Le Polexit est possible et pourrait être encore plus chaotique que le Brexit edit

18 octobre 2021

Si Cyrille Bret et Florent Parmentier ont raison de soutenir sur Telos que « la menace d’un Polexit est bien différente de la réalité d’un Brexit, pour des raisons à la fois politiques, économiques et diplomatiques », il paraît imprudent d’en conclure que « le Polexit n’aura pas lieu ». En effet, l’argumentaire de Cyrille Bret et Florent Parmentier montre avant tout que c’est un Polexit sur le modèle britannique qui est « hautement improbable », sans pour autant évoquer ou exclure la possibilité d’autres formes de déconnexion, de droit ou de fait, entre la Pologne et le reste de l’Union européenne.

Il n’est pas nécessaire de revenir sur les raisons « rationnelles », de nature économique ou géopolitique, qui devraient encourager les Polonais à vouloir que leur État demeure membre de l’UE : elles font consensus aussi bien dans l’opinion publique que dans la classe politique, y compris parmi les représentants du pouvoir actuel en dépit de leur rhétorique parfois très agressive à l’égard de l’UE. Bien que l’évidence « factuelle » des avantages de l’adhésion à l’UE ne constitue pas un barrage infranchissable contre le désir de sortie (l’exemple britannique l’a prouvé), dans le cas polonais, l’état d’esprit général permet pour l’heure d’exclure dans un avenir prévisible l’hypothèse d’une activation de la clause de retrait de l’UE à l’initiative de la Pologne.

Adhérer à l’Union sans participer à ses politiques?

Du côté des institutions européennes ou d’États membres qui seraient exaspérés des dérives antidémocratiques du gouvernement polonais ainsi que de ses obstructions à la quasi-totalité des grandes priorités politiques communes [1], la cause semble encore plus entendue puisque les traités européens aujourd’hui en vigueur ne prévoient pas de mécanisme explicite d’expulsion. Tout en remarquant la créativité de juristes comme Christophe Hillion, auteur d’une thèse stimulante qui considère que « la remise en cause continue et délibérée des principes constitutifs de l’adhésion à l’UE […] pourrait être interprétée comme une notification [d’intention de sortie de l’UE] » et à ce titre, activer de fait la clause de retrait [2], on ne peut pour l’instant que constater le caractère encore très improbable d’un tel scénario.

Cette focalisation sur la seule adhésion formelle à l’Union européenne tend cependant à ignorer son contenu matériel et pratique, des libertés de circulation à la coopération judiciaire et policière en passant par les fonds européens. Or, de la même façon qu’un État qui n’a jamais été ou qui a cessé d’être membre de l’UE peut néanmoins être engagé avec elle dans certaines politiques communes, un État membre peut, lui, ne pas y participer.

Historiquement, ces non-participations résultaient le plus souvent de la volonté des États membres eux-mêmes à se tenir à l’écart de certaines coopérations – ce sont les fameux opt-out dont les Britanniques étaient si friands. Pourtant, depuis une quinzaine d’années, on observe également des non-participations « imposées » à des États membres par leurs pairs et/ou par les institutions communes, parfois de manière durable. Ainsi, alors que la Bulgarie et la Roumanie ont formellement rejoint l’UE en 2007 et n’ont cessé depuis lors de demander à entrer dans l’espace Schengen, elles n’y ont toujours pas été admises et leurs ressortissants restent donc soumis à des contrôles systématiques aux frontières des autres pays européens.

Déjà faire partie d’un mécanisme de coopération ne constitue pas non plus une garantie parfaite contre la possibilité d’en être exclu ultérieurement. Pendant la crise des dettes de la zone euro au début des années 2010 puis lors du point culminant de la « crise migratoire » en 2015-2016, la Grèce est passée près de l’expulsion de la zone euro et de l’espace Schengen. En définitive, si ces menaces n’ont pas été mises à exécution, c’est sans doute autant grâce à la volonté de compromis de certains États membres que grâce aux propres concessions d’Athènes. Il serait téméraire d’affirmer que dans chaque nouveau contentieux entre un État membre et une proportion importante du reste de l’UE, les parties feront toujours preuve d’une telle retenue, même lorsque toutes y auraient « objectivement » intérêt.

