Alliance des tuyaux et des contenus: le cas ATT / Time Warner edit

19 décembre 2017

Quand Patrick Drahi, propriétaire de SFR, le second réseau français de télécom, racheta successivement le groupe Express, le quotidien Libération et la majorité de Next TV Radio qui possède notamment BFM TV et la radio RMC, plus des droits sportifs, beaucoup s’inquiétèrent d’une telle concentration de pouvoirs et de liens trop étroits entre contenants et contenus.

Cette opération semble cependant bien modeste, comparée à la tentative du géant américain des télécom, ATT de s’emparer de l’autre géant de l’information et du divertissement Time Warner, une affaire de 85,4 milliards de dollars.

Ces grandes manœuvres ont un énorme retentissement aux États-Unis où se pose avec acuité la question de la concentration des systèmes de communication et le rôle, ambigu, des politiques à travers l’intervention du ministère de la Justice.

ATT et Warner, l’alliance de deux géants

Il est vrai que les acteurs en présence ont une puissance impressionnante. ATT est le principal fournisseur aux États-Unis de services non seulement de téléphonie mais aussi d’accès à Internet par tous les canaux possibles, lignes téléphoniques, câble et satellites. Time Warner, pour sa part, est notamment propriétaire de la grande chaîne d’information CNN, de la chaîne payante spécialisée dans la fiction HBO et du studio de cinéma Warner Bros. Une fusion des deux groupes présenterait des avantages évidents pour leurs actionnaires. ATT pourrait proposer en priorité à ses dizaines de millions de clients des programmes très attrayants d’information et de divertissement, ce qui lui permettrait d’améliorer sa rentabilité et de conquérir de nouveaux abonnés. De son côté, Warner sortirait de son isolement en bénéficiant du soutien d’un propriétaire doté d’énormes moyens.

Cette démarche serait d’autant plus efficace qu’un autre bouleversement se prépare, avec la fin annoncée de la neutralité du net. Si le président du régulateur américain obtient gain de cause, les opérateurs de réseaux pourraient favoriser des services au détriment d’autres en leur offrant des tarifs préférentiels ou un accès plus large aux  réseaux. En théorie donc, dans ce nouveau cadre, ATT aurait le droit de promouvoir les fictions et les films produits par Time Warner. On est évidemment loin des timides incursions d’Altice et de Patrick Drahi dans le rapprochement des contenus et des tuyaux.

Toutefois, quand, le 27 novembre, le ministère américain de la Justice a annoncé qu’il engageait une action contre le projet de fusion ATT-Warner, il a paru évident à tous les observateurs que cette décision surprenante n’était pas inspirée par la crainte des initiatives de cette autre branche de l’administration qu’est la FCC.

Une décision politique de l’administration américaine

Un autre soupçon s’est fait jour, relayé par les grands médias de la côte Est et aussi par le président d’ATT qui a menacé d’engager une action devant les tribunaux pour s’opposer à l’initiative du ministère de la Justice. Il n’a, en effet, échappé à personne que depuis son élection en novembre 2016, Donald Trump ne cesse d’attaquer CNN par des tweets vengeurs. Il estime que cette chaîne d’information le critique de manière abusive en diffusant ce qu’il appelle des « fake news » et ce que les journalistes de CNN qualifient d’informations dûment vérifiées et donc parfaitement exactes. Entre la Maison-Blanche et CNN, c’est la guerre ouverte.

L’hypothèse a donc été évoquée selon laquelle le ministère de la Justice accepterait le rachat de Warner à condition qu’ATT se sépare de CNN qui pourrait être rachetée par un des amis milliardaires de Trump, ce qui ne manquerait pas d’influencer sa ligne rédactionnelle.

Il est vrai qu’actuellement de grandes manœuvres sont en cours et débouchent sur des changements significatifs de propriété des médias traditionnels. On a appris fin novembre la vente de Time, le prestigieux newsmagazine, le seul d’ailleurs à avoir survécu aux États-Unis. L’acquéreur est un important groupe de presse magazine, Meredith. Toutefois, celui-ci s’est fait aider financièrement, à hauteur de 600 millions de dollars sur un total de 2,4 milliards par la société d’investissement des frères Koch. Ces deux milliardaires ne sont pas des inconnus sur la scène politique. Depuis vingt ans, ils financent très généreusement la droite républicaine et ont favorisé l’élection de nombreux candidats extrémistes, y compris le vice-président Pence. Il n’est guère douteux qu’ils veilleront à ce que l’hebdomadaire, qui diffuse encore deux millions d’exemplaires, ne critique pas leurs positions climato-sceptiques et anti-étatistes.

De même le groupe Sinclair, qui soutient fidèlement le président Trump, s’apprête à prendre le contrôle, avec l’accord de la FCC dominée par les Républicains, de la centaine de stations de radio du groupe Tribune et donc à changer l’orientation politique d’un média influent.

Ce qui rend le débat sur l’éventuel rapprochement ATT-Warner particulièrement important et complexe est le fait que les parties s’affrontent à fronts renversés. Les défenseurs du pluralisme des médias, proches des Démocrates, sont plutôt favorables à cette opération car ils sont convaincus que le géant des télécoms ne cherchera pas à influencer la ligne éditoriale de CNN. En revanche les partisans de Trump, hostiles d’habitude à toute forme de contrôle étatique, invoquent le risque d’une concentration excessive des pouvoirs dans le secteur de l’information et de la production audiovisuelle pour imposer des conditions drastiques à ATT.

On peut regretter que la politisation excessive de ce dossier ne permette pas une réflexion sérieuse sur la question de fond des relations entre les distributeurs, essentiellement les fournisseurs d’accès Internet, et les fournisseurs de programmes, information, fiction, droits sportifs. Une question qui se pose aussi en Europe.

Les concurrents de la Silicon Valley

Nombre d’observateurs, aux États-Unis, ont noté le silence sur l’affaire ATT-Warner des géants de la Silicon Valley, Facebook, Google, Amazon et aussi Netflix qui est le principal concurrent d’HBO, le programme le plus prestigieux de Warner. Ces puissants opérateurs numériques s’intéressent de plus en plus aux contenus. Amazon et Netflix investissent massivement dans la fiction, Facebook envisage d’acheter les droits de manifestations sportives, Google devient un important diffuseur de vidéo grâce à sa filiale YouTube. Ils menacent donc indirectement la position dominante de Warner.

Il est donc possible que le ministère de la Justice s’appuie sur le rejet de la demande d’ATT pour s’attaquer ensuite aux grandes plateformes numériques accusées de limiter la concurrence et, notamment, de monopoliser la publicité sur Internet. Le fait que ces entreprises soient très critiques à l’encontre de Trump, qui ne cesse de rappeler que Jeff Bezos, le patron d’Amazon, possède aussi le Washington Post, ne peut qu’encourager l’administration républicaine à poursuivre son offensive.

Quelle que soit l’issue du conflit entre ATT et le ministère de la Justice, il apparaît nécessaire de procéder à une révision d’ensemble de la régulation de la distribution et de la production des programmes. L’Europe ne pourra pas non plus rester à l’écart de ce débat. Ses consommateurs sont avides des programmes dont les inondent les géants d’outre-Atlantique et les grands opérateurs de télécom de nos pays s’intéressent de plus en plus aux contenus pour fidéliser leurs abonnés et leur apporter des ressources nouvelles.