La tentation radicale: pourquoi cette fureur? edit

25 avril 2018

Le livre que nous avons codirigé avec Anne Muxel sur la tentation radicale qui gagne une partie de la jeunesse (dont Gérard Grunberg a rendu compte dans ces colonnes) suscite de nombreuses réactions et ce qui frappe au premier abord, c’est la virulence de certaines d’entre elles. Nous avons pourtant écrit sur un ton dépassionné, en rendant compte avant tout de résultats de recherche. Comment expliquer le ton enflammé de certains de nos critiques ?

Leur colère semble alimentée par l’idée que nous aurions conduit une « étude à charge contre l’islam » et que nous aurions cédé aux sirènes de l’idéologie en opposant de manière artificielle une « bonne » religion ou une « bonne » laïcité à une « mauvaise » religion. Pourtant, jamais dans notre ouvrage nous ne nous laissons aller à des jugements moraux ou normatifs, nous avons voulu conduire une étude « froide » d’un phénomène « chaud ». Nous serions bien étonnés que nos détracteurs puissent produire des extraits de notre ouvrage prouvant le contraire (sauf à déformer nos propos, comme l’a fait le chapeau introduisant le papier d’Olivier Roy, dans l’Obs du 12/04/2018, en affirmant à tort que nous avions introduit une question sur le voile dans notre indicateur d’absolutisme religieux). Aussi, pensons-nous que l’idéologie n’est pas de notre côté, mais du côté de ceux qui, au lieu d’opposer éventuellement des résultats de recherche à nos propres résultats, dénoncent à tout va de supposés présupposés idéologiques. Ces présupposés ne sont-ils pas d’abord les leurs et leur acharnement aveugle à nier nos résultats ne tient-il pas simplement au fait qu’ils veulent les sauvegarder coûte que coûte ?

Du matérialisme en sciences sociales

Ces présupposés, quels sont-ils ? Ils peuvent se résumer simplement. Ils reviennent à s’accrocher à l’idée que la radicalité religieuse (quelle que soit la manière dont on la mesure) est d’abord le fruit de circonstances économiques et sociales et seulement très secondairement de facteurs idéologiques. Pourtant, montrer le contraire, comme nous le faisons (pour une part) dans notre enquête n’est pas d’une grande originalité. L’histoire des idées et l’histoire tout court fourmillent d’exemples où l’idéologie a été reine et a orienté fondamentalement le cours des sociétés. En matière religieuse, une référence constante est la fameuse étude de Max Weber sur l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (certes nuancée par les travaux post-wébériens). Considérer qu’il puisse advenir que les croyances religieuses (ou politiques) orientent, dans certaines circonstances historiques, l’ensemble du système de valeurs des individus et parfois même les sociétés dans leur totalité, ne devrait pas paraître comme une insupportable incongruité. Il faut bien sûr en apporter la preuve. Mais de toute façon, jusqu’à présent, nos résultats ne sont pas discutés sur le plan technique (ce que nous regrettons), mais sur un supposé a priori idéologique (que nous nions).

Bien évidemment cette obsession matérialiste est le fruit d’une orientation très déterministe de la sociologie française. Pour ce type de sociologie, les acteurs sociaux sont d’abord le fruit de forces structurelles qui les dépassent et les font agir, ou plutôt simplement réagir. Le passé colonial de la France, les discriminations dont sont objectivement victimes les immigrés et leurs descendants sont également bien sûr un élément de l’équation qui renforce l’idée que les individus issus de ces milieux ne peuvent être compris et étudiés que comme des victimes. Il est probablement idéologiquement et politiquement très difficile à certains d’admettre que des postures radicales et parfois violentes puissent être adoptées par des opprimés, non pas essentiellement en raison de leur oppression économique, mais au nom de valeurs qui ont peu à voir avec elle. Il faut donc retourner la radicalité islamique en son contraire : la fameuse islamisation de la radicalité d’Olivier Roy.

