Cannabis: sortir des impasses edit

22 December 2025

La spirale de meurtres liés aux trafics a pris une ampleur inédite. Pourtant, le cannabis n’obéit pas exactement aux mêmes logiques économico-mafieuses que la cocaïne ou le fentanyl : 70% de la résine provient du Maroc. L’«herbe», qui représente environ un tiers de la consommation, vient d’Espagne, de France et des Pays-Bas. Ces productions agricoles sont souvent artisanales. Avec des saisies record (plus de 87 tonnes sur les deux derniers exercices), sa consommation annuelle est estimée en moyenne à près de 400 tonnes. Elle demeure une porte d’entrée vers d’autres addictions et son commerce, est une plateforme pour des grossistes qui se diversifient vers des marchés autrement plus dangereux : armes, traite, drogues dures.

Le cannabis est devenu un fait social total : il mine des quartiers entiers, immobilise police et justice dans une stratégie d’usure. En France, une consommation « entrée dans les mœurs » avec près de cinq millions d’usagers dans l’année, 900 000 consommateurs quotidiens ; et, chez les jeunes, une prévalence parmi les plus élevées d’Europe. Ce bilan dit l’échec d’une politique qui se veut répressive sans parvenir à être efficace.

S’ajoute un dommage économique. La France affiche un taux d’activité faible : il nous manque jusqu’à deux millions de paires de bras pour rejoindre nos voisins allemands ou nordiques. Une part de ce retrait tient à l’essor d’une économie parallèle estimée récemment à 6,8 milliards d’euros – en triplement depuis 2010 – dont 2,7 milliards pour le seul cannabis. Pour ce dernier, le marché serait davantage tiré par les consommateurs réguliers et les prix. Entre 200 000 et 250 000 personnes tireraient une part significative de leurs revenus des substances illicites, dont environ 10% totalement. Ce sous-emploi d’origine criminelle n’a rien d’un épiphénomène : il installe, dans certains quartiers, un ordre social de substitution où la population, parfois prise en otage, vit au rythme d’une prospérité fausse qui détruit le travail déclaré.

Le problème est aussi sanitaire. Pour ce qui est du cannabis, la teneur moyenne en THC de la résine a plus que doublé depuis 2010 : les effets psychiques — anxiété, dépression, troubles du sommeil — altèrent des milliers de vies. Beaucoup s’auto-médicamentent, faute d’un accès effectif à des soins psychologiques et psychiatriques ; et seuls 1% des usagers passent par des centres médico-sociaux, les CSAPA. Inhalés par cigarette électronique, les cannabinoïdes de synthèse (CS) ont fait l’objet d’alertes récentes d’agences régionales de santé. Ils se lient aux mêmes récepteurs cannabinoïdes que le THC, mais leurs effets sont plus puissants que ceux du cannabis. Les moins de 25 ans sont les plus vulnérables : près d’un sur cinq a consommé dans l’année, et environ 5% des adolescents de 17 ans présentent un risque élevé d’usage problématique. Entre 9 et 25 ans, au moment de l’adolescence, le cerveau humain présente des fragilités liées à sa maturation. Pendant cette période critique de plasticité, les adolescents développent une hypersensibilité aux troubles mentaux (anxiété, dépression, troubles alimentaires, schizophrénie…): 80% de ces troubles émergent à ce moment-là. La propension aux comportements impulsifs et à la prise de risques (accidents de la route, sensations fortes) découle de ce déséquilibre. Les substances psychoactives comme le cannabis ou l’alcool exploitent cette plasticité pour causer des dommages durables, difficiles à réparer, favorisant addictions, dépendances et dysfonctionnements psychiatriques.

Certains modèles de prohibition semblent, à première vue, avoir tenu leur promesse. Au Japon, où la loi sur le cannabis s’adosse à une culture de la honte et de la conformité, à Singapour, où le trafic peut conduire à la peine de mort, moins de 2% des résidents disent avoir touché à une substance illicite dans l’année dans ces pays. Mais c’est au prix d’un appareil répressif que nos démocraties répudieraient. Plus proche de nous, la Suède, avec sa « société sans drogue », combine pénalisation de l’usage, forte mobilisation policière et consensus moral pour afficher l’une des plus faibles prévalences de consommation de cannabis chez les jeunes adultes en Europe ; mais ce succès apparent se paye d’une mortalité par drogues parmi les plus élevées du continent, qui interroge sur l’accès réel aux traitements de substitution et à la réduction des risques. 

