyenne inférieure ou à une classe populaire supérieure : autant de gens qui se sentent menacés ou bloqués dans leurs vies ou dans leur travail ». Pour lui, « ce ne sont pas tant les plus fragiles socialement qui votent FN que ceux qui les côtoient et redoutent de basculer dans une forme ou une autre de précarité » et qui sont obsédés par le déclassement personnel.