Les refus polonais

Dans le cas polonais, on peut aujourd’hui citer au moins deux exemples de mécanisme de coopération où la non-participation « subie » de la Pologne est soit possible et imminent, soit déjà une réalité.

Le premier est le plan de relance européen dont la Pologne attend près de 24 milliards d’euros de subventions (ce montant ne tient compte ni des prêts de NextGenerationEU, ni des subventions du budget européen « ordinaire »). À la date du 13 octobre, elle était l’un des derniers États membres dont le plan national de relance n’avait pas encore reçu l’avis positif de la Commission européenne et ne pouvait donc ni être approuvé par le Conseil de l’UE, ni donner lieu au versement de la première tranche de subventions [3]. La Commission n’a pas caché que ce délai était dû au refus persistant de Varsovie de mettre en œuvre certains arrêts de la Cour de justice de l’UE et de revenir sur certaines réformes portant atteinte à l’indépendance des tribunaux, refus désormais consolidé par la récente décision d’une Cour constitutionnelle aux ordres du pouvoir de permettre la mise à l’écart de jugements de la CJUE lorsqu’ils sont considérés comme inconstitutionnels. Bien que la Pologne et le reste de l’UE aient effectivement un intérêt partagé à sortir de cette impasse pour se concentrer sur la relance économique, jusqu’ici, la perspective d’un compromis s’éloigne plus qu’elle ne se rapproche.

Une illustration d’une situation d’exclusion de facto, quoique partielle, de la Pologne d’un mécanisme existant de coopération a trait aux mandats d’arrêt européens. Conséquence directe de la capture par le parti-État du parquet, des présidents de tribunaux et d’une proportion grandissante de juges, le refus d’autres magistrats européens de remettre aux autorités polonaises des personnes visées par ces mandats au motif que celles-ci pourraient ne pas avoir accès à un procès équitable représente un recul du niveau d’intégration et de confiance mutuelle entre la Pologne et ses partenaires européens, même si aucun État n’a formellement dénoncé la base juridique du mandat d’arrêt européen.

De façon moins mesurable, il est possible que déjà, des entreprises originaires d’autres pays membres se retirent du marché polonais ou renoncent à y investir parce qu’elles redoutent qu’en cas de litige avec un concurrent local, elles ne puissent accéder à un juge impartial. Des Européens LGBTQ+ renoncent aussi peut-être à exercer leur droit à aller étudier ou vivre en Pologne par crainte des discriminations qu’elles y rencontreraient. Pour se produire, de telles formes très concrètes de désintégration européenne n’ont besoin d’aucune procédure juridique ou de changement institutionnel.

Ces éléments suggèrent que la voie possiblement suivie par la Pologne pour quitter l’UE serait à la fois très différente du Brexit, et bien plus erratique et déroutante pour elle-même comme pour le reste de l’Union. Suite désordonnée de coups de force et de faits accomplis à l’instar du rejet de la primauté du droit européen, elle ne s’inscrirait dans aucune procédure ou calendrier agréé, car aucune des parties ne voudrait donner l’impression d’être officiellement à l’initiative du divorce. En revanche, avec son caractère indéterminé, cette trajectoire présente l’« avantage » de pouvoir être rectifiée à tout moment, que ce soit après une alternance électorale ou des évolutions internes au parti au pouvoir. Au final, la question ne porte pas sur la possibilité du Polexit – il a commencé –, mais sur la durée d’un processus qui conduit aujourd’hui la Pologne et le reste de l’UE, pas nécessairement de manière préméditée, à vider leur relation de sa substance jusqu'à la réduire à un lien purement formel, dénué de sens et de dynamique politique.

 

 

 

[1] Romain Su, « La Pologne dans l’UE : une crise durable ? », Telos, 5 septembre 2017.

[2] Christophe Hillion, « Poland and Hungary are withdrawing from the EU », Verfassungsblog, 27 avril 2020.

[3] Zsolt Darvas et al., « European Union countries’ recovery and resilience plans », Bruegel, dernière mise à jour le 28 septembre 2021.