L’Eurovision à l’heure de la guerre en Ukraine: sous le kitsch, le soft power edit

15 mai 2022

La large victoire des candidats ukrainiens de Kalush Orchestra à l’Eurovision 2022 marque une étape significative dans l’affrontement que se livrent l’Ukraine et la Russie dans leurs stratégies d’influence respectives en Europe depuis au moins 2004. L’exclusion de la compétition de la Russie marque la fin et l’échec de sa stratégie de rayonnement médiatique jalonné par l’organisation du concours Eurovision 2009, des Jeux Olympiques en 2004 et de la Coupe du Monde de football 2018. En revanche, pour l’Ukraine, cet événement – en apparence futile – consacre une nouvelle fois les efforts des autorités de Kiev pour affirmer l’identité nationale sous les yeux des quelque 200 millions de téléspectateurs que réunit l’événement chaque année.

Le 66e concours de chanson de l’Eurovision ne déroge pas à la règle invariable des grands événements culturels ou sportifs hautement médiatisés : présenté comme un divertissement apolitique depuis sa création en 1956, l’Eurovision constitue, cette année encore, un champ de confrontation entre puissances et une compétition entre soft powers nationaux. C’est que les candidats sont désignés par les groupes audiovisuels publics qui sont membres de l’institution organisatrice : l’Union Européenne de Radiotélévision (UER). Ils portent donc les couleurs d’un Etat et sont investis de la fonction hautement publique de promouvoir, de façon plus ou moins directe et subtile, leurs identités nationales respectives.

Toutefois, la guerre en Ukraine donne aux phases finales de cette édition une tonalité particulièrement dramatique : dès le 25 février, l’Union Européenne de Radiotélévision (UER) avait exclu du concours le candidat russe et le groupe audiovisuel public russe. En outre, la large victoire des candidats présentés par l’Ukraine, Kalush Orchestra, renforcer les résultats obtenus par les autorités de Kiev dans les opinions publiques européennes. La chanson ukrainienne a en effet bénéficié d’un véritable élan de sympathie de la part des téléspectateurs européens, tout particulièrement en Pologne, dans les Etats baltes ou en Moldavie.

Sur la scène de l’Eurovision comme dans les médias, sous l’œil des 200 millions de téléspectateurs issus de plus de 40 pays, l’Ukraine et la Russie se livrent à distance une lutte où l’identité nationale ukrainienne, l’orientation géopolitique des deux Etats et leurs places respectives sur le continent sont en jeux. Les tensions entre Ukraine et Russie constituent assurément le fil rouge de l’histoire politique récente du concours. Cette année encore, ce concours, souvent kitsch et parfois aimablement ironique, tend aux Européens un miroir déformant mais éclairant sur les rapports de force à l’œuvre dans leur continent. Déformant car l’Ukraine triomphe à l’Eurovision quelques semaines après avoir craint pour son existence même. Eclairant car la Russie est aujourd’hui bannie de cette enceinte-là aussi. Retracer les trajectoires respectives et divergentes des stratégies respectives des soft powers russe et ukrainien permet de mieux comprendre la lutte actuellement en cours pour la conduite du récit national.

Le concours 2004 et l’affirmation de l’identité ukrainienne

Dès 2004, au moment de la « Révolution Orange » et de l’élargissement de l’OTAN aux Etats Baltes, l’identité ukrainienne avait trouvé dans l’Eurovision un moyen pour s’affirmer, se manifester et se faire connaître dans l’Europe au sens large. Sur un mode ludique, elle avait en effet pris à témoins les télespectateurs de l’Europe pour rappeler son existence autonome.

La candidate présentée par le groupe public audiovisuel ukrainien, Ruslana, avait alors clairement pris position en faveur de Vitkor Iouchtchenko, de Youlia Timochenko et des mouvements pro-européens contre les mouvements pro-russes dominants à Kiev. La chanteuse l’avait fait hors du concours mais également à l’intérieur du concours en combinant des paroles en anglais – signe d’orientation européenne – et en ukrainien – traité jusque là en dialecte au sein de l’espace post-soviétique.

Déjà, l’Etat ukrainien, né en 1991 de la dissolution de l’URSS, cherchait à affirmer son identité linguistique, culturelle, médiatique et donc nationale sur la scène européenne face à l’hégémonie politique, culturelle et économique russe. Première version – symbolique – de la lutte de David contre Goliath.

