L’Ukraine, l’Europe et le système partisan en France edit

5 septembre 2022

La guerre en Ukraine constitue l’événement politique le plus important survenu en Europe depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, un de ces événements qui modifient la géopolitique européenne et de proche en proche les équilibres politiques nationaux. La menace impérialiste et totalitaire de la Russie a provoqué en quelques mois des changements qui pourraient s’avérer historiques concernant la construction européenne. Menacée par une guerre à ses portes, l’Europe doit sortir de sa zone de confort et s’inventer, dans l’urgence, une stratégie de puissance. Le rôle de la France dans cette période sera crucial. Mais les élections du printemps dernier ont envoyé à l’Assemblée nationale des forces politiques profondément divisées sur la réponse à apporter, au point que les alliances forgées alors sont déjà remises en cause.

Le retournement de l’Allemagne

La conséquence majeure pour l’Union européenne de la guerre en Ukraine est sans conteste le retournement complet de la politique allemande. À trois occasions depuis l’invasion russe, le chancelier Olaf Scholz a annoncé et détaillé cette nouvelle politique, d’abord au Bundestag le 27 février, puis dans un long article dans la presse allemande dont Le Monde a donné le 22 juillet une version courte et enfin le 29 août dernier à Prague. Le discours du chancelier répond de manière positive à celui qu’Emmanuel Macron avait prononcé à la Sorbonne à l’automne 2017.

« Le 24 février 2022 marque un changement d’époque dans l’histoire de notre continent, déclarait le chancelier dès le 27 février. Cela signifie : le monde d’après n’est plus pareil au monde d’avant. Oui, nous voulons et nous allons garantir notre liberté, notre démocratie et notre prospérité. À Kyiv, Kharkiv, Odessa et Marioupol, les gens ne défendent pas seulement leur patrie. Ils se battent pour la liberté et leur démocratie. Pour des valeurs que nous partageons avec eux. En tant que démocrates, en tant qu’Européens, nous sommes à leurs côtés – du bon côté de l’histoire. » Il ajoutait : « Face au changement d’époque que représente l’agression de Poutine, notre principe est le suivant : ce qui est nécessaire pour garantir la paix en Europe sera fait. L’Allemagne y apportera sa contribution solidaire. Mais il ne suffit pas de l’affirmer clairement et sans équivoque aujourd’hui. L’objectif est de disposer d’une Bundeswehr performante, ultramoderne et progressiste, qui nous protège de manière fiable. […]  Ce changement d’époque ne touche pas seulement notre pays. Il touche toute l’Europe. C’est à la fois un défi et une chance. Le défi consiste à renforcer la souveraineté de l’Union européenne de manière durable et permanente. Pour l’Allemagne et pour tous les autres pays membres de l’Union européenne cela signifie qu’il ne faut pas seulement se demander ce que l’on peut obtenir pour son propre pays à Bruxelles. Mais de se demander ce qui est le mieux, quelle est la meilleure décision pour l’Union ? L’Europe est notre cadre d’action. Ce n’est que si nous comprenons cela que nous pourrons relever les défis de notre temps. »

Le 31 août, il s’est fait plus précis, réaffirmant sa volonté de renforcer la souveraineté européenne et plaidant pour un élargissement de l’Union vers l’Est : « Quand, si ce n’est maintenant, allons-nous construire une Europe souveraine ? Qui, si ce n’est nous, peut protéger les valeurs de l’Europe ? » Il se dit favorable à une réforme des traités et à un renforcement de la défense européenne et définit les contours d’une « Europe géopolitique ». Il propose une réforme de la prise de décision de l’Union par un passage progressif du principe d’unanimité au vote à la majorité dans la politique étrangère, « mais aussi dans d’autres domaines comme la politique fiscale ». Il soutient l’ambition de parvenir à la neutralité carbone en 2050. Contre les atteintes à l’État de droit dans certains pays comme la Hongrie ou la Pologne, Olaf Scholz souhaite abolir les possibilités de blocage des procédures prévues par l’article 7, qui donne à l’UE le pouvoir de sanctionner un État membre qui ne respecterait pas ses valeurs. Il se déclare également en faveur de l’idée défendue par le président Macron d’une « communauté politique » de démocraties européennes, qui inclurait des pays non membres de l’Union.