L’exemple portugais offre une option praticable mais non sans risques. Depuis 2001, Lisbonne a décriminalisé l’usage – pas le trafic – et orienté immédiatement les consommateurs interpellés vers des commissions de dissuasion (magistrat, soignant, travailleur social), qui statuent en délai rapproché et articulent soins et sanctions administratives. Résultat : désengorgement des tribunaux, recul de la part des détenus pour stupéfiants, dommages sanitaires limités. En France, l’amende forfaitaire délictuelle (AFD) a réduit la pression sur les parquets mais sans infléchir une prévalence élevée. Nos voisins lusitaniens, eux, ont fait du droit un levier de santé publique : le consommateur est d’abord une personne à soigner. En revanche, les peines sont aggravées en cas d’« association criminelle ». Ainsi, le Portugal reste le plus bas sur les usages des 15-34 ans, quand la France détient le record européen d’initiation précoce.

Rien n’interdit de s’inspirer de ce modèle. Chaque année, environ 40 000 usagers de cannabis passent encore en procédure contentieuse (hors AFD), pour des peines de prison marginales. Délester ce flux vers des instances dédiées, dotées d’une palette graduée de réponses (amendes ciblées, travaux d’intérêt général, injonctions et parcours de soins), permettrait de rappeler le droit sans délai et de désaturer la chaîne pénale. Cette doctrine doit sélectionner l’effort : une prise en charge différenciée selon les profils et le comportement de récidive, un investissement massif dans l’offre médico-psychologique, un appui pour les cas graves. Des canaux différenciés avec un bénéfice collatéral qui permet de redéployer du temps policier et judiciaire vers des priorités — violences intrafamiliales, délinquance du quotidien, criminalité organisée.

Une seconde voie, complémentaire, consiste à structurer une filière médicale encadrée. L’expérimentation nationale a fait apparaître un besoin — près de 2 000 patients souffrant de douleurs chroniques ou pathologies lourdes — aujourd’hui capté par le marché noir ou l’import. Une production nationale contrôlée, à usage thérapeutique, ne fera pas disparaître les trafics ; elle peut toutefois tarir une part de leurs revenus, sécuriser des patients et convertir une fraction de l’économie informelle vers l’activité déclarée devenant ainsi source de revenus pour l’Etat. Des territoires en quête de reconversion — la Creuse y a pensé — pourraient en faire un axe de développement. En Italie depuis dix ans, le pari du cannabis thérapeutique a été confié à un acteur singulier : l’armée. A Florence, des militaires en blouse blanche cultivent et transforment deux variétés aux teneurs précisément calibrées entre 5 et 20 % de THC et jusqu’à 12 % de CBD. Les pharmacies ne s’approvisionnent qu’auprès de ce site, l’objectif est de couvrir la moitié de la tonne et demie nécessaire pour ces besoins médicaux spécifiques en réduisant les importations.

Finalement, le système portugais a déplacé la frontière entre le pénal et le médical. Certes, il a amélioré la traçabilité et a désengorgé les tribunaux. Pour autant, la consommation diffuse de cannabis chez l’adulte rappelle qu’aucun modèle ne triomphe sur l’usage ordinaire des drogues. Entre la répression attachée au modèle prohibitionniste et la décriminalisation qui soigne mieux sans tarir complètement la demande, le choix n’est pas celui d’un camp moral contre l’autre, mais d’un compromis lucide entre libertés publiques, santé et sécurité. C’est sans doute là que se joue la maturité d’une politique publique. Pour y parvenir, il faut des consensus scientifiques, une évaluation publique transparente et l’adhésion éclairée de l’opinion. Traiter le cannabis comme un objet de raison publique qui s’inscrit dans une reconfiguration de l’offre des drogues marquée par l’explosion de la cocaïne, voilà l’enjeu. Pour la Mission interministérielle dédiée, cela souligne la nécessité de renforcer l’action publique, tant sur le volet de l’offre que de celui de la demande.

Sources : Ministère de l’Intérieur : service statistique SSMSI décembre 2025 | Observatoire français des drogues et des tendances addictives : synthèse des connaissances, Drug and addictions : key and data 2025 | Observatoire du dispositif Trend : novembre 2025 | Taille des marchés des drogues illicites en France : décembre 2025