Déjà, Moscou s’inquiétait de cette victoire et, plus largement, de cette Révolution de couleur qui avait amorcé un mouvement de contestation de l’hégémonie russe dans des territoires de l’ancienne URSS. Les manifestations en Ukraine – déjà sur Maïdan – avait en effet servi de catalyseur aux révolutions « rose » de Géorgie en 2003 et « des Tulipes » en 2005 au Kirghizistan. Dans ces révoltes politiques comme à l’Eurovision, la Russie redoutait eles mouvements centrifuges qui portaient vers l’Ouest d’anciennes Républiques Socialistes Soviétiques (Baltes, Moldavie, Géorgie, Arménie Kazakhstan, Kirghizistan et Ukraine bien sûr). Tout se passait comme si l’Eurovision servait à ces RSS de caisse de résonance pour accéder à l’Ouest de l’Europe sans passer par le truchement de Moscou.

Le concours de l’Eurovision avait ponctué cette stratégie de nation branding à travers la personne de Ruslana : celle-ci fut en effet député à la Rada par la suite (de 2006 à 2007) car son statut d’égérie pro-européenne avait été consacré par le concours lui-même et par sa victoire, la première depuis l’entrée de l’Ukraine à l’UER en 1993. Selon les règles du concours, cette victoire avait en effet permis à l’Ukraine d’accueillir pour la première fois les phases finales du concours et donc de bénéficier de sa très vaste exposition médiatique. De capitale provinciale d’un Etat oublié de l’ex-URSS, Kiev devenait une capitale attrayante et dynamique – bien distincte de Moscou dans les représentations collectives européennes.

En somme, la victoire de Ruslana en 2004, conjuguée avec le concours 2005 organisé à Kiev, avaient contribué à manifester l’identité ukrainienne sur l’ensemble du territoire européen auprès du très grand public. Et c’est cette identité qui est aujourd’hui contestée, par les discours et par les armes, dans l’invasion de l’Ukraine. On comprend dès lors que l’Eurovision constitue pour la Russie comme pour l’Ukraine un enjeu circonscrit mais véritable : il permet en effet de s’adresse directement aux opinions publiques du continent au sens large, de la Scandinavie au Maroc et du Portugal jusqu’au Caucase.

Le soft power russe, de l’Eurovision 2009 à la Coupe du Monde de football 2018

Après cette victoire, Kiev et Moscou avaient engagé un duel d’influence à distance, notamment quand la capitale russe avait accueilli la finale du concours en 2009, suite à la victoire de Dima Bilan en 2008 pour la Russie. Pour la Fédération de Russie, l’heure était alors à une stratégie de soft power fondée sur le prestige international et l’affirmation de la Russie sur la scène médiatique. Cela s’était manifesté dans le concours 2008 avec une chanson intégralement en anglais intitulée Believe.

L’organisation de la finale de l’Eurovision en 2009, avec un budget historique de 30 Mds €, constituait une première étape de cette stratégie d’ouverture contrôlée à l’Ouest. Elle avait manifesté au monde que la décennie noire des années 1990 était close pour la Russie. Les « cartes postales » audiovisuelles traditionnelles du concours de l’Eurovision avaient montré aux opinions occidentales combien la Russie, devenue relativement opulente grâce à la manne pétrolière, s’était modernisée. Elle devait également faire pièce aux images de Kiev diffusée en 2005 via l’UER.

L’organisation des plus grandes compétitions sportives – hautement médiatisées – devait concourir à cette stratégie d’influence par accès direct aux opinions étrangères. Ainsi, en accueillant successivement les Jeux Olympiques d’hiver de 2014 à Sotchi (pour des investissements connus de 37 Mds €) et la Coupe du monde de football en 2018 (pour 27 Mds €), la Russie essayait de susciter – à nouveau - l’admiration à l’étranger. L’ancien et le nouveau se côtoyait dans ce plan décennal : la Fédération reprenait les anciennes recettes de l’URSS en mettant en avant son excellence sportive, mais elles les complétaient par une maîtrise de l’image toute occidentale, servie par des médias publics réorganisés. Les vitrines médiatiques de Russia Today et Sputnik, en langues étrangères, venaient compléter cet arsenal en offrant un accès aux débats publics européens à la presse gouvernementale russe.

