Niveau de vie: qu’apporte l’Europe à ses peuples? edit

14 décembre 2018

Un lecteur de Telos nous a adressé le message suivant :

« Je trouve vos articles fort intéressants. Mais en voyant ce qui se passe ces temps-ci en France et dans d’autres pays de l’Union européenne on est en droit de se poser quelques questions.

Je suis un retraité dont la pension est modeste. J’ai vu depuis 2001 mon pouvoir d’achat diminuer régulièrement ! Autour de moi, hors le cercle de quelques privilégiés, les autres: les jeunes comme les personnes âgées, les femmes seules avec enfants, les employés et ouvriers modestes, toutes ces personnes vivent dans la précarité. Ma propre fille aînée, que j’aide en permanence, est cependant obligée pour nourrir ses enfants d’aller au Secours populaire.

Face à toutes ces difficultés, il nous semble que l’Europe ne nous apporte rien. Et qu’au fond elle n’a jamais rien apporté de positif pour augmenter le niveau de vie des peuples de l’Union. On comprend pourquoi les Britanniques ont voté le Brexit. On a le sentiment que seuls les riches européens profitent des retombées de cette Europe qu’ils tiennent à sauver, évidemment. Mais depuis la création de l’Union européenne l’écart entre les plus riches et les plus pauvres devient abyssal.

Vu de la base, Macron, même s’il a de bonnes intentions, semble tout faire pour sauver l’Europe mais il ne sauve pas son peuple. C’est pour cela que l’on dit : c’est le Président des riches. Et le peuple est dans la rue.

Bref pour le commun des mortels l’Europe apporte plus la misère à chacun que la prospérité pour tous. Alors des thèses fumeuses, comme celles d’Emmanuel Todd, qui proposent l’abandon de l’euro et l’abandon de l’Europe, ces thèses trouvent un véritable écho chez tous ces peuples en souffrance.

Je lirais avec beaucoup d’intérêt une étude critique ou un débat montrant qu’Emmanuel Todd a tort et expliquant que l’Europe et l’euro, au contraire, apportent (ou vont enfin apporter…) le bonheur aux individus pauvres ou modestes de chacun des pays de l’Union. »

Ce texte a l’immense mérite de poser les bonnes questions sur l’Europe. Je ne souhaite pas reprendre « les thèses fumeuses, comme celles d’Emmanuel Todd » mais je voudrais essayer de convaincre notre lecteur qu’il attribue trop de mérites et de torts à l’Europe. Mais il faut commencer par les faits.

Contrairement à ce que l’on croit parfois, depuis sa création, l’Europe a contribué à la prospérité des citoyens. C’est en tout cas ce que montre une rapide comparaison avec des pays comparables. D’après la Banque mondiale, entre 1970 et 2016, le revenu par habitant a été multiplié par 2,3 au sein de l’Union Européenne, tout comme aux États-Unis, mais mieux qu’en Australie (2,0) et au Canada (2,1) pour comparer avec des grands pays qui sont considérés comme des succès économiques. Ceci, bien sûr, concerne le revenu moyen, pas nécessairement ce que reçoivent les uns ou les autres.

Il est donc intéressant de regarder ce qui s’est passé du côté de la distribution de ce revenu. Un organisme universitaire, piloté par des Français dont Thomas Piketty, publie tous les ans le Rapport sur les inégalités mondiales. Le dernier rapport contient la figure ci-dessous, qui montre la part du revenu national que reçoivent les 10% des ménages les plus aisés. On voit qu’en Europe, cette part a augmenté entre 1980 et 2016, mais beaucoup moins qu’ailleurs.

Le même rapport regarde de plus près ce qui s’est passé en Europe et aux États-Unis. La figure qui suit compare la part des revenus des très riches (les 1% des revenus les plus élevés) et celle des 50% les moins riches. Entre 1980 et 2016, en Europe, les plus riches ont capté 2% de plus du revenu national alors que la part des 50% les moins riches a reculé de 2%. Aux États-Unis, c’est un changement radical qui a eu lieu. Tout cela montre que les inégalités se sont aggravées, mais très légèrement en Europe. Dire que l’écart que l’écart est devenu « abyssal » est donc inexact.