Ces déclarations, d’une importance capitale, pourraient ouvrir une nouvelle page de l’histoire de l’Union européenne et donner au couple franco-allemand la force d’entraînement qui lui manquait ces dernières années en lançant une dynamique nouvelle orientée vers la création d’une Europe souveraine. La France sera-t-elle capable de contribuer pleinement à la réalisation de l’objectif commun dans la situation politique et sociale qui est la sienne ?

Des clivages politiques non pertinents

Le système partisan issu des élections du printemps dernier est tripolaire : gauche - centre - droite. Il épouse les clivages de la politique intérieure, la gauche et la droite, bien qu’opposées entre elles, se rejoignant dans l’opposition au centre. Mais sur les questions internationales, les clivages sont fort différents comme l’ont montré les votes à l’Assemblée sur la ratification du protocole d’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’OTAN le 2 août dernier. Les députés ont adopté le texte par 209 voix contre 46 sur les 308 votants. Le centre macroniste, les Républicains, le Parti socialiste et les écologistes ont voté pour, tandis que La France insoumise votait contre et que le Rassemblement national s’abstenait.

Ce vote montre que les clivages de politique intérieure ne sont pas pertinents pour rendre compte de la position des différents partis politiques sur les questions de politique internationale et de sécurité-défense. Dans ce domaine apparaît une bipolarisation entre les partis qui soutiennent clairement l’Ukraine en assumant de lui fournir des armes et souhaitent le renforcement du principal outil de défense du monde occidental, l’OTAN, et ceux qui adoptent une position au mieux neutraliste dans le conflit. D’un côté donc le centre macroniste, le PS, les écologistes et les Républicains, de l’autre l’extrême-droite et l’extrême-gauche. Ce clivage ne doit pas surprendre et il correspond largement à celui qui existe sur la construction européenne elle-même.

La question est donc de savoir si, dans la période à venir, les enjeux européens et internationaux s’imposeront dans le débat public au point de menacer la tripolarisation du système partisan ? L’enjeu du souverainisme européen obligera-t-il les différents partis à prendre position clairement pour ou contre, ce qui pourrait faire apparaître à nouveau les désaccords de fond qui existent entre l’extrême-gauche et le centre-gauche d’un côté et entre l’extrême-droite et le centre droit de l’autre ?

Certes, les enjeux de politique étrangère contribuent rarement en  France à organiser les clivages partisans. Les Français s’y intéressent peu. Les partis savent qu’il est difficile de mobiliser les électeurs sur de tels enjeux. Ils peuvent également craindre que ces questions constituent des facteurs de division dans leurs propres rangs et perturbent les relations qu’ils entretiennent avec d’autres partis. Que deviendrait la NUPES si les enjeux de politique extérieure s’imposaient dans le débat politique ? LR pourrait-il résister à la tension interne entre partisans de la souveraineté nationale et partisans de la souveraineté européenne ? La plupart des partis pourraient donc être tentés de ne pas s’engager trop ouvertement dans le débat.

Néanmoins, les enjeux internationaux pourraient s’imposer d’eux-mêmes dans le débat public. D’une part, si le projet franco-allemand commence à être mis en œuvre, les Français seront nécessairement consultés, notamment en cas de révision des traités. De toutes manières, les élections européennes de 2024 obligeront les différents partis à prendre position. La capacité de résistance du système tripolaire sera alors testée. D’autre part, si la guerre en Ukraine se prolonge, provoquant une baisse sensible du pouvoir d’achat des Français, les partis extrêmes pourront  être tentés de combattre ouvertement le projet franco-allemand par la mise en cause de la responsabilité des deux pays dans cette situation du fait de leur aide à l’Ukraine. Ils réaffirmeraient alors leur attachement à la souveraineté nationale et à la neutralité de la  France dans le conflit ukrainien. Dans ces conditions les autres formations politiques pourraient être poussées à prendre parti.

La guerre en Ukraine exerce sur les dirigeants européens une formidable pression pour relancer la construction européenne mais leur offre en même temps une opportunité unique pour le faire. Le défi est à la hauteur des enjeux. La France est ainsi engagée dans une période à la fois cruciale et dangereuse dont les enjeux sont essentiels pour notre avenir. La tripartition actuelle de notre système partisan sera soumise à une pression forte par la question géopolitique. Les débats au sein de la NUPES sur une liste unique aux élections de 2024 butent déjà sur la question européenne. L’Europe, l’OTAN et le nouveau partenariat franco-allemand sont perçus comme un ferment de division. Si les questions de politique étrangère influent peu sur l’agenda des élections nationales, il n’en sera pas de même à l’avenir avec le retour de la guerre à nos portes.