Cette stratégie avait permis de rendre à la Russie sa visibilité médiatique mais ne lui avait pas évité les critiques et les polémiques : évidemment à l’occasion de ses opérations militaires en Géorgie (2008), en Ukraine (2014) et en Syrie (2015). Mais aussi en raison des controverses financières et écologies suscités par les investissements somptuaires relatifs à ces compétitions. Le contraste est particulièrement saisissant entre les efforts consentis et les résultats obtenus. Certes, entre 2009 et aujourd’hui, la Russie a gagné en visibilité en Europe occidentale ; certes, Russia Today et Sputnik ont fait entendre la voix des autorités russes partout en Europe alors que la Russie était inaudible ; toutefois, les élans de sympathies sont réels mais limités à la frange conservatrice des opinions publiques et des scènes politiques nationales.

La longue décennie de soft power internationalisée de la Russie, depuis l’Eurovision 2009 jusqu’à la Coupe du monde 2018, se conclut aujourd’hui par un constat d’échec.

De la Crimée à Turin: la lutte pour le récit

L’histoire récente de l’Eurovision marque, d’une façon certaine, l’avantage que prend l’Ukraine face à la Russie dans la lutte pour la visibilité et la conduite du récit. La large victoire de Kalush Orchestra hier soir ne change évidemment pas les rapports de force militaires. Mais elle manifeste le succès des autorités publiques ukrainiennes pour changer l’image du pays partout en Europe. Précisément au moment même où elle a subit plusieurs atteintes très graves à sa souveraineté, à son économie et à son territoire.

En 2014, suite à l’annexion de la Crimée par la Russie et au déclenchement des hostilités dans le Donbass, l’Ukraine avait en effet dû suspendre sa participation à l’Eurovision. Profitant de cette absence, la Russie avait essayé d’étendre son influence au sein de l’UER et parmi les télespectateurs en critiquant ouvertement le candidat transgenre, Conchita Wurst, qui avait remporté la victoire avec « Rise like a Phoenix ». Le but politique général de la Russie était alors de prendre la tête des mouvements réactionnaires partout en Europe. Les motifs récurrents des autorités gouvernementales étaient la nécessité de lutter contre le déclin de l’Occident chrétien face aux « dangers » de l’époque : « propagande LGBT », islamisation, gauchismes… L’Eurovision 2015, tenu au moment où la Russie se préparait à intervenir en Syrie marquait un infléchissement du soft power russe comme leader des illibéraux en europe. L’épisode Conchita Wurst constituait pour la Russie un des éléments-clés de ce récit qui conférait à la Russie la mission de défendre l’Europe contre son propre déclin.

L’Ukraine réaffirma, elle, sa posture politique lors du concours 2016 remporté par Jamala avec le titre « 1944 » qui faisait référence à la déportation des Tatars de Crimée par Staline. La revanche de l’Ukraine sur la Russie était alors de plusieurs ordres pour Kiev : la candidate ukrainienne donnait à son pays une deuxième victoire cherchée en vain par la Russie ; mais surtout elle rappelait à l’Europe le sort de ce territoire et de ses populations annexés illégalement ; elle voulait signaler l’appartenance de la Crimée à l’Ukraine ; en outre, elle soulignait la volonté de l’Ukraine d’avoir sa place en Europe, par le truchement symbolique de l’UER et de l’Eurovision. Les huées subies par les candidates russes lors des éditions 2015 et 2016 ont alors souligné la dégradation générale de l’image de la Russie en Europe.

L’exclusion de la Russie du concours 2022 n’est qu’une sanction – symbolique mais circonscrite – de plus contre la Russie. Elle marque la réprobation de l’Europe au sens large contre l’invasion de l’Ukraine, tout comme l’exclusion de la Serbie en 1995 avait signifié la condamnation de la présidence Milosevic au moment des guerres en ex-Yougoslavie. Cette exclusion consacre également deux tendances profondes dans les stratégies d’influence européenne : les efforts déployés par la Russie depuis au moins une décennie pour attirer, fédérer, influencer et finalement déstabiliser les Européens dans le domaine médiatique, sportif et culturel n’ont pas atteint leurs buts.

En revanche, au moment même où le sort de l’Ukraine est le plus menacé, l’Eurovision offre au pays la possibilité de manifester son esprit de résistance à tous les Européens – directement. A l’instar de la communication de guerre directe et efficace du président Zelenski, le soft power ukrainien s’affirme à l’Eurovision au service de la préservation de l’identité ukrainienne. La prestation musicale et chorégraphique de Kalush Orchestra lors de la finale du 14 mai 2022 à Turin sera sans doute rapidement oubliée. Mais les effets du soft power ukrainien seront eux, durables, pour affirmer l’identité nationale ukrainienne en prenant les Européens directement à témoin.