Il faut bien sûr éviter, dans ce type de débat, d’hystériser les positions et de verser soi-même dans des postures qui conduisent à durcir à l’extrême les points de vue. Nous pensons avoir évité ce travers. Notre recherche montre par exemple que les facteurs associés à ce que nous avons appelé l’absolutisme religieux et ceux associés à la justification de la guerre religieuse (« prendre les armes à la main pour défendre sa religion », telle était la question posée dans notre enquête) ne sont pas tout à fait les mêmes. Dans les deux cas, le facteur intrinsèquement religieux joue fortement, mais la justification de la violence religieuse semble associée, pour une large part, à une socialisation à la violence (non religieuse) dans la vie sociale ordinaire. Autrement dit, les choses sont complexes et les facteurs s’entremêlent. Mais nos détracteurs ont refusé, ne serait-ce que d’entrevoir cette complexité, ils repeignent tout en blanc ou en noir. C’est aussi cette vision dichotomique du monde social et de la recherche qui l’analyse que montre le débat sur notre livre. Il est frappant de voir que l’on veut nous entraîner à tout prix sur un terrain idéologique et politique binaire qui n’est pas le nôtre et que nous avons totalement refusé d’emprunter dans cette recherche.

Un autre point est frappant dans le débat ayant entouré notre livre, l’absence de la production d’éléments empiriques contradictoires qui viendraient contester nos résultats. Les critiques, très violentes (certaines au point de remettre en cause notre honnêteté intellectuelle) sont à peu près toutes sur le même mode, celui du dévoilement de ce que seraient nos soi-disant intentions cachées (qui viseraient à discréditer les musulmans). Dans le débat qui nous a réuni pour le Nouveau Magazine littéraire, Olivier Roy est à la limite du complotisme, lorsqu’il déclare que « la connivence des auteurs de l’enquête avec l’administration scolaire est étonnante » et que nous aurions « nourri la critique des sciences sociales comme sciences de l’ordre social ».  

Mais on peut légitimement se demander pourquoi ces collègues, s’ils sont si sûrs de l’inanité de nos résultats, ne nous opposent pas les leurs. Se cantonnent-ils exclusivement à ce registre idéologico-politique ? N’est-ce pas un travers trop fréquent des débats intellectuels en France que d’être d’autant plus virulents et enflammés que leur base empirique est faible ? Nous pensons quant à nous avoir fait notre part de travail sur le plan empirique, et nous aurions préféré faire face à une double contradiction : celle qui nous aurait opposé des résultats différents des nôtres et celle de la critique interne de notre démarche, mais en nous accordant le crédit de l’honnêteté et de la bonne foi et en interrogeant sur le plan technique notre méthode et nos indicateurs. Car bien sûr, notre recherche présente certainement bien des imperfections. Bref, une lecture incisive mais apaisée et débarrassée de l’idéologie du soupçon.

Les enquêtes quantitatives en question

Un aspect très différent des critiques, mais également inquiétant, est la tendance de bon nombre de nos collègues à nier la valeur et l’intérêt pour les sciences sociales des enquêtes quantitatives. Les arguments sont très faibles. Ils reviennent à dire, en gros, soit que les individus ne comprennent pas les questions, soit qu’ils les interprètent différemment de ce que pensent les chercheurs ou en fonction d’idiosyncrasies qui sont toutes personnelles. Mais ce que ne comprennent pas ces collègues, c’est que ces enquêtes dégagent, lorsqu’elles sont concluantes, des régularités statistiques qui mettent à jour des phénomènes sociaux invisibles à l’œil nu. Relisons l’étude sur le suicide de Durkheim (qui bien sûr ne portent pas sur des questions, mais le raisonnement est le même et oppose la régularité statistique à l’interprétation psychologisante). Cela ne veut pas dire que les études qualitatives sont inutiles, bien au contraire. Elles constituent un élément complémentaire indispensable aux enquêtes par questionnaire. Dans notre recherche nous y avons eu recours et cela a enrichi considérablement nos résultats.

D’ailleurs, le type d’étude que nous avons conduite est totalement banal dans les sciences sociales internationales. Il n’y a qu’en France qu’on remet en cause périodiquement la valeur intrinsèque de ces enquêtes. C’est dommage car même si les choses évoluent, trop de thèses en sciences sociales sont encore conduites avec l’idée que réaliser une vingtaine ou une trentaine d’entretiens qualitatifs constitue une base empirique suffisamment solide. Ce n’est malheureusement pas le cas si l’on veut parvenir à des résultats étayés, car de petits échantillons de cette nature, s’ils dégagent souvent une manière interprétative riche, ne permettent de rien prouver.

Finalement, en refusant de reconnaître clairement l’importance de la religion chez les jeunes musulmans, les chercheurs et journalistes qui les présentent exclusivement comme des discriminés et des dominés les privent volontairement d’une part de leur identité qu’ils considèrent eux-mêmes comme très importante, ce qui aboutit à renoncer à les comprendre.