 

Bien sûr, tout le monde n’est pas logé à la même enseigne parmi les 50% du bas de l’échelle. Des ménages ont fait beaucoup mieux, d’autres beaucoup plus mal. Les circonstances individuelles jouent un rôle important, mais alors il ne s’agit pas d’une évolution systématique. On ne peut tout simplement pas affirmer que l’Europe est une machine à exploiter les pauvres au profit des riches. Au contraire, l’Europe est sans doute la région la plus égalitaire au monde.

Au-delà de ces résultats, il est important de bien comprendre à quoi sert l’Europe. Sur le plan économique, son objectif premier est d’assurer le maximum de croissance possible. Elle n’y réussit pas toujours, comme on l’a vu entre 2010 et 2015 avec l’accent mis sur l’austérité, mais le marché unique a été construit pour exploiter au mieux les ressources humaines et financières, et tout indique que c’est un succès. Par contre, la distribution des revenus n’est pas la tâche de l’Europe. Certes il existe un tout petit budget commun (moins de 1% du PIB), qui est consacré à réduire les écarts de revenus entre les régions (pas les pays), mais l’ensemble des pays membres ne veulent pas accroître ce budget. Les traités européens maintiennent très explicitement la question de la distribution des revenus dans les compétences nationales. Les inégalités de revenus ne sont donc pas de la responsabilité de l’Europe.

C’est bien ce que l’on observe. D’après la Banque mondiale, entre 2010 et 2015, en France, le revenu moyen des 40% les moins riches s’est accru de 0,74% par an, contre 0,21% pour l’ensemble de la population. Autrement dit, l’inégalité a (un tout petit peu) reculé. En Allemagne, par contre, elle a augmenté. Les 40% les moins riches ont vu leur revenu moyen baisser de 0,18% par an alors que l’ensemble de la population a vu son revenu moyen augmenter de 0,59%. Cet exemple illustre que la distribution est bien une affaire nationale. Clairement, ce n’est pas la faute de l’Europe.

Il est peut-être utile de rappeler comment fonctionne l’Europe. Son budget est minimal, on l’a vu. Quant au partage des responsabilités, il existe trois catégories. La première est celle des compétences entièrement cédées à l’Union européenne : elles concernent essentiellement le commerce international et la concurrence, en plus de l’euro pour les pays qui ont choisi d’y participer. Viennent ensuite les compétences partagées, pour lesquelles la Commission fait des propositions qui doivent ensuite être approuvées par les États-membres. La liste comprend entre autres l’agriculture et la pêche, la protection des consommateurs, les transports, l’énergie, ou l’environnement. Il y a enfin les domaines qui relèvent de la compétence de chaque pays, tous ceux qui ne sont pas explicitement inclus dans les deux catégories précédentes. Blâmer l’Europe de ce qui n’est pas de sa compétence exclusive est tout simplement injuste.

C’est là que l’on arrive à un aspect désolant de la construction européenne. Par commodité, les gouvernements, et d’ailleurs tous les responsables politiques ou presque, ont pris l’habitude détestable de se défausser sur l’Europe quand quelque chose ne va pas. C’est peut-être politiquement habile, mais petit à petit ça nourrit l’impression erronée que l’Europe est responsable de tous nos maux, alors que ce sont les gouvernements qui ne font pas leur travail.

Pour conclure ce bref exposé, qui n’épuise pas le débat mais tente de contribuer à en poser les bases, l’Europe fonctionne plutôt bien et profite à l’ensemble des citoyens. Sauver l’Europe n’est pas seulement dans l’intérêt de quelques-uns, mais de tous. C’est essentiel pour préserver une construction unique au monde. Cette construction est compliquée, probablement plus qu’elle ne devrait l’être. Elle peut être améliorée, sans aucun doute. Mais l’essentiel dont la plupart des gens se plaignent fait partie du domaine de compétence nationale. Blâmez votre président ou votre député, pas l